drame préfectoral

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Le décret-loi de 1935 fut avec le gaz lacrymogène la réponse de la République aux Ligues. Il impose aujourd’hui encore, sous peine de qualification en attroupement séditieux, à tout manifestant de faire le détour par la préfecture pour y déposer une « déclaration préalable ». L’occasion, alors, de se jauger et de se mesurer, de tester la volonté de l’adversaire et de s’assurer une dernière fois de ses propres forces. En Europe, les mouvements anti-globalisation ne sont pas encore éligibles à ces rituels. Là, en effet, on ne négocie pas.

— Monsieur le Préfet, nous arracherons les grilles de votre préfecture.

— Mes grilles ? Vous y pensez !

— J’insiste. Puisque le gouvernement ne nous permet plus de négo­cier, l’arrachage a pour nous et pour vous tous les avantages : l’opération prend moins d’une heure et nous rendons la voie publique à la circulation aussitôt, je vous en donne ma parole de secrétaire fédéral.

— Monsieur le secrétaire fédéral, votre parole n’est pas en cause. Mais enfin, vous imaginez sans peine le bonheur des journalistes. Voilà les images de ma préfecture détruite 24 heures sur 24. Vous savez comme moi leur goût hélas malheureux pour le spectaculaire et le violent. Croyez-le bien, votre technique ne me déplaît pas, et elle a l’avantage, compte tenu des engins dont vous disposez, de ne pas indisposer, en plus du téléspectateur, l’automobiliste. Mais l’effet dommageable au Vingt Heures... Il faudra trouver autre chose, j’en suis désolé. Vous disposez bien d’un projet plus... Comment dirais-je ? Enfin, vous voyez bien : plus sobre. Enfin... qui ne m’attire pas la réprobation de Paris, voyez-vous.

— La presse, bien sûr... Ah ceux-là ! Jamais là quand on a besoin d’eux, et toujours là pour emmerder les gens, pardonnez l’expression, monsieur le Préfet. Mais enfin, il faudra faire avec : nous, on a travaillé à ce projet avec les gars et ils étaient enthousiastes. Je ne peux pas revenir en arrière, désolé. — Écoutez, je ne sais pas ; revenons à quelque chose de plus... plus classique, tout simplement.

— Monsieur le Préfet, le prix du porc ! Le prix du porc !

— Je sais bien, je sais bien.

— Vous le savez comme moi : on ne peut pas dire aux gars de défiler boulevard Jaurès sur l’esplanade, bien sagement. Ce n’est plus possible. Sans compter qu’après, c’est la Confédération qui tirera tous les...

— (le Préfet, l’interrompant) Ah non ! Des voyous. Des hooligans. Ils m’ont bousillé la bagnole du ministre il y a six mois, les salauds ! J’ai dû me séparer de mon DDSP, tout un micmac avec Beauvau, et pour un coup j’étais bon pour Paris, moi aussi.

— Nous en sommes là, monsieur le Préfet. Nous en sommes là. Sans compter la destruction du local des Écolos, il y a deux ans. Si vous saviez le mal que je me suis donné à calmer les gars, après, quand le juge s’était mis en tête de les poursuivre.

— Et oui, le Parquet aussi, maintenant. On ne peut plus compter sur les gens, c’est désolant... (après un silence) Et la pisse de taurillon ? C’est très bien ça, la pisse de taurillon ! Vous en versez une pleine citerne dans mes jardins, la télé sera contente et moi je ne passe pas pour un bleu. Bon, le chef d’escadron dressera un rapport peu amène sur la garde statique et la hiérarchie embrayera sur les frais de blanchisserie, sans compter les syndicales policières... Nous n’aurons qu’à demander la Gendarmerie au ministère ; les syndicats dans l’armée, c’est pas pour demain.

— (toussotements agacés...).

— Oui, oui, vous avez raison. Bon, la pisse de taurillon, c’est pas mal, non ? Et puis je donnerai les consignes au chef d’intervention de ne pas laisser de civils traîner. Voilà : nous y sommes. La pisse de taurillon sur l’escadron, les poubelles de la rue jean Moulin, et quelques bagnoles. Mais attention, hein : pas de débordement sur Jean Jaurès, avec la mairie, les services municipaux. Depuis les élections, vous savez bien, le maire et nous... Alors si en plus je dois lire le lendemain dans la presse une de ses déclarations ampoulées, sur le thème « Le Préfet et la police ont sciemment laissé faire », là, ça n’ira plus.

— Monsieur le Préfet, pardonnez-moi... La pisse de taurillon pour le prix du porc : ça ne fait pas sérieux. D’autant qu’il faut en trouver, chez les éleveurs porcins, de la pisse de tau­rillon : ça pousse pas sous le sabot d’un cheval, vous le savez bien. Bien sûr, on peut ramener la filière bovine en faisant front commun sur le prochain sommet, mais ça fera beau­coup plus de monde devant vos grilles, sans compter qu’avec les petits éleveurs, on ramènera la Conf’, vous pensez bien. Non : les grilles, monsieur le Préfet. Moi, ils m’ont envoyé pour les grilles.

