compter les grévistes

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La cause est entendue : la grève serait devenue un résidu archaïque des rela­tions sociales employé par des catégories « privilégiées » comme les cheminots ou les fonctionnaires. Ce discours fortement idéologique s’appuie, comme souvent, sur des chiffres, des statistiques qui font apparaître un déclin de la conflictualité sociale depuis le début des années 1980. Or une telle lecture est doublement partiale : elle suppose transparent l’outil Cstatistique, dont Sophie camard décrit les défauts dans le domaine des grèves. Elle préjuge un peu vite d’une courbe en chute libre, dont laurence duchêne souligne au contraire les inflexions et les ambiguïtés.

Les premières statistiques régulières des grèves relevaient du domaine policier, jusqu’à l’aboli­tion du délit de coalition en 1864 [1]. Le recensement des grèves fut alors entrepris par l’Office du Travail, créé en 1891, avec la structuration du mouvement syndical en France (naissance de la CGT en 1895) puis le vote des premières lois sociales de la IIIe République.

Aujourd’hui, le seul indicateur des grèves est celui du ministère du Travail, celui de la Direction de l’Animation de 1a Recherche des Études et des Sta­tistiques (Dares). Il rassemble les états mensuels des directions départementales du travail et de l’emploi (DDTE) qui sont un traitement statistique des fiches de début et de fin de conflit, remplies par les inspecteurs du travail. L’inspection générale des transports fournit toutefois les données pour son secteur. L’indicateur de référence est alors celui du nombre de Journées Individuelles Non Travaillées (JINT), c’est-à-dire le produit du nombre de jours de grèves par le nombre de grévistes. Les statis­tiques couvrent l’ensemble des entreprises privées et nationalisées. Seuls les commentaires fournis par la DARES, dans ses publications comme Pre­mières Synthèses, peuvent ainsi permettre d’isoler
le poids des entreprises publiques comme la SNCF, la RATP, France Télécom ou EDF-GDF, dans cet indicateur.

Toutefois, les grèves dans la fonction publique font l’objet de statistiques publiées séparément par la Direction Générale de la Fonction Publique (DGAFP), mais seulement depuis 1982 et pour la fonction publique d’État (enseignants, fonction­naires des impôts par exemple). Le pic le plus haut est celui de 1995, avec 3,7 millions de JINT, qu’il faut donc ajouter aux 2 millions de journées « entreprises ». Aucune statistique n’est publiée sur la fonction publique territoriale et hospitalière. Les mouvements des infirmières ou des internes hospitaliers qui ont fortement marqué l’actualité sociale ces dernières années ne sont donc pas pris en compte dans les statistiques publiées et com­mentées dans les journaux.

une insuffisance de moyens des inspecteurs du Travail

Le recensement des grèves dans les entreprises du secteur privé est donc dépendant de la densité du réseau des inspecteurs du Travail, de l’intérêt qu’ils portent à ce travail particulier et des intérêts qui gouvernent l’inclination de la part de leurs interlo­cuteurs à les informer. À ce titre, il est bien évident qu’un inspecteur, assisté de trois ou quatre contrô­leurs, se trouve dans l’impossibilité de suivre l’actualité sociale de toutes les entreprises situées dans son secteur. En Seine-Saint-Denis, par exemple, chacune des dix sections recouvre environ 35 000 salariés dispersés dans des milliers de petites entreprises de moins de 50 salariés.

Rarement prévenus par les directions, les inspec­teurs du Travail sont informés des conflits lorsque des salariés les sollicitent, pour des conseils juridiques, une médiation, la rédaction d’un procès­verbal de fin de conflit. Il est assez rare qu’un inspecteur appelle de lui-même une entreprise, à la suite d’un article de presse par exemple, à moins que le conflit soit d’une envergure telle qu’il prenne l’ini­tiative de se déplacer. Par ailleurs, le recensement des conflits n’est qu’une petite partie de l’activité des inspecteurs du Travail. Le champ d’intervention de ces derniers s’est considérablement développé avec le déclin du syndicalisme, l’isolement du salarié et la méconnaissance de ses droits.

Il faut bien dire aussi que les syndicalistes n’ont pas toujours la préoccupation d’avertir l’inspec­tion du Travail de leurs consignes de grèves, soit parce que le conflit s’est résolu dans l’entreprise sans intervention extérieure, soit parce que la pro­cédure n’est tout simplement pas connue, soit parce qu’ils ne souhaitent pas s’encombrer de démarches administratives.

