échanges de bons procédés table ronde, avec Marie-Claire Cailletaud (CGT), François Labroille (FSU), Jérôme Martin (Act Up), Emmanuelle Mercier (APF) et Jérôme Tisserand (CIP-IdF)

Les registres de mobilisation sont-ils déterminés par la structure des organisations qui les initient ? Plus ou moins grosses, plus ou moins anciennes, plus ou moins reconnues par les pouvoirs publics, chacune dispose d’un répertoire de lutte spécifique, dont les évolutions engendrent innovations et tiraillements, adhésions et tensions. Qu’est-ce que les mobilisations apprennent ou ignorent les unes des autres ? Y a-t-il des emprunts mutuels ? Des zones de contact dangereuses à franchir ? Une ronde de réponses en compagnie de cinq interlocuteurs : une déléguée CGT, un ancien dirigeant de la FSU, le président d’Act Up-Paris, une représentante de l’Association des Paralysés de France et un membre de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France.

Une table ronde organisée par Joseph Confavreux, Philippe Mangeot & Brigitte Tijou.

Les répertoires de la contestation

Jérôme Martin, Act Up-Paris. Act Up dispose d’un répertoire d’actions relativement stable. La plupart ont été empruntées aux méthodes activistes américaines, et en ont gardé le nom — nos actions sont des zaps ; le die in consiste à se coucher sur le sol pour bloquer un passage, tout en figurant symboliquement les morts du sida, etc. Si Act Up est devenue une référence dans le champ de la contestation en France, c’est parce que nous avons été parmi les premiers, à la fin des années 1980, à importer ces techniques qui n’avaient pas cours à l’époque.

La question de la visibilité est au coeur de toutes nos actions. Il s’agit d’imposer une autre image des malades, et de faire en sorte qu’elle soit répercutée, alors que nous étions et sommes restés peu nombreux. Cela suppose une dramaturgie, un usage des corps, qui permettent de nous identifier immédiatement : d’où l’attention que nous portons à la cohérence graphique, à nos « uniformes » (les T-shirts aux triangles roses, etc.).

Si l’action publique constitue la part la plus visible de notre activité, elle ne fait pourtant pas de nous une simple association d’agit-prop : à l’exception des zaps de pure colère, toutes les actions d’Act Up s’inscrivent dans une double stratégie de lobby sur nos interlocuteurs et d’information en direction des personnes atteintes.

À partir de là, on peut tenter d’établir une typologie. Il y a des actions qui sont de l’ordre de l’obstruction : bloquer des issues, de sorte qu’on est obligé pour passer de nous marcher dessus, ce qui est symboliquement déplorable pour des personnes en charge de la lutte contre le sida. Ou encore, avec ce que nous appelons des zaps phone/fax, bloquer les standards téléphoniques en pratiquant, à un moment donné, un harcèlement qui nous permet de monter en hiérarchie, les secrétaires excédé(e)s finissant par nous passer ceux qu’elles étaient censées protéger. C’est une manière économique d’accélérer, par exemple, la signature d’un décret administratif, ou de résoudre un cas particulier. Il y a des actions d’intrusion, d’interruption, et des actions d’occupation (même si nous savons bien mieux interrompre qu’occuper). Il y a enfin les actions strictement symboliques : s’en prendre à un établissement, sans confrontation directe avec quiconque, mais pour créer une image. C’est ce que nous avons fait récemment, en jetant du faux sang sur l’Élysée — ce qui nous a valu l’arrestation et le jugement de huit militants, mais aussi une très forte médiatisation.

Marie-Claire Cailletaud, Fédération nationale des mines et de l’énergie CGT (FNME-CGT). Au printemps 2004, la Fédération Énergie de la CGT a lutté contre le projet de loi sur la transformation des entreprises EDF-GDF en Sociétés Anonymes. Pour les agents EDF, l’enjeu était très fort, en termes de statut, et en termes de conception du service public. Le mouvement a commencé au mois d’avril, il y a eu des jours avec 80% de grévistes, des manifestations de 80000 personnes ; mais la médiatisation ne s’est véritablement faite que quand les électriciens ont coupé la gare Saint-Lazare.

