patte de velours

par

Poser la question des techniques de lutte implique aussi de s’interroger sur leur appropriation et leurs transferts. C’est ce qu’on tente ici avec l’essaimage du modèle du mouvement de résistance serbe Otpor dans les différents groupes de contestation ayant émergé en Europe de l’Est. Parcours de ces réimplantations de méthodes, dans leurs points communs et dans leurs spécificités.

Kirghizstan, 27 février 2005, jour d’élections législa­tives. Depuis près d’une semaine, des actions sporadiques ont lieu en plusieurs endroits du pays pour protester contre l’interdiction faite à des candidats d’opposition de se présenter : barrages routiers, siège d’une administration locale, manifestations. Au terme d’un premier tour que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) estime entaché de « graves irrégularités », il n’y a d’élus que les candidats du président Akaïev. Dans l’opposition, on redoute qu’un parlement intégralement acquis au pouvoir n’adopte une réforme constitutionnelle qui permettrait à Akaïev de se présenter pour un troisième mandat à l’élection présidentielle d’octobre. 10 mars 2005. Depuis l’annonce des résultats du premier tour, les manifestations se sont multipliées. Les différents groupes de l’opposition proclament qu’ils unissent leurs forces et se rassemblent derrière l’ancien Premier ministre Bakïev. À Bichkek, la capitale, un mouvement étudiant intitulé Kel Kel vient d’annoncer sa création. Edil Baïsalov, président d’un rassemblement d’ONG soutenu par diverses fondations américaines — la Coalition pour la Démocratie et la Société Civile —, parle d’inviter des représentants serbes du Centre Otpor pour la résistance non-violente. En novembre dernier, il était à Kiev pour observer les militants du mouvement Pora. Pour tous, un compte à rebours est désormais déclenché, qui devrait mener jusqu’à la présidentielle d’octobre.
Le 8 juin 2004, le chef d’État Kirghiz dénonçait dans le journal russe Rossiiskaya Gazeta les « nouvelles tech­nologies internationales des révolutions de velours ».

Biélorussie, 17 octobre 2004. Les citoyens sont invités à se rendre aux urnes pour élire un nouveau parlement et s’exprimer au sujet d’une modification de la constitution grâce à laquelle le président Loukachenko pourrait se présenter une troisième fois en 2006. Le lendemain, la double victoire présidentielle est contestée par l’opposi­tion, tandis que les observateurs de l’OSCE estiment que le scrutin « n’a pas répondu aux normes démocra­tiques ». À Minsk, une manifestation de plus de mille personnes est violemment réprimée par la police.
C’est un nouvel échec pour le mouvement de jeunes Zubr (« Bison »), fondé en 2001 quelques mois avant les dernières présidentielles. Zubr se réclame explicite­ment des modèles d’Otpor (en serbe : « résistance »), qui a contribué en 2000 à l’éviction de Milosevic — et de Kmara (en géorgien :« assez »), qui a concouru à la chute de Cheverdnadze.
Minsk, 6 décembre 2004. Alors qu’à Kiev, les manifes­tants campent sur la place de l’Indépendance pour exiger l’annulation du scrutin truqué qui a donné la victoire au poulain du président sortant Koutchma, un militant de Zubr déploie une banderole de huit mètres de long sur laquelle on peut lire : « Aujourd’hui l’Ukraine, demain la Biélorussie ». Il est aussitôt arrêté.
Quelques temps auparavant, Loukachenko avait assuré qu’il n’y aurait pas de révolution en Biélorussie : « ni rose, ni orange, ni couleur banane ».

Ukraine, 9 mars 2001. Une grande manifestation organisée dans les rues de Kiev par Ukrajina Bez Kuchmy (« Ukraine sans Kouchma ») s’achève par de violents affrontements avec les forces de police. Ce mouvement est né quelques mois auparavant avec la découverte du corps du journaliste d’op­position Georgiy Gongadze : l’implication du Président Koutchma et de son ministre de l’Intérieur semble ne pas faire de doute. Lancé à l’origine par des journalistes qui exigent une enquête indépendante, le mouvement a grandi et s’est radicalisé : on exige désormais la démission de Koutchma. La répression du 9 mars inaugure le déclin de la mobilisation. Mais dans ses rangs, l’idée d’importer en Géorgie le modèle d’Otpor fait son chemin : une campagne civique non partisane, un mouvement social à caractère électoral, moins en faveur d’un candidat d’opposition que contre le pouvoir en place. L’élection présidentielle est prévue pour la fin 2004. Des liens se tissent avec d’anciens d’Otpor à partir de mars 2003, et Pora est créé par dix-huit Ukrainiens en avril 2004, à l’issue d’un atelier organisé à Novi Sad, dans le nord de la Serbie. Dans un texte qui présente son projet, on peut lire : « Nos inspirateurs, partenaires et conseillers, sont Otpor en Serbie, Kmara en Géorgie, Mjaft en Albanie et Zubr en Biélorussie. »

