avant-propos

manières de faire

Il faut sans doute dire de la grève, de la manifestation, du zap ou du sit in ce que Marcel Mauss disait de la nage, du sommeil, de la marche ou du sexe : il s’agit de techniques, tout simplement. C’est le pari de ce dossier. Il tient en quatre mots.

Art. Penser les techniques de contestation comme telles, c’est d’abord y reconnaître un art, et faire quelque chose de l’ambiguïté d’un terme qui renvoie simultanément au travail et à la création. Car contester est bien un travail : autrefois, ce sont les non-grévistes qu’on appelait fainéants. Un travail qui peut d’ailleurs être fort laborieux : voir les grincements des dispositifs de délibération dans les forums sociaux européens (Isabelle Sommier, p.48). Un travail qui n’a cependant rien à envier à celui des professionnels : s’il n’y a aucune raison de mépriser ceux qui ont fait de la politique un métier, faut-il pour autant leur laisser le monopole de la production politique ? Mais aborder les pratiques de mobilisation comme un art, c’est aussi leur reconnaître une dimension esthétique : voir cet « artivisme » dont l’altermondialisme est devenu la scène et le laboratoire (Jade Lindgaard, p.30 ; John Jordan, p.34). On pourra alors en faire une critique, littéralement, qui ne serait plus un jugement en surplomb, mais une manière d’admirer.

Usage. Car penser les techniques de contestation comme telles, cela suppose de prêter une attention d’amoureux à leurs usages, sans lesquels elles resteraient inertes, pur capital au sens marxiste du terme (travail mort), ou art réduit à son répertoire, attendant interprétation et improvisation pour se mettre à vivre (entretien avec Charles Tilly, p.21). C’est entourer la maladresse d’égards, pas seulement pour s’en émouvoir de haut, depuis la position de celui qui sait et qui aurait fait mieux, mais au contraire en empathie, dans la conscience qu’une technique de protestation, à tout moment, peut se retourner contre ses usagers. C’est aussi, à rebours, apprendre à savourer la beauté d’un mouvement, à saluer des virtuoses. Posture d’esthète ? Volonté de savoir, plutôt : les techniques de contestation restent inintelligibles si on ne les observe pas avec une précision d’ethnographe, en suivant le geste qui les anime, et qu’elles contraignent en retour. Il y a là toute une techno-logie à faire, ou à retrouver (Stany Grelet, p.15).

Échanges. Celle-ci n’aurait cependant pas de sens sans le chemin inverse : les techniques de contestation attendent un savoir qui parte des pratiques, soit, mais dont il serait bon qu’il y retourne. Non pas sous la forme d’un art de la guerre ou d’un manuel militant : ceux-ci existent déjà. D’autant qu’il ne suffit sans doute pas de coucher sur le papier le mode d’emploi des techniques de protestation pour que celles-ci deviennent disponibles et utilisables. Il ne s’agit pas ici de mettre à plat la gamme des instruments de lutte pour que chacun se les approprie : c’est au contraire quand elle passe d’un groupe à l’autre qu’une technique se donne pleinement à voir. Act Up vient tout droit de New York ; Droit Au Logement a repris, sans forcément le savoir, les méthodes d’investissement d’immeubles élaborées par Georges Cochon au début du XXe siècle ; Ta’ayush (association pacifiste israélo-palestinienne) avait contacté l’ANC pour savoir comment diffuser sa cause à l’intérieur d’une société divisée, etc. Il fallait donc observer la manière dont les techniques de contestation circulent, c’est-à-dire la manière dont elles passent les frontières géographiques (Philippe Mangeot, p.52), la manière dont elles s’affranchissent, ou non, des traditions militantes (table ronde, p.23), la manière aussi dont les échanges avec la puissance publique, imposés par la loi ou par les usages, finissent par tisser des techniques emmêlées (Fabien jobard, p.46).

Effets. Mais ni un amour de l’art, ni une attention aux usages, ni une volonté de contribuer aux échanges ne permettront d’esquiver la question qui se pose dès qu’on emploie le mot « technique » : celle de l’efficacité. L’idée de ce dossier part aussi d’une jalousie (à voir Karl Rove aux États-Unis ou José Dirceu au Brésil, on a le sentiment — juste ou erroné —, que les savoir-faire sont mieux affûtés en matière de politique électorale qu’en politique contestataire), et d’un souci (des registres traditionnels de mobilisation — comme la grève ou la manifestation — ne « marcheraient » plus aussi bien qu’avant). Or il se trouve que les mobilisations les plus inventives techniquement sont aussi celles qui tournent le plus délibérément le dos aux deux formes traditionnelles de l’efficacité politique : le nombre et l’État. Paradoxe d’une politique des minorités, qui invente de nouvelles formes sans aucun souci du nombre, sans aucune mélancolie des « grandes mobilisations d’autrefois » (Pierre Zaoui, p.42). Paradoxe d’un altermondialisme, qui veut le monde, mais pas le pouvoir (Joseph Confavreux, p.38). Faut-il s’en accabler ? Peut-être pas. Ce glissement his­torique, du bel ordonnancement des fins au joyeux tintamarre des moyens, est une invitation à différer la question « Que voulez-vous ? », toujours un peu agressive, au profit d’une autre, dont l’anglais dit bien la tendresse : « Comment faites-­vous ? », « How do you do ? ». Acceptons-la.

Post-scriptum

Dossier coordonné par Joseph Confavreux