Cette action s’inscrivait dans une série qui tranchait avec les méthodes auxquelles on associe spontanément la CGT. Quand le conflit a débuté, 1995 pesait dans toutes les têtes. À EDF, beaucoup des grévistes avaient été sanctionnés, certains avaient dû souscrire des prêts pour pouvoir passer la période, le mouvement avait donc été coûteux et il avait perdu — le gouvernement était passé en force. Pour les gens, il fallait donc cette fois faire payer la boîte en déboursant le moins possible. Il y avait aussi le précédent de France Télécom : nous avions le sentiment que le mouvement n’était pas parvenu à intéresser au-delà de l’entreprise ; nous devions donc avoir l’opinion publique avec nous.

À EDF, les modes d’action diffèrent selon les métiers. Ceux qui travaillent à la production ont les moyens de baisser la charge : l’incidence peut être considérable, puisque l’électricité ne se stockant pas, tout se casse la figure quand la consommation excède la production. Ceux qui occupent les postes de transformation peuvent couper l’électricité. Et puis il y a les gens de la distribution qui vont voir les abonnés. Ce sont eux qui ont imaginé les opérations « Robin des bois », qui consistaient à remettre le courant aux plus démunis. Pour eux, c’était un moment très important : dans les cités, ils étaient habitués à se faire recevoir à coups de pierre, parce qu’ils venaient couper. Or voilà qu’ils y allaient la tête haute, pour remettre les gens en gratuité. Il y a eu également les opérations dites « vitales », où l’on passait les hôpitaux en gratuité. Ou les actions de démontage des compteurs des députés qui avaient dit ouvertement qu’ils allaient voter la loi.

Mais nous pouvions aussi mettre la France dans le noir. Pendant tout le conflit, nous en avons discuté. C’était à double tranchant : cela pouvait faire basculer le mouvement en retournant l’opinion contre nous — imaginez une contre-manifestation des propriétaires de congélateurs ! De ce point de vue, l’action de la gare Saint-Lazare a été à la fois la plus spectaculaire et la plus compliquée pour nous. Elle a fragilisé l’unité syndicale : des fédérations ont contesté ce mode de protestation, en disant qu’il n’était pas légitime d’embêter les gens qui allaient travailler — tous ces discours sur la « prise en otage des usagers » qu’on entend si souvent, et qui peuvent infuser jusque parmi nous. Nous avons donc revendiqué cette action, en disant qu’il ne fallait pas que cela se reproduise. Je ne sais pas si ce choix était le bon : après tout, la loi est passée.

Emmanuelle Mercier, Association des Paralysés de France (APF). L’APF est une vieille dame, mais elle est toute jeune à propos des formes d’action qui jouent sur le rapport de force, en parallèle avec un travail de sensibilisation ou de lobbying institutionnel. Historiquement, elle s’inscrit dans une culture de l’entraide, de la défense des droits mais aussi de la charité. Elle a été fondée dans les années 1930 par des personnes handicapées, qui ont élaboré des réseaux de solidarité, créé des centres de vacances, puis des structures médico-sociales. Son rôle de gestionnaire de structure a progressivement pris le dessus, et la vie associative des délégations a perdu de sa force : l’investissement des adhérents a été petit à petit remplacé par une gestion plus professionnelle.

Il y a cinq ans, une réforme interne a donc été engagée pour que les adhérents reprennent les choses en main, en termes de responsabilité politique. Or nos modes de fonctionnement s’en sont trouvés déstabilisés. Les personnes handicapées qui souhaitent s’y investir ne sont pas forcément celles qui étaient présentes auparavant — des gens dépendants, en quête de réconfort ou d’activités. Voilà qu’arrivent des gens qui viennent chercher un engagement politique sur la cause du handicap. Certains d’entre eux ont des handicaps acquis, et ont milité dans d’autres champs. Quand ils arrivent à l’APF, ils trouvent une association dont la culture militante et revendicative leur semble pauvre. Il y a aussi des gens handicapés de naissance qui prennent appui sur la réforme pour formuler un discours critique vis-à-vis d’une association qu’ils considèrent parfois comme trop frileuse, engagée depuis des années dans un lobbying institutionnel dont les résultats ne sont pas à la hauteur de leurs attentes.