Belgrade, 6 octobre 2000. La veille, une marche sur la capitale serbe de 700 000 personnes a conclu la crise inaugurée une dizaine de jours plus tôt avec l’annulation par Milosevic des élections présidentielles anticipées qui le donnaient perdant : le régime s’effondre. Ce jour-là, Otpor pourrait choisir de se dissoudre. Fondé en 1998 par des étudiants de Belgrade pour protester contre une loi visant à accroître le contrôle du pouvoir sur les universités, le groupe se réclamait alors des manifestations de 1996-97 contre l’annulation par Milosevic de municipales remportées par l’opposition : Milosevic avait finalement cédé sur les municipales mais n’en avait pas moins conservé le pouvoir. Depuis, Otpor s’est donné pour but exclusif d’en finir avec Milosevic, en employant tous les moyens susceptibles d’éroder sa légitimité. Dépourvu de programme défini, mais fédérant les sentiments d’insatisfaction les plus hétérogènes, Otpor recrute bien au-delà des populations traditionnellement politisées. Constitué en réseau semi­clandestin, il déploie dans les années qui suivent une techno­logie strictement contestataire. Graffitis et collages massifs de stickers ; campagnes successives aux mots d’ordre simplissimes (« il est temps », puis « il est fini ») ; actions drolatiques où se mêlent l’humour potache (des quêtes pour payer à Milosevic son départ) et une dérision qui s’enracine dans une tradition de contestation des anciennes démocraties popu­laires (quelques heures après que Milosevic a dit des hommes politiques qu’ils ont une casserole à la place de la tête, la mode est lancée dans tout le pays de porter une casserole en guise de chapeau) ; rassemblements devant les tribunaux mili­taires à chaque jugement de déserteur ; intensification progressive des actions à l’approche des élections, etc.
Après l’effondrement du régime, Otpor renonce toutefois à disparaître, alléguant la nécessité de maintenir le nouveau pouvoir sous surveillance. Mais la sympathie dont il a béné­ficié s’effrite, et des tensions surgissent entre ceux qui, parmi les fondateurs, optent pour une reconversion en parti poli­tique (ceux-là ne dépasseront pas les 1,6% de voix aux légis­latives de 2003), et ceux qui entendent faire fructifier, en le monnayant, un savoir-faire protestataire. Ceux-là fondent le « Centre Otpor pour la résistance non-violente. »

Stanko Lazendic : « Quand Milosevic a été renversé, la noto­riété d’Otpor a été telle que nous avons été contactés par des ONG de toutes les pseudo-démocraties d’Europe orientale. Nous avions élaboré une analyse du fonctionnement de ces nouvelles formes d’autocratie où des élections sont organisées pour la façade, et développé des moyens d’affaiblir ce type de pouvoir en divisant les institutions qui le soutiennent : l’armée, la police, la justice. Nous avons donc organisé des séminaires : Aleksandar Maric est allé en Biélorussie, puis en Géorgie où il a formé ceux de Kmara. Pour ma part, j’ai travaillé pendant un an avec l’Ukraine, où je suis aujourd’hui interdit de séjour, comme Maric d’ailleurs, qui a été refoulé à la frontière avant les élections. C’est que nous figurons désor­mais sur la liste noire de nombreux pays. Mais nous avons été associés à la création de Pora, puis de Znayu (en géorgien, « Je sais »), une autre ONG ukrainienne, moins célèbre que la première, dont le but était d’organiser une campagne en faveur de la participation au scrutin et de proposer des méthodes pour déjouer les manipulations du vote. Dans ces ateliers, nous ne donnions pas de recommandations précises sur ce qu’ils devaient faire. Mais nous analysions avec eux le fonctionnement de leur régime. Et nous expliquions comment nous nous étions organisée, la façon dont on peut se comporter en cas d’arrestation, les méthodes pour rédiger des communiqués de presse ou collecter des fonds, etc. »

