à propos d’une courbe

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La cause est entendue : la grève serait devenue un résidu archaïque des rela­tions sociales employé par des catégories « privilégiées » comme les cheminots ou les fonctionnaires. Ce discours fortement idéologique s’appuie, comme souvent, sur des chiffres, des statistiques qui font apparaître un déclin de la conflictualité sociale depuis le début des années 1980. Or une telle lecture est doublement partiale : elle suppose transparent l’outil statistique, dont Sophie Camard décrit les défauts dans le domaine des grèves. Elle préjuge un peu vite d’une courbe en chute libre, dont Laurence Duchêne souligne au contraire les inflexions et les ambiguïtés.

Depuis 1975, on observe une tendance à la baisse du nombre JINT (Journées Indivi­duelles Non Travaillées), même si elle n’est pas continue. L’interprétation la plus courante consiste à souligner la moindre importance des conflits du travail dans notre société, preuve pour certains, soit que l’on est entré dans une société post-matérialiste, soit que c’est le travail même qui a perdu de sa centralité. En d’autres termes, la grève serait la dernière manifestation d’une sorte de conflit en voie de disparition : les conflits liés au travail.

L’année 1995 faisait jusqu’alors figure d’exception, puisqu’elle enregistre presque 6 000 000 de JINT, alors que 1989 et 1982 n’en avaient respectivement connu que 3 200 000 et 2 400 000. L’interprétation de la grève de 1995 n’en était que plus importante : s’agissait-il d’un dernier sursaut, l’épuisement de la grève dans le secteur privé faisant ainsi figure d’an­ticipation de ce qui allait advenir ? ou était-ce plutôt le signe d’un retournement de tendance ? Les trois années qui ont suivi faisaient pencher la balance pour la première interprétation. Mais dès 1999, le nombre de JINT augmente notablement dépassant le chiffre symbolique du million. Plus étonnant encore, l’augmentation se poursuit clairement en 2000 : 2 460 200 JINT. La baisse enregistrée en 2001 de 27% par rapport à 2000 (807 245 JINT) s’explique quant à elle assez étrangement par la baisse plus importante du nombre de journées de grèves dans la fonction publique, de sorte que la répartition des JINT entre privé et public s’inflé­chit : les grèves du secteur public ne représentent en 2001 « que » 62% du total de JINT contre 67% l’année précédente.

Plusieurs interprétations sont couramment mobilisées pour rendre compte de ces évolutions. La première consiste à faire de 1995 comme de 1999 ou 2000 les derniers soubresauts d’une forme d’action collective en voie de disparition : la part croissante en tendance depuis le début des années 1980 des JINT dues au secteur public témoi­gnerait en ce sens de l’inertie (!) dudit secteur public. Mais ce serait faire fi des causes conjonc­turelles qui expliquent de tels écarts. En effet, on considère habituellement que « l’activité revendi­cative » — comme on la nomme si bien — est liée au cycle économique : en période de croissance et de chômage plus faible, les conflits sont plus nom­breux. Ce serait en quelque sorte l’application de l’idée d’armée industrielle de réserve de Marx : si le chômage régresse, les salariés sont plus à même de revendiquer des augmentations de salaire ou des améliorations des conditions de travail puisqu’ils subissent moins la concurrence des chômeurs.

Mais en 1999 et 2000, ce sont aussi les accords de réduction du temps de travail qui sont en cause : paradoxalement, en ouvrant la boîte de Pandore d’une amélioration des conditions de travail — à travers la baisse du temps de travail — les lois Aubry ont contribué à redonner vigueur à la grève, au moins comme moyen ultime de pression dans une négociation. Il semble alors que c’est lorsqu’une perspective d’amélioration est possible que la rési­gnation (voire l’abattement) des salariés marque le pas. Finalement, en imposant le passage aux 35 heures et la nécessité de négocier son organisa­tion, c’est l’État qui a donné à voir les attentes des salariés. Nous sommes donc aujourd’hui dans une situation pour le moins ambiguë : classiquement la conflictualité (mesurée par la nombre de jours de grève pour 1 000 salaires) est d’autant plus élevée que l’entreprise compte plus de salariés, mais le nombre de JINT semble plus instable, la tendance longue à la baisse est en partie battue en brèche et les signes d’une tendance inverse sont contestables. C’est dire que les grèves de mai-juin 2003 ne sont pas, comme on l’a souvent entendu, les vestiges d’une contestation désormais dépassée.