Quand je vous entends parler d’une crise de certaines formes de contestation, je me dis que nous sommes décidément novices. Nous avons été très heureux, en 1999, de faire une grande manifestation nationale. Mais faire venir en nombre des personnes handicapées sur Paris coûte cher : cela suppose un transport spécialisé, un(e) auxiliaire de vie par personne, une infrastructure lourde (des toilettes adaptées sur le parcours de la manif par exemple). Il y a donc à la fois un souvenir merveilleux — on a trouvé la force d’aller dans la rue, on a donné une autre image que celle qui joue sur la corde caritative — et le sentiment qu’il faut trouver des formes plus légères. L’APF organise par exemple les « chantiers de l’accessibilité » : une opération annuelle, dotée d’une communication unique, mais déclinée localement en des « actions coup de poing » menées par 15-20 personnes. On a ainsi vu des personnes en fauteuil tenter de prendre en groupe un transport en commun non accessible, qui se retrouve donc bloqué de facto ; ou des opérations de bâchage de voitures de personnes non handicapées sur des places réservées (une personne valide se gare, on bâche la voiture, on filme l’action, la personne est bloquée dans son véhicule, on la libère, on se fait insulter, mais elle a du mal à continuer à s’énerver devant des personnes en fauteuil).

Aujourd’hui, cette opération pose question : la communication est nationale, certains peinent parfois à se l’approprier. Beaucoup en viennent donc à dire qu’ils n’ont plus envie que l’initiative vienne « d’en haut », qu’ils veulent inventer leurs propres modes d’action. En même temps, l’organisation nationale garantit un impact politique et médiatique plus fort. On est donc au cœur de cette période à la fois passionnante et tourmentée. Et dans ce cheminement, nous cherchons tous azimuts des inspirations.

Jérôme Tisserand, Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France. La Coordination d’Île-de-France est le fruit d’un mouvement, l’une de ses composantes, mais elle est aussi largement à l’initiative des formes qu’a prises aujourd’hui ce mouvement. Puisque nous parlons de techniques, il faut commencer par le plus important : le principe d’occupation d’un lieu public, qui est le socle à partir duquel le collectif lui-même s’élabore. Il faut bien sûr des gens pour initier une action d’occupation, mais le collectif se construit dans le temps de l’occupation. Pour nous, tout commence au printemps 2003 avec l’occupation — largement négociée — du Théâtre de la Colline à Paris. Le 26 juin, le protocole Unedic est signé, et mille personnes déboulent à une AG. Le lendemain matin, nous occupons la Grande Halle de la Villette, puis la salle Olympe de Gouges où nous restons tout l’été.
L’énergie et l’unité du mouvement viennent donc de cette technique initiale : un usage collectif de l’espace public. L’intitulé que nous nous sommes donné, « Intermittents et Précaires », a également beaucoup joué : dans l’intermittence du spectacle, il y a 650 métiers. C’est à partir de la définition de l’intermittence comme pratique d’emploi et non comme statut d’artiste ou de « professionnel de la profession » que nous avons pu sortir d’une série d’assignations inextricables (artiste/pas artiste, vrai ou faux professionnel, etc.). En région, les actions de blocage ont conduit à l’annulation en chaîne des festivals. À Paris, nous étions moins exposés à ce qui a pu être vécu comme un déchirement : la grève. L’affaire était plus simple : une AG, 800 personnes, 15 départs en actions — piquets, blocages de tournages, occupations de ministères, etc. Nous ne partions pas d’une culture d’action préalable, nous disposions moins de techniques que d’un sens pratique. On est aussi passé très vite à des actions de type zaps d’Act Up.

La deuxième phase de la coordination a été son inscription dans la durée par un travail de structuration interne avec un noyau dur d’une centaine de personnes. Cette structuration s’est faite autour d’une multiplicité d’objets et d’actions : la proposition d’un nouveau modèle d’indemnisation-chômage pour les salariés à l’emploi discontinu, dont l’élaboration a démarré dès le 28 juin 2003 ; une série d’actions dirigées contre le gouvernement et les syndicats à l’origine de la réforme, ainsi que des actions de perturbation à fort impact dans l’espace public, comme l’intervention au journal télévisé de France 2 et tout récemment le 7/9 de France Inter. Parallèlement, un travail institutionnel inédit a été effectué, avec la création du Comité de suivi (rassemblant les coordinations, les syndicats en lutte contre le protocole et des parlementaires de tous bords) qui a abouti au dépôt, le 2 mars dernier, d’une proposition de projet de loi à l’Assemblée Nationale.

