avant-propos

la grève depuis son avenir

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Les pages qui suivent se logent dans une absence : celle de l’automne social annoncé, de cette montée en puissance promise par le double mouvement de contestation du prin­temps dernier (retraites, éducation nationale), mouvement dont les intermittents du spectacle avaient pourtant pris le relais durant l’été ; il n’y aura eu cet automne ni grandes grèves, ni grandes manifestations. Rien d’étonnant, peut-être : après tout, ce type d’annonces vaut la plupart du temps conjuration, et l’événement arrive ailleurs, où on ne l’attendait pas ; après tout, peut-être la flambée a-t-elle cédé la place à une sorte de réti­cence plus constante et souterraine, dont atteste l’empêchement actuel du gouvernement, son incapacité à « poursuivre dans la voie des réformes ». Gare, pourtant, au trompe-l’oeil. D’abord, l’impopularité d’un premier ministre n’empêche pas la terrible puissance des déséquilibres budgétaires, qui érode en silence les fondations du lien social. Ensuite, si la défaite coûte aussi à celui qui l’inflige, elle ne devient pas pour autant une victoire pour ceux qui ont échoué. Car défaite il y eut bien, doublement préoccupante : le pouvoir a démontré qu’il est possible de pas­ser outre, purement et simplement, la mobilisation d’une partie notable des salariés du secteur public ; le décompte rigoureux des jours de grève des enseignants est une mesure susceptible d’élever les coûts de l’engagement à un degré tel qu’un mouve­ment comme celui du printemps deviendrait rarissime. En bref le type de grèves dont le secteur public pouvait depuis quelques années constituer le pivot a vu son efficace, ses conditions maté­rielles et sa place même dans le paysage social massivement mises en cause. De là, une question : que faire, désormais, de la grève ?

Bien sûr, les grèves de 2002 mêlaient, du départ, le nécessaire et l’impossible. Il fallait se mobiliser. Dans le même temps, le rapport des forces était d’emblée défavorable et les leviers introuvables. Reste qu’on peut lire dans cet échec davantage qu’une péripétie le signe, pour l’avenir, que la fonction publique a peut-être cessé de pouvoir jouer comme ce conservatoire de la « grande grève qu’elle était de facto devenue, à mesure que la pratique s’en érodait autour d’elle ; le symptôme, en amont, d’une crise profonde de ce modèle d’action, crise qui faisait ce printemps du recours à la grève une arme ambiguë. Ainsi la dramaturgie du rapport de forces, la tentative pour exhiber le poids de la société réelle, est­elle restée cette fois limitée, peu ou prou, aux agents de l’État, et entièrement indexée sur un agenda politique qu’elle ne parve­nait pas à infléchir ; agenda qui condamnait l’affrontement à s’étirer sur une saison entière, les enseignants à s’épuiser, et les cortèges à décroître.

Du coup, le mouvement du printemps semble pro­longer, à vingt années d’écart, la ligne dont les grèves des mineurs et des dockers anglais, celle des aiguilleurs du ciel américains, celles de la FIAT, en Italie, avaient ouvert le tracé : ligne héroïque, sans doute — il y eut, chaque fois, un courage et une soli­darité admirables ; ligne de reflux, pourtant, car chacune de ces grèves se solda par une défaite, et chacune de ces défaites par l’avancée du projet libé­ral, l’érosion des droits sociaux. Gare alors, au-delà de l’admiration, à la manière dont cette histoire pourrait aisément faire Histoire ou Mythe, figer la grève dans la forme massive, douloureuse, obturée, du Grand Combat Perdu, quitte à y déposer pieuse­ment ses aspirations défuntes, pour les préserver des assauts du temps. Ainsi, de l’appel à la « grève géné­rale interprofessionnelle », puisé par les grévistes du secteur public aux sources épiques du mouvement ouvrier : devant l’absence d’échos rencontrés par cet appel, il est tentant de s’attrister de ce que l’époque ne soit pas à la hauteur d’une telle exigence. Mais on manque ainsi l’essentiel de cet appel : son anachro­nisme. Ce mot d’ordre en effet, auquel son échec donne des accents d’éternité, est solidaire de l’his­toire du salariat, d’un rapport particulier entre le capital et le travail, entre le salarié et son outil de travail. Et au-delà de ce qui, sous ce rapport, sépa­re le fonctionnaire du salarié, c’est bien un nouvel horizon du rapport au travail que fait apparaître l’échec de l’appel à la grève générale. Ce rapport nouveau n’est pas réductible à une nouvelle parti­tion « capital/travail », mais il est une déclinaison particulière du rapport de soi à soi, et du rapport de soi aux autres.

