Vacarme 39 / lignes

politiques de la joie

par

« N’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable », recommandait Deleuze. Une telle injonction, toutefois, exige des précisions : parce qu’elle paraît frayer dangereusement avec le reproche fait aux progressistes de confondre engagement et esprit de sérieux ; parce qu’elle semble, aussi, laisser en blanc l’affect qu’il faudrait opposer à cette tristesse. Deux tâches s’imposent alors : montrer que la droite n’a pas le monopole du rire, et ôter à la joie sa majuscule un peu intimidante pour la rendre aux expériences multiples qu’elle enveloppe.

En 1793, les aristocrates parisiens ont presque réussi à assurer pour toujours la victoire morale de la réaction contre tous les défenseurs de la révolution glorieuse, de la justice sociale et de la vertu paranoïaque. Ces culottés sont allés à l’échafaud dans la joie, ils dansaient en attendant la charrette, ils souriaient à leurs bourreaux. Sans haine, sans tristesse. Les salauds donc. Car que répondre à tant de noblesse légère et effectivement vécue, à tant de puissance d’affirmation de la vie jusqu’aux marches de la mort, à tant de capacité à en faire une source perpétuelle de joies ? Oui, les salauds, car ils ont ainsi ouvert la voie à cette constante du discours réactionnaire : « Mais que la gauche est triste, ressentimenteuse, amère, rapetissante ! » Et on ne se sent à chaque fois pas très bien face à un tel discours, on est un peu sans voix, parce que c’est vrai qu’en général elles ne sont pas bien gaies nos vies, pas bien affirmatives, pas bien séduisantes. Et que dans ces moments-là, on n’a pas non plus envie de se défausser, de dire qu’elles nous dégoûtent leurs joies, ou qu’elles sont un peu faciles. À d’autres moments, on pourrait, mais là non, on ne peut pas, alors on se tait ou on bégaye.

Pourtant, on a tort. On peut malgré tout répondre quelque chose. D’abord, on peut dire que cette joie démonstrative, « flamboyante » comme on dira plus tard des derniers légitimistes, n’a rien à voir avec la vraie joie, celle qui ouvre l’espace, dilate le cœur, fait vibrer le plus intime au rythme formidable de l’univers. C’est là d’abord une critique chrétienne, car, au moins sur ce plan, il faut reconnaître que les joies du sabre ne furent jamais celles du goupillon. Jean-Louis Chrétien vient d’écrire un beau livre sur ces dernières qu’il retrouve, à partir du psaume CXVIII (« Sur la voie de tes commandements, j’ai couru, lorsque tu as dilaté mon cœur »), de saint Augustin à Claudel, sous le concept justement de dilatatio cordis, de dilatation du cœur [1]. Or, une telle dilatation, qui élargit le cœur et ne donne pas simplement plus d’espace mais un autre espace, habité d’un autre amour et d’une autre liberté, n’a rien à voir avec celle de l’aristocrate qui, au contraire, ne veut à travers la sienne qu’affirmer sa particularité propre, trop étroite car trop particulière (ni universelle, ni singulière). Celle-ci est joie d’orgueil, recroquevillée en soi, quand celle-là est joie humble, ouverte à l’univers. Celle-ci est calculée, trop prévue pour paraître sincère — il lui manque encore cette effraction, cet imprévu, ce caractère justement presque inespéré qui caractérise la dilatation chrétienne (Proust dirait : il lui manque cette « griffe de la nécessité » qui caractérise toute vérité vécue ; Emily Brontë dirait : il lui manque cet amour « source de peu de joies visibles mais nécessaire »). Celle-ci, encore, est écume des plaisirs (la danse, la séduction, l’élégance, la fête) auxquels on s’accroche jusqu’au bout, donc légèreté et dispersion, quand celle-là est sans rapport avec les plaisirs communs — gravité et rassemblement. Avant Spinoza, Nietzsche ou Deleuze, il faut donc reconnaître que distinguer en nature sa joie de ses plaisirs, de son bonheur, ou de son indifférence à la mort, c’est une invention du christianisme universaliste contre tous les particularismes païens — une invention de tous ceux qui ont su lâcher prise, ne plus tenir aux biens d’ici-bas, ne plus s’attacher, même pas à soi. Oui, toute joie vraie est grâce, et non combat, conquête, ou nouvelle prise.