François Labroille, Syndicat National des Enseignements du Second Degré / Fédération Syndicale Unitaire (SNES-FSU) Mon expérience — celle du syndicalisme enseignant — procède d’une double donne : la communauté enseignante se caractérise par une forte homogénéité professionnelle (on est loin des 650 métiers de l’intermittence), et par une immense dispersion des lieux de travail (60000 écoles, 4500 collèges, 1200 lycées). Dans ce cadre, des formes ont été codifiées : face au problème de la dispersion, la grève de 24 heures sur un appel centralisé par les organisations syndicales permet une synchronisation des mobilisations sur des lieux très dispersés. Dans l’Éducation Nationale, il est impossible de décider en AG de ce qu’on fait le lendemain — le problème restant toujours la gestion de la durée. Ces formes classiques grèves/manifs ont longtemps fonctionné, mais elles ont énormément vieilli au cours des années 1990.

De ce point de vue, les conflits de 1989 et de 1995 ont été emblématiques. En 1989, le mouvement enseignant succède à ceux des infirmières et des agents des impôts : il y a donc un effet en chaîne sur la question des métiers du social dans la fonction publique. La mobilisation culmine avec une manifestation nationale puissante en mars, les formes en sont classiques, mais 1989 préfigure les thèmes de la décennie suivante : la question de savoir comment bloquer la machine devient un thème de réflexion constant, avec toujours l’idée — ou l’illusion, selon les points de vue — qu’il doit y avoir une forme-miracle qui va tout bloquer, et donc tout résoudre. Évidemment cette forme pure n’arrive jamais, même si on s’en approche à certains moments effectivement miraculeux — ceux où la mobilisation collective acquiert une espèce de force irrésistible.

Ce fut le cas en 1995. Ce grand moment de conflit, où les enseignants sont très engagés, est marqué par l’émergence de nouveaux mouvements — Act Up, les mouvements des « sans » (l’occupation de la rue du Dragon par le DAL date de décembre 1994, etc.). La rencontre entre des formes classiques de mobilisation syndicale et ces formes nouvelles ne se fait pas facilement, elle n’est d’ailleurs pas complètement accomplie, mais elle crée une effervescence qui vient perturber et régénérer la réflexion sur les formes, notamment avec le développement de grèves reconductibles. L’expérience de 2003 m’a semblée très intéressante, même si son échec a été vécu de façon traumatique. Le conflit de 2000 avec Allègre avait mis en mouvement beaucoup de gens, tous les ressorts d’indignation avaient joué face aux insultes du ministre, mais la rencontre avec l’opinion publique ne s’était pas faite. La mobilisation de 2003, au contraire, rencontre bien plus que ce qu’on a appelé une « procuration » de la part du privé : des valeurs universelles. Le mouvement portait sur les retraites — c’est-à-dire sur ces questions de rapport entre les générations qui sont, d’une certaine manière, au cœur de la pratique enseignante — et sur la décentralisation — c’est-à-dire sur les questions d’égalité d’accès à l’Éducation. Il est significatif que la montée de la grève ait épousé la carte des établissements les plus exposés à la crise sociale, et dont les enseignants étaient les plus susceptibles de parler à tous. Et c’est chez eux que s’est déployée une inventivité dans les formes, qui dépasse complètement ce que le cadre syndical plus central aurait pu penser ou proposer. Alors que le syndicalisme enseignant est, historiquement, très autarcique, des liens transversaux ont été tissés avec d’autres groupes. Alors qu’on avait cent fois essayé de copier sans beaucoup de succès des formes d’animation, les manifestations sont devenues festives, et cela allait de soi. Ni la transversalité des luttes ni l’invention des formes ne se décrètent ; mais quand la mobilisation d’une profession porte des valeurs qui parlent à la société tout entière, alors survient du transversal, et les formes nouvelles d’expression apparaissent.

Le poids de l’opinion

Jérôme Martin Je pense comme François Labroille qu’un mouvement qui marche est celui qui réussit à articuler une question particulière et un enjeu universel. Mais je ne crois pas que cette articulation passe nécessairement par l’adhésion de « l’opinion ». Quand Act Up parle du point de vue des pédés, des gouines, des putes, des prisonniers, des toxicos, etc., nous savons que cela ne nous gagnera pas la sympathie de l’opinion publique, mais cela ne rend pas notre combat moins universel pour autant. Dans nos actions, la question de l’opinion publique compte moins que celle du rapport au pouvoir. Ce décalage n’a sans doute jamais été aussi clair que quand le président d’Act Up, au beau milieu du Sidaction 1996, provoque un scandale en parlant de la France comme d’un « pays de merde », parce qu’on y expulse des personnes malades.