C’est dans cette déclinaison que la grève écrit son avenir, ou signera son échec. La grève n’est en effet pas un reliquaire. Face aux slogans défaits il y a, non un Tombeau à creuser, mais une crise à comprendre, des formes à sonder : contre la Grève, jouer les grèves, contre la commémoration, la mémoire.

1) Voyons les relations, d’abord, entre celui qui travaille et celui qui ne travaille pas — qui chôme, qui débraye, qui empêche l’autre de travailler. À ce titre, les « piqueteros » argentins, là même où leur — action enfreint la définition canonique de la grève, s’inscrivent au cœur de notre histoire : parce qu’à ceux qui n’ont pas de travail, la solution demeure de bloquer le travail des autres ; parce qu’à l’oppo­sition traditionnelle du gréviste et du « jaune », ils substituent l’impulsion, depuis leur propre posi­tion hors-grève, d’un devenir-gréviste de toute la société. Que les chômeurs trouvent leur visibilité politique dans le geste de bloquer les routes doit alerter, à l’heure où se profile, dans les transports français et cette fois sérieusement, un projet de service minimum.

2) Voyons la relation, ensuite, entre « pour soi » et « pour tous », si la grève n’ouvre d’horizon univer­sel qu’en s’alimentant d’abord du plus sain égoïsme, du refus et de la mise en jeu, par chacun, des coor­données matérielles de sa propre existence. Sur ce point, la crise actuelle de la « grève par procuration » lève une double ambiguïté. D’un côté, ce motif de la « grève pour ceux du privé », motif fécond en 1995, est peu à peu devenu, pour les fonc­tionnaires, un slogan défensif, une manière de parer l’accusation de corporatisme — « ce n’est pas pour nous, c’est pour tous » — au risque de se voir répondre qu’ils n’ont point été mandatés. De l’autre côté, l’identification qu’un tel discours suppose, entre les fonctionnaires et l’ensemble des salariés, oblige les agents du service public à cantonner à la sphère du bricolage intime (et parfois coupable) la relation spécifique qu’ils entretiennent avec leur métier. Ce rapport de soi aux autres est devenu un rapport de soi à soi : il conduisit bon nombre d’enseignants à se déclarer en grève, mais à assurer leurs cours ; pour le baccalauréat des élèves, par respect de la trans­mission du savoir, par attachement à leur propre travail. En bref, à vouloir faire grève d’emblée pour tous, on s’expose, non seulement à l’accusation d’usurper la place des autres, mais à ne plus parler de soi. Ainsi le souci de donner au conflit une portée abstraitement générale a-t-il conduit, au prin­temps dernier, à mettre sur le devant de la scène une contradiction morte (l’opposition, stérile, entre cor­poratisme et représentativité) et à en taire une autre, vivante, vécue : le fait qu’un seul et même souci, l’opposition à la précarisation du service public, portait les fonctionnaires, d’un même trait, à arrêter le travail et à poursuivre leurs missions. Cet attachement à la mission est un attachement au ser­vice public. Mais on le retrouve dans la relation revendiquée du cadre du privé et de son travail, ou de son entreprise. Cette relation forte à ce que l’on fait ; promue bien sûr, pour les agents du privé, par les discours et les méthodes libérales, n’est pas seu­lement le nouveau visage de l’aliénation, mais met pareillement en lumière ce qui se joue de soi à soi dans le travail.

La leçon à tirer serait alors celle-ci : il est urgent de réinventer des formes d’action dont les enjeux sociaux ne soient pas définis contre la position sin­gulière de ceux, salariés, fonctionnaires, chômeurs, migrants, qui se mobilisent, mais depuis celle-ci. L’eschatologie sociale du mouvement ouvrier a peut­être voilé de sa superbe ce qui fut au cours des décen­nies passées le projet politique véritable de la grève, qui se donne aujourd’hui à voir sous les formes naissantes et confuses du printemps dernier : projet politique d’un universel qui ne soit pas abstrait, pro­jet politique « pour soi » réalisé dans un rapport au travail toujours envisagé « pour tous ».