Ensuite, pourtant, on peut encore répondre autre chose. Car, après tout, on peut être aussi bien fatigué de ces joies chrétiennes qui non seulement ignorent le fait politique, sinon sous la forme d’une critique de l’orgueil des dominés plus encore que des dominants, mais surtout font appel à une gravité de la transcendance qui, en privilégiant les « pleurs de joie » sur les « rires de joie », rend un peu indistinctes joies invisibles et franche tristesse. On peut donc plutôt répondre ceci : la joie, ce n’est ni l’orgueil d’être, ni l’humilité de ne pas être assez, c’est plutôt l’expérience d’un étrange oxymore — orgueil humble, ou liberté inédite de mouvement qu’ouvre la possibilité de s’arrêter, ou encore légèreté de la gravité. Cela, c’est la réponse de Simone Weil lors des grèves de 1936. Et ce n’est pas une réponse chrétienne, quoi qu’on ait pu dire. C’est la mauvaise conscience de tous ceux qui n’ont jamais supporté les « établis » qui parle ainsi. Car, dans les lignes que Simone Weil écrit en 1936 aux moments des grandes grèves, il n’y a nulle trace de christianisme [2]. Il n’est pas question d’amour des pauvres, d’obéissance et d’humilité, mais de tout le contraire : c’est un « nous » ou un « on » qui parle, pas un « je » compatissant, et qui parle de fierté, de légèreté nouvelle, de libération des corps et non des âmes, et cette parole est une parole qui vient non du cœur mais des poumons : « Enfin, on respire ! C’est la grève chez les métallos ». Et Simone Weil de détailler alors cette joie : ce n’est pas une joie verticale, celle de sa supériorité aristocratique ou de la grâce de Dieu, mais une joie horizontale, celle de « pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte » ; ce n’est pas la joie du grand rire dominateur ou de l’éploration hors de soi, même s’il y a aussi des rires, des chants et des larmes, mais la joie des sourires, la « joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel » ; et c’est effectivement une joie des corps, « la joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé à la machine », et la joie d’une fierté retrouvée, la « joie de passer devant les chefs la tête haute », et donc la joie d’une revanche douce, la « joie de voir les chefs se faire familiers par force », « joie de les voir attendre docilement leur tour pour avoir le bon de sortie que le comité de grève consent à leur accorder » ; et c’est encore la joie d’un temps reconquis, à nouveau humanisé au sens le plus organique du terme, la « joie de vivre, parmi ces machines muettes, au rythme de la vie humaine ». En bref, c’est apparemment une « joie sans mélange », mais parce qu’en vérité c’est une joie mélangée, impure, parfaitement imparfaite : une joie politique au double sens du terme, la joie d’être ensemble par la joie d’être contre, en quelque sorte la joie de donner enfin une grande baffe aux chefs et aux bourgeois et d’en ressentir tant de libération, pour soi et pour tous, que l’on n’en éprouve même plus le besoin de continuer.

Enfin, on peut encore répondre autre chose, si l’on ne vit ni en chrétien, ni en grève. Et ce en se situant sur le terrain même de la noblesse, au moins de la noblesse fantasmatique ou si l’on préfère de la plèbe orgueilleuse, c’est-à-dire à la manière de Stendhal. Cette réponse s’élabore en deux temps. D’une part, c’est celle de Mathilde de la Mole au chapitre XII du Rouge et le Noir : cette joie crâne des aristocrates de 1793, ce n’est en vérité qu’un mélange de « résignation sublime » et de « peur du ridicule », c’est la joie de « moutons héroïques » qui manquent résolument « d’énergie » ; au contraire, Julien « n’a pas peur d’être de mauvais goût, lui ». D’autre part, c’est celle du Prince Korasoff, le dandy russe pédagogue de Julien, au chapitre XXIV : « L’air triste ne peut être de bon ton ; c’est l’air ennuyé qu’il faut. » La réponse de Stendhal est donc complexe, mais précieuse. C’est d’abord celle de Spinoza : la joie doit d’abord être « énergie », « augmentation de sa puissance » et ainsi lutte pour son « salut » (c’est-à-dire d’abord, au sens propre, sa santé) ; à l’opposé, une joie dans la résignation n’est qu’une pose, une joie d’apparat qui dissimule mal la peur panique de mourir ou la mort qui était déjà montée en soi avant de venir du dehors. Mais c’est ensuite une réponse hégélienne : face à la joie obscène de l’autre ou des autres, on ne peut pas opposer stérilement une apologie de la tristesse, il faut chercher le troisième terme qui permettra de dépasser l’opposition — l’énergie ou mieux encore l’ennui. Car l’ennui, ou plus exactement « l’air ennuyé », est bien la pose qui libère la joie de toute pose, qui lui permet de pérexister au-delà de tout rapport de forces. La joie « de ne pas commander et de ne pas être commandé » (définition stendhalienne du bonheur) est ainsi une joie horizontalement invisible qui passe nécessairement par la politique, mais pour aller au delà : la vérité de nos joies les plus politiques c’est de se dépasser dans un ennui complet pour les jeux de farine sociale et des rapports de commandement/obéissance.

De ce fait même, la joie stendhalienne est aussi bien encore autre chose qu’une joie dialectique, en fait et à tous égards une joie pré-nietzschéenne, c’est-à-dire une joie de la contradiction affirmée : joie d’être à la fois de « bon ton » et de « mauvais goût », brutal et bienveillant, aristocrate et jacobin, élégant et vulgaire, chrétien et païen, amoureux du naturel et férocement mondain, sublime mais tendre. En ce sens, Stendhal seul donne peut-être les clés de toute politique de la joie. C’est une politique qui fait feu de toutes joies, une politique du multiple ou de ce que Deleuze appellerait la grande « synthèse disjonctive » : une politique qui rassemble sur un même plan toutes les joies — chrétiennes et athées, au travail et en grève, collectives et solitaires — mais sans jamais les fondre dans un unique désir. Autrement dit, c’est une politique de la distinction mais non de l’opposition. Tant qu’on opposera joie et tristesse, ou joie et plaisir, ou joie et bonheur, ou plus encore joies mauvaises et vraies joies, on ne s’en sortira pas : toute joie profonde ignore la vraie joie. Il faut donc distinguer tous ces affects, mais au-delà d’eux la joie rassemble toutes ces distinctions dans un champ infini de possibilités nouvelles : joie d’être triste (la sublime mélancolie de l’opéra italien), joie des plaisirs les plus matériels (joie des « escalopes panées » et des sorbets servis dans les loges de la Scala), joie de se croire heureux (la musique et l’amour comme « promesse de bonheur »), joie d’être méchant (la politique), joie de se sentir bon (le rêve). En quelque sorte, répondre aux aristocrates de 1793 : oui, votre joie fut belle et ne manquait pas d’allure, mais comme elle était étroite, comme elle manquait de possibilités de vie nouvelle.

Notes

[1Voir Jean-Louis Chrétien, La Joie spacieuse, Essai sur la dilatation, Minuit, 2007.

[2Voir Simone Weil, « La vie et la grève des ouvrières métallos », in La Condition ouvrière, Gallimard, 1951 (2002).