François Labroille L’hostilité momentanée que vous avez suscitée se paie à terme d’un capital de sympathie considérable. Le rapport au temps n’est pas exactement le même dans un conflit classique, avec un employeur ou avec le gouvernement : le dénouement est une échéance courte, et la question de savoir où bascule l’opinion publique est cruciale. Quand j’ai vu que les électriciens avaient coupé la gare Saint-Lazare, j’ai eu le sentiment, sans avoir de conviction arrêtée, qu’un risque énorme avait été pris. Dans le secteur de l’enseignement, nous avons d’ailleurs été confrontés à des questions analogues avec l’hypothèse de la grève du baccalauréat.

Marie-Claire Cailletaud Le problème est toujours de savoir qui va pâtir d’une action. L’idéal serait bien sûr de couper l’Élysée, mais ça, on ne peut pas. Par ailleurs, jusqu’au dernier conflit, nous n’avions aucune maîtrise sur les impacts d’une baisse de charge. Les militants pouvaient faire baisser la production dans une centrale, seule la direction disposait d’une vision nationale du dispatching production/consommation : elle pouvait donc choisir de préserver tel gros client et couper une ville entière, ce qui pouvait se retourner contre nous. C’est d’ailleurs pourquoi, dans les négociations qui ont suivi, l’un des enjeux a été d’obtenir qu’un syndicaliste soit présent dans le dispatching national.

Emmanuelle Mercier Dans le cas du handicap, la question de l’opinion publique ne recoupe pas entièrement celle des rapports de forces avec les pouvoirs. Les personnes handicapées considèrent que le public, du fait de ses représentations négatives du handicap, participe à leur exclusion. Travailler sur l’opinion, c’est donc chercher à se mettre en scène d’une façon digne et intelligible, pour faire évoluer les représentations. Des corps cassés, « monstrueux », qui de plus sont loin d’être nantis et parlent d’argent, d’accès au monde ordinaire, à l’école, au travail — comment va-t-on pouvoir se mettre en scène pour positiver cette image ?

Les risques de l’action

Marie-Claire Cailletaud Je suis toujours impressionnée par les grévistes qui restent un mois sans salaire — et étonnée quand des gens semblent découvrir que quand on fait grève, on n’est pas payé ! Mais les actions de désobéissance — qui sont hors la loi — peuvent aussi avoir des conséquences graves : les gens risquent la mise à pied immédiate. Cela a d’ailleurs été le cas en 1995. Dès le début du mouvement du printemps 2004, nous avons donc décidé que le syndicat revendiquerait toutes les actions dont le principe aurait été adopté à la majorité par les AG du personnel. Jusqu’alors, les coupures s’étaient faites de manière très discrète. Désormais, les actions devaient être décidées collectivement et menées à visage découvert — dans la majorité des cas, elles sont donc exécutées par des gens couverts par un mandat syndical.

Jérôme Martin Nous avons longtemps négligé le risque d’interpellation judiciaire : les deux gardes à vue successives dont ont récemment fait l’objet des militants d’Act Up (à l’occasion de zaps contre l’Élysée et contre le siège de l’UMP) constituent un tournant dont nous allons devoir prendre la mesure. Car Act Up a bénéficié d’une longue histoire d’impunité : pour ceux auxquels nous nous attaquons, il n’est pas très rentable de s’en prendre publiquement à des malades du sida. Les chômeurs ou le DAL auraient fait certaines de nos actions, ils n’auraient pas bénéficié de la même clémence... Mais je suis persuadé que les handicapés bénéficieraient de ce type d’impunité.

Emmanuelle Mercier J’en suis moi-même convaincue : les CRS n’oseraient pas taper sur une personne en fauteuil. C’était évident en septembre dernier lors de notre manifestation régionale à l’occasion du passage en deuxième lecture à l’Assemblée de la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » : des personnes en fauteuil s’approchaient très près des CRS, les touchaient presque. Et les CRS ne savaient tout simplement plus quoi faire.

Marie-Claire Cailletaud Nous devrions faire des manifestations ensemble...