Ainsi, pour être recensée, la grève doit être décla­rée. Or de nombreux conflits échappent au regard extérieur, par la volonté même des parties. Les chefs d’entreprise sont soucieux de ne pas dégra­der l’image de leur entreprise auprès des clients et des fournisseurs, et ce patriotisme d’entreprise face à la concurrence est souvent porté par les sala­riés eux-mêmes : souvenons-nous des réticences de certains syndicats dans l’affaire du boycott des pro­duits Danone, pour lesquels l’action servirait le concurrent Nestlé et aggraverait plus encore la situation de l’emploi.

des défauts bien connus

Les services du ministère du Travail sont parfaite­ment informés des défauts des statistiques des grèves. Une étude interne, publiée en 1980, avait comparé ces statistiques avec la source presse et constaté que le taux de couverture des fiches n’était que de 50 %. Plus récemment, les chercheurs de la Dates évoquaient toujours les mêmes insuffisances : « Interrogés par enquête en 1993, 17 % des employeurs de plus de 50 salariés signalaient au moins une grève dans leur entreprise au cours des trois années 1990-1992 alors que la proportion n’était que de 8 % d’après la mesure administrative. Tous les arrêts de travail ne parviennent donc pas à la connaissance des inspecteurs du travail. » [2] La moitié des conflits échapperait donc couramment à la mesure des statistiques.

Une enquête sur le recensement des conflits du travail en Seine-Saint-Denis, dans les années 1990 a permis de mettre en évidence quelques déforma­tions statistiques amusantes. En 1992, le nombre de journées de grèves y est particulièrement élevé (51 000 JINT), alors que la tendance est au plus bas au niveau national. Mais à regarder de près les fiches de la DDTE, le conflit Duroi-Jacquet (occu­pation de l’usine par des ouvriers pendant plusieurs mois) se trouve recensé pendant sept mois avec 150 participants et totalise donc à lui seul environ 32 000 journées de grèves ! Qu’un seul conflit soit traité avec une attention spécifique, et c’est l’en­semble de la mesure qui est déstabilisée.

Un autre exemple, opposé, est celui des grèves de l’hiver 1995. D’après la presse syndicale et locale, près d’une trentaine d’entreprises du département ont connu des débrayages au moins une fois pen­dant ce mouvement, pour rejoindre, par exemple, des manifestations organisées dans leur commune. Or les relevés mensuels de la DDTE ne recensent que quatre conflits au mois de novembre... et un seul au mois de décembre !

Le décalage est flagrant : plus les conflits sont nom­breux et se généralisent, moins les inspecteurs du travail les saisissent. Les statistiques officielles obéis­sent à une curieuse loi de rendement décroissant, qui les voient enregistrer moins à mesure que les conflits se multiplient. Elles enregistrent pourtant bien quelque chose, une sorte d’évolution sur le long terme de grandes tendances. La baisse des conflits est indéniable, liée à la hausse du chômage, à l’arrêt de l’inflation, au démantèlement des grandes entreprises, à la désindustrialisation, la crise du syndicalisme, la hausse des contrats pré­caires, la raréfaction des grandes mobilisations interprofessionnelles. Mais ces mêmes statistiques lissent les pics de conflictualité, négligent les petites entreprises et surreprésentent le poids des entre­prises publiques, sans que personne ne s’en soucie vraiment. Ni le patronat, bien sûr, ni l’État, ni même les syndicats, du reste, qui préfèrent souvent l’exem­plarité d’un conflit à une analyse quantitative qui ne leur serait pas forcément favorable.

la voix et le chiffre

Les séries statistiques des grèves offrent la matière première des débats théoriques et politiques qui se sont succédés : sur l’intensité de la lutte des classes, sur le changement social et le pouvoir politique ou, plus récemment, sur les « relations au travail » et les négociations collectives. Outils de connaissance et projets politiques se nourris­sent réciproquement. Ainsi, au début des années 1980, la CFDT abandonnera explicitement le « mythe de la grève » pour un « syndicalisme de négociations », relancé par les lois Auroux de 1982 sur la négociation d’entreprise. De son côté, l’État valorisera toutes les productions statistiques sur la négociation collective (édition d’un rapport annuel, création d’un service spécifique).

La statistique des grèves joue les cuivres dans la partition des « adieux à la classe ouvrière »... La grève dans le privé est ainsi vue comme la geste face aux plans sociaux, alors que la majorité des conflits ont toujours pour objet les traditionnelles négociations salariales et le temps de travail. Le groupe ouvrier reste considérable (5 millions d’actifs, soit le tiers de la population active), mais est privé de parole, renvoyé à des postures d’impuissance et de désespoir : le vote FN autant que la geste du désespoir à l’annonce des fermetures d’usines. Mais, mesurée à la sta­tistique qui la mesure, la grève est bien autre chose que la grève : la statistique des grèves a le triste visage du désintérêt de l’État à l’égard du monde du travail.

Notes

[1Cet article reprend une publication : « Comment interpréter les statistiques des grèves ? », Genèses, n°47, juin 2002, elle-même issue d’un travail de thèse de doctorat en scien­ce politique : Sophie Camard, Le patronage politique des conflits pour l’emploi. Le cas de la Seine-saint-Denis, Thèse, Université Paris l, 2001.

[2Michel Cezard, Jean-Louis Dayan, « Les relations professionnelles en mutation », p. 195 in INSEE, Données sociales. La société française, 1999.