— Les grilles ! Les grilles ! Si vous y tenez tant que ça, pour­quoi vous ne vous y enchaînez pas, à vos grilles ?

— Il faut de l’action, vous le savez bien. Les grilles, et on s’en va. Il n’y aura pas de dégâts, on aura tout le monde à l’oeil.

— C’est la télé qui nous aura à l’œil, la télé. Non, on ne s’en sort pas, il faut trouver une solution. (après réflexion) Bon, écoutez : je sais que je peux compter sur vous. Les grilles, c’est simple, je ne peux pas. Alors on va jouer finement, cette fois. Je vais demander la CRS 16 au ministère. Je les connais, c’est des costauds, et le commandant est un gars bien, il est à l’écoute. À quinze heures, vous arrivez sur la place. Là, on aura trois rangs de garde statique devant la Préf. Impossible d’aller aux grilles, trop risqué. La CRS vous repoussera aux lacrymos vers la gare, tout le long du cours Jean XXIII. On aura interdit le stationnement deux jours avant, il n’y aura pas une bagnole. Vous vous retrouvez à la gare et là, vous demandez un train spécial pour Paris. Pas possible, la SNCF n’aura rien prévu de tel, etc. À ce moment-là, les forces de police entreront dans la gare par les quais, pour vous repousser dehors, vers la place. Là, vous n’aurez aucun mal à les repousser par les voies, de l’autre côté, vers l’ancienne gare de marchandises. Mais attention ! Pas de dégradation dans la gare, et évidemment, pas d’atteinte aux voyageurs ou sur le personnel. On les aura fait dégager avant, mais on ne sait jamais. Je compte sur vous. Bon. Et une fois sur le terrain de l’ancienne gare de marchandises, vous pourrez y aller. Les gars en face sont expérimentés, ils tiendront, le temps pour vous de laisser les plus virulents s’exciter. Après une demi-heure, on sortira les canons à eau.

— Les canons à eau ?

— Oui : les canons à eau !

— Monsieur le Préfet !

— Ah ! Écoutez ! Tout à l’heure, vous me mettiez des grilles doublement centenaires en l’air et là, vous allez jouer l’effa­rouché pour une baignade à la fraîche ! Vous voulez faire dans la démonstration de force, ou vous ne voulez pas ? Parce que si vous ne voulez pas, c’est simple : je remets tout le monde en ordre de marche sur jean Jaurès et au bercail.

— Les canons à eau, c’est sûr, ça faisait longtemps...

— Détrompez-vous, monsieur le secrétaire fédéral, détrompez­vous. Ils s’y remettent à Paris. Regardez : d’abord les infir­mières... Oui, certes, ce n’était pas forcément bien vu, mais enfin. Et puis les profs, devant le Palais Bourbon, il y a deux ans. Non, sans aucun problème, je vous obtiens les canons à eau.

— Là, au moins, c’est pas la Conf’ qui viendra nous dire qu’on est des...

— Je ne vous le fais pas dire, monsieur le secrétaire fédéral. Bon. Un hélico de la gendarmerie surveillera les opérations d’en haut. Attention : c’est moi qui serai en salle de com­mandement, alors pas de blague. Bon. Une fois vos troupes bien trempées, on organisera une délégation chez moi, « vu le caractère déterminé des agriculteurs, le Préfet a décidé en urgence la tenue etc. », enfin vous voyez quoi. À ce compte-là, Paris ne pourra pas me reprocher de vous avoir reçus trois jours avant le Sommet à Bruxelles, la Préfecture aura montré sa détermination, et la Sécurité publique son savoir-faire.

— Monsieur le Préfet, je suis impressionné

— Allons mon garçon, j’ai fait les viticulteurs de 1983, j’en ai vu d’autres. Allez, venez avec moi à l’étage, on va régler tout ça avec la Sécurité publique. Les grilles ! Vous y pensez donc.

Position commune n° 931 du Conseil européen du 27 décembre 2001 relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme : Art. 3. « Aux fins de la présente position commune, on qua­lifiera d’acte de terrorisme l’un des actes intentionnels sui­vants [...] lorsqu’il est commis dans le but de 1) gravement intimider une population, ou 2) contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, ou 3) gravement déstabiliser ou détruire les structures fonda­mentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays [...], ou menacer [de le faire] ». La définition est large, accueillante, pourrait-on dire. Elle permet aujourd’hui l’adoption de « mesures préventives » de toutes sortes : assignation préventive à résidence avec obliga­tion de pointer au commissariat, blocage des frontières, per­quisition des sièges de production d’information activiste et saisie « conservatoire » des matériels (sur la simple présomp­tion d’une « menace » de « déstabiliser »...). La manifestation reste une idée neuve.