Tensions internes

Emmanuelle Mercier Cette action a mis en évidence certaines contradictions qui traversent aujourd’hui l’APF. À la différence d’autres associations, PAPE s’est mobilisée dans le travail d’amendement de la loi. Mais en parallèle, elle voulait manifester la forte présence des personnes handicapées dans le suivi des débats. Une action relativement festive avait donc été organisée devant le Sénat, elle a déplu à certains adhérents très critiques à l’égard de cette loi. Il y avait donc d’un côté les adhérents qui disaient « on n’est pas là pour faire les guignols ; on entend peser dans le rapport de force » ; et de l’autre, le Conseil d’Administration, qui voulait juste « témoigner d’une présence vigilante des personnes handicapées ». Je ressens parfois un paradoxe entre le fait que l’association encourage des aspirations militantes plus agressives et sa crainte de perdre une légitimité acquise auprès des pouvoirs publics. Elle redoute en outre qu’une radicalisation de ses modes d’action ne conduise à une perte d’adhérents qui ne s’y reconnaîtraient plus. Une partie du débat interne est ainsi structurée par la question du rapport entre majorité et minorité. Que ce débat soit né d’un souci de démocratisation de l’association est intéressant : redonner une légitimité locale dans une association très centralisée, c’est changer d’échelle et donc de formes d’action ; repenser la possibilité de travailler à plusieurs dizaines plutôt qu’à plusieurs milliers.

Marie-Claire Cailletaud Pour le dernier conflit, notre volonté était de placer les agents eux-mêmes au centre de la décision d’action. Cela a libéré une inventivité extraordinaire. Il y a eu des « opérations dératisation » : les souris des ordinateurs étaient débranchées, les gens ne pouvaient plus travailler ; ou bien on envoyait l’ensemble des clés des véhicules aux directions. Mais inversement, on a pu nous reprocher de ne pas donner de directives précises. Les gens ont toujours en tête l’idée de délégation, de manifestation nationale, qui permet de montrer sa force tous ensemble — ce qui est également indispensable. Il y a eu de toute évidence une diversification des modes d’action — ce qui ne veut pas nécessairement dire radicalisation.

Jérôme Tisserand À la différence d’autres mouvements, le lien entre coordination et syndicats dans le cadre du conflit des intermittents a pu fonctionner. Mais la question des modes d’action a pu faire discussion : la critique de la CGT vis-à-vis des coordinations porte souvent sur l’idée que les actions y sont groupusculaires. De fait, la coordination a validé en AG l’idée que des actions pouvaient être préparées confidentiellement et par de très petits groupes. C’est aussi une question de confiance. Mais c’est un risque que nous pouvons prendre, contrairement peut-être à une organisation syndicale. Tout dépend donc des formes d’organisation.

François Labroille Sortir du principe majoritaire a quelque chose d’assez jouissif. Mais cela n’est pas sans risques. Je suis prof à Paris. En 2003, j’ai vu des collègues venir des bahuts voisins pour essayer de nous faire faire la grève du bac. Ils n’étaient plus dans leurs lycées depuis un mois. Dans tout mouvement, il y a une accélération de vie personnelle, cette tentation du décrochage. Or nous étions très majoritaires à ne pas vouloir faire la grève du bac. La conduite d’un mouvement majoritaire est assez épuisante, puisqu’il faut fonctionner au consensus ; mais elle a l’avantage de la sécurité collective. De l’extérieur, je peux comprendre cette jubilation d’être défait de la contrainte majoritaire ; mais en même temps j’en vois les limites. Pour ces collègues qui faisaient la tournée des établissements, la prise de risque individuelle a été importante. Quand le mouvement est retombé, c’est d’ailleurs pour eux que le traumatisme a été très fort. Mais la force du mouvement de 2003 était pour l’essentiel ailleurs, dans un mouvement à la fois très représentatif des professions de l’Éducation Nationale et très en lien avec d’autres secteurs et l’opinion publique. L’idéal serait de pouvoir marier efficacité majoritaire et inventivité minoritaire.