Bringing down a dictator est le titre d’un documentaire américain, produit en 2002 sur l’aventure d’Otpor. Le film hésite entre récit apologétique et traité pédagogique : renverser un dictateur, méthode. Il fut, dit-on, projeté aux initiateurs de Kmara. « Comment faire une "révolution des roses" ? « est l’intitulé d’un atelier tenu à Amsterdam en novembre 2004 à l’occasion d’un forum social néerlandais. Parmi les participants de l’atelier, des membres d’Otpor, de Kmara et de Pora. L’idée de formaliser une méthode de contestation censément exportable et adaptable au prix d’ajustements locaux peut être considérée, non seulement comme une exploitation a posteriori de techniques nées et éprouvées sur le terrain, mais aussi comme la première de ces techniques. Pour réussir, Otpor devait essaimer dans toute la Serbie, et se garantir contre le risque d’une décapitation trop aisée : afin de limiter l’impact d’une arrestation des cadres, des cellules locales relativement autonomes furent établies partout dans le pays, et un savoir-faire commun leur fut dispensé, rassemblé dans un « manuel » où l’américain Gene Sharp est largement cité. Fondateur du Centre Albert Einstein de Boston, Sharp est l’auteur d’une littérature abondante, parmi laquelle De la dictature à la démocratie, disponible en ukrainien sur le site de Pora. Il y développe une « théorie de l’action civile », qu’il dit avoir produite à partir de l’observation d’une série de mouvements de libération nationale : en son centre, l’idée qu’un « marketing politique » patient peut affaiblir les piliers institutionnels qui garantissent le pouvoir des autocrates .
Au printemps 2004, la toute première action de Pora décli­nait l’intitulé du nouveau mouvement : Il est temps de s’aimer. Des jeunes filles vont à la rencontre des soldats pour leur distribuer des fleurs et des capotes, les invitant à « préserver leur pays ».

Vu chez Otpor, Kmara, Pora :
Organiser une campagne civique de réappropriation de l’échéance électorale. Faire en sorte qu’elle précède, et double la campagne électorale proprement dite. Transformer le scrutin en référendum contre le pouvoir en place. Ne soutenir le candidat de l’opposition, de préférence unie, que parce qu’il est susceptible de l’emporter. Discréditer les hommes du pouvoir par tous les moyens — stickers, tracts, journaux, petits pamphlets clandestins (qui renouent avec les anciens samizdat) mais aussi réseau internet. Employer à cet effet la satire, l’humour, la caricature, la dérision, assurés d’un succès d’autant plus rapide qu’on en fait des chansons. Profiter de la sympathie a priori dont bénéficient les étudiants. Construire un mouvement social comme un mouvement de mode : faire en sorte qu’on s’arrache les T-shirts et les badges du groupe. Tâcher de se multiplier en prenant appui sur des réseaux préexistants, espérer ainsi atteindre une masse critique au jour du scrutin. Faire feu de tout bois : du malaise éprouvé par des forces de l’ordre contraintes de réprimer des actions bon enfant ; ou du ridicule de pouvoirs publics qui vous désignent comme de dangereux terroristes. Varier les registres : parier sur les manifestations de masse et sur les actions commando. Dramatiser le calendrier, à mesure qu’approche le scrutin : dans les dernière semaines, vendre la peau de l’ours :« il est fini ». Solliciter les diasporas, s’il y en a, afin que le mouvement rayonne au-delà des frontières et suscite un intérêt des médias étrangers (le scrutin a besoin de témoins) ; afin aussi de profiter de dons en nature (le mouvement a besoin de fonds). Connaître d’avance le scénario des élections truquées, donc se préparer à la crise consécutive à l’évidence de la fraude. Apprendre donc à bloquer les routes, dresser des barrages, exploiter les divisions qu’on a produites dans les soutiens du régime. Se mettre au service de l’opposition victorieuse et vaincue en se chargeant de l’infrastructure : ouvrir des dortoirs dans ses bureaux ; dresser des tentes dans les lieux publics, fournir à l’événement l’un de ses symboles, destiné à circuler dans le monde entier. Se préparer à l’accusation d’une collusion avec les États-Unis, formulée tout à la fois à l’intérieur et à l’étranger : reconnaître que des fonds et des formations ont été dispensés par des fondations américaines proches, selon les pays, de George Soros, du parti démocrate ou du parti républicain. Botter en touche en annonçant qu’on accepterait volontiers des financements russes ou européens, et qu’on les attend ; conclure qu’il faut être naïf pour imaginer la « manipulation » de centaines de milliers de personnes, et plus naïf encore pour s’étonner de ce que pareille mobilisation exige de l’argent.

Tout prête à penser que les Pora, confrontés aux mêmes dilemmes que ceux d’Otpor en 2000, se diviseront, entre ceux qui sont tentés par une transformation en parti, ceux qui par­lent de maintenir le pouvoir sous surveillance jusqu’à une « dekoutchmisation » complète, et ceux qui envisagent d’exporter à leur tour leur savoir-faire. C’est qu’ils ont l’avantage, sur Otpor, de mieux connaître le monde soviétique. Un savoir peut-être d’autant plus nécessaire que du côté des pouvoirs, on semble avoir beaucoup appris de la répétition.