La diffusion des techniques

Jérôme Tisserand Plus que d’apprentissages ou de transmission, il faut penser en termes de pillage, de réappropriation dans l’urgence d’une lutte. Dans la coordination, certains avaient participé aux luttes des chômeurs, d’autres venaient d’Act Up, et sont venus avec leur savoir-faire, sans qu’il y ait pour autant formation. On pourrait dire que l’occupation vient des luttes des chômeurs — mais en même temps, l’occupation des usines est une vieille pratique... Et si la technique du die in est empruntée à Act Up, je parie que 99% des gens qui l’ont pratiquée dans ce mouvement ignoraient son origine. Une idée de technique passe, on ne sait pas d’où elle vient, on la prend.
De la même façon, nous avons sans doute inspiré d’autres mouvements. Ce que nous avons fait au festival de Cannes, par exemple, a rencontré en Italie la réflexion des mouvements qui participe au réseau européen MAYDAY [1], dont la Coordination fait partie aujourd’hui. Les Italiens ont organisé Global Beach au festival de Venise : au coeur du système de l’industrie culturelle, une présence massive des activistes venus profiter de cet espace comme d’une caisse de résonance.

Jérôme Martin Pour des mouvements récents, Act Up a pu fonctionner comme un modèle d’activisme. Il arrive d’ailleurs que nous soyons invités pour témoigner de notre « savoir-faire » : par le mouvement des chercheurs par exemple ; ou par des collectifs de personnes handicapées créés en marge de l’APF par certains de ses adhérents. Mais aucune technique n’est mécaniquement exportable : nous pouvons donner des conseils, mais les actions-type d’Act Up se heurtent, pour des personnes handicapées, notamment à des problèmes de locomotion.

Emmanuelle Mercier J’ai, avec quelques autres, contacté Act Up. Or cette initiative a été considérée en tant que telle comme un acte significatif, même si cela a peut-être un peu foutu la trouille. La question n’était pas tant d’importer telles quelles des méthodes que de dire quelque chose des orientations que nous voulions prendre. À Act Up, nous allions chercher du même (une expérience de la pathologie, et du combat contre la « honte » qui lui est attachée) et du différent (une radicalité politique très éloignée de la culture de l’APF).

François Labroille Je me souviens avoir représenté en 1998 le SNES-FSU à des réunions dans le cadre du mouvement des chômeurs. J’étais frappé par les modalités que je découvrais, et j’en répercutais le récit. Il existe ainsi des points de contact, dont les forums sociaux peuvent être les lieux. Mais ces passages sont encore rares. La culture d’organisation est demeurée très forte ; l’univers syndical reste l’univers syndical ; l’univers associatif reste l’univers associatif, et il est lui-même très segmenté. Je ne crois pas cependant qu’il existe d’ingénierie de l’action collective, de techniques transposables dont le mode d’emploi assurerait l’efficacité : rien ne marche a priori. Et pourtant, pas de mobilisation sans un débat intense sur les formes, avec d’énormes controverses. Si nous sommes dans la recherche de la technique, c’est parce que nous sommes confrontés à des questions d’efficacité. On peut multiplier les inventions de formes ; tant qu’on n’a pas de résultats, les formes qu’on a inventées s’épuisent à une vitesse phénoménale.

Contestation, proposition

François Labroille Il me semble difficile de parler de techniques de contestation sans réfléchir à leur articulation avec la question de la proposition. C’est ce qui m’a le plus frappé dans le mouvement des intermittents : sa capacité à produire une contre-expertise, à élaborer un contre-projet. Un équilibre a été trouvé entre contestation, proposition, subversion et transformation, dont je sais d’expérience qu’il est difficile.

Jérôme Tisserand D’entrée, nous avons dû reconnaître la complexité de la situation : les interlocuteurs étaient multiples — État, syndicats d’employeurs et d’employés. Nous sommes d’ailleurs en train de mener une enquête sociologique auprès de 1500 intermittents, qui interroge les particularités du rapport employé/employeur dans les métiers du spectacle. Alors que le discours majoritaire État/syndicats s’obstine à clamer comme seule résolution du problème de l’intermittence ce que nous nommons alternative infernale, « l’emploi » (le vrai, durable, etc.), nous devons montrer comment, sans tomber dans une caricature de la flexibilité, certaines formes d’activité peuvent vivre de la mobilité ; il faut donc inventer de nouveaux dispositifs, de nouveaux droits.

Marie-Claire Cailletaud Pour la CGT, il est clair qu’il y a quelque chose de nouveau à s’affirmer comme un syndicalisme de proposition. Dans le cas du conflit EDF, nous devions montrer, arguments juridiques à l’appui, que le changement de statut n’était pas imposé par le cadre européen. Et nous avons élaboré la contre-proposition d’une fusion EDF-GDF 100% public. Il ne s’agit évidemment pas de renoncer à la contestation — au contraire — mais de montrer qu’il y a d’autres possibles. Une proposition alternative, c’est aussi ce qui maintient une marge de manoeuvre et d’espoir si le mouvement échoue et le projet contre lequel on s’est battu passe.

Jérôme Martin À Act Up, nous produisons de la contre-expertise et de la contre-proposition, en particulier sur le terrain médical. Mais il ne faudrait pas en venir à considérer qu’une contestation qui ne s’appuierait pas sur de la proposition serait illégitime.

François Labroille Ce n’est pas une question de légitimité, mais de rapport de force. Dans la tradition syndicale, nous avons longtemps surfé sur la culture contestataire. Mais il faut être honnête : les grandes avancées syndicales des vingt dernières années — les 35 heures par exemple — ont été octroyées : elles ne sont pas le produit direct des luttes sociales. Or dans un conflit, la faiblesse de la proposition fait qu’on laisse toujours à l’interlocuteur le soin de penser le plus global, de déterminer la question du possible. Pour la tradition d’où je viens, il y a là une mutation difficile. Il suffit de voir comment on construit un mouvement : ce qui est toujours premier, c’est le retrait d’un projet. Lors du conflit sur les retraites, des propositions alternatives existaient, mais nous n’avons pas su les porter dans le débat public. La contestation, qui est un ressort très fort, n’a pas eu l’énergie de sa proposition — et elle en a été stérilisée.

La belle action

Jérôme Martin Je rêve qu’un jour, des personnes en fauteuil roulant bloquent tout. Je veux bien en être l’organisateur (rires).

Emmanuelle Mercier Pour les personnes handicapées, je ne rêve pas tant d’un blocage matériel que d’une prise de parole. Pour beaucoup de personnes handicapées physiques, la prise de parole est complexe, soit du fait de problèmes d’élocution, soit en raison d’un manque de confiance et du sentiment que l’on confond handicap physique et mental. Mon rêve serait qu’un jour, elles arrivent à prendre la parole, à saisir au vol l’attention, un micro, une caméra, et que les auditeurs fassent l’effort de tendre assez l’oreille pour les entendre. Le rapport de force se jouerait alors à l’intérieur de chacun des auditeurs. Pendant les débats au Sénat, des personnes handicapées étaient dans les salons et quelques sénateurs sont venus discuter, ils ne repartaient pas comme ils étaient venus.

Jérôme Tisserand Je rêve de voir les agents EDF faire irruption dans le journal télévisé, les profs à la Star Ac, les handicapés rentrer dans les théâtres, Act Up occuper le festival de Cannes : qu’il y ait perturbation et décomposition des catégories. On aurait pu attendre des intermittents un mouvement artistique, c’est un mouvement social qu’ils ont donné, « ON NE JOUE PLUS ».

Marie-Claire Cailletaud Je rêve d’actions à la fois très majoritaires et très populaires : les gens ne payent pas l’électricité, tout le monde circule gratuitement. Cela peut arriver. Souvenez-vous de la joie de 1995.

François Labroille C’est vrai qu’il y a des moments de grâce : quand il y a une dynamique qui fait que le mouvement existe par lui-même. En 1995, il y a eu comme cela cinq ou six jours. Les dirigeants syndicaux ne se parlaient pas, sinon par les médias interposés. Mais peu importait : le mouvement existait, une décision était prise, elle se mettait en oeuvre. Or ces moments adviennent quand l’immense majorité des gens s’approprie et les formes et le fond. Alors, une démocratie réelle se met à vivre, où il y a du plaisir, et où il n’y a plus besoin d’organisation. Mais c’est une vieille utopie.

Notes

[1MAYDAY : une journée européenne pour de nouveaux droits. Depuis 2002 a lieu à Milan, le 1er mai, une journée de mobilisation des précaires, pour mettre à l’ordre du jour les nouvelles situations de vies marquées par la précarisation croissante du marché du travail, à travers l’explosion des contrats dits atypiques (intérim, temps partiel, CDD...). Rassemblant plus de 100 000 personnes à Milan et à Barcelone en 2004, elle aura lieu cette année dans une dizaine de pays européens, en lien avec la journée européenne des migrants du 2 avril.