Vacarme 39 / lignes

Une tragédie en trois actes

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En matière de politiques migratoires, évoquer la « forteresse Europe » présente deux défauts majeurs. D’une part, cela conduit à s’imaginer les frontières comme un mur, dense, continu et opaque, alors que leur tracé ne sépare plus aujourd’hui les territoires, mais serpente en eux et pousse ses pointillés invisibles jusqu’au plus intime des vies individuelles. D’autre part, cet imaginaire fortifié fait des migrants des assaillants qui tantôt se faufilent et tantôt surgissent de manière imprévue. On néglige ainsi la manière dont cette irruption, aménagée et mise en scène par les gouvernements, est une pièce centrale dans la négociation entre États. Plutôt qu’une forteresse, il faut penser l’Europe comme ville, et le Sud comme scène.

S‘il fallait choisir une image pour incarner les politiques actuelles d’immigration, je prendrais celle de l’agent de la circulation, ou plutôt, en cette époque dite globale, celle d’une multiplicité d’agents tentant de réguler les mouvements des humains, comme ceux qui dirigent le trafic urbain. Les migrants bougent, obéissant à l’injonction qui veut que les humains se déplacent, même si leurs voyages sont souvent ceux d’un temps hors du temps, ou du moins hors du temps pensé comme unique et universel par ceux qui parlent le langage de la globalisation.

Nullement respectueux du temps accéléré, ils marchent, montent dans un avion ou un bateau, embarquent sur un canot pneumatique ou un rafiot délabré, courent après les wagons d’un train, se glissent entre les roues d’un camion, en un aller simple quand la plupart des voyages sont des allers-retours. Ils partent, mais souvent leur mouvement s’enlise dans une zone-parking, une halte imprévue où ils restent bloqués, des mois voire des années, comme les Rroms kosovars dans les rues de Belgrade. « Anges gardiens » de leurs déplacements, les agents, certains humains d’autres automates, radars et instruments de haute technologie, enregistrent leur passage.

La scène est celle d’une ville avec sa circulation, ses doubles sens, sens uniques, voies sans issue, parkings, obstacles imprévus, embouteillages, zones piétonnes. Soit les règles qui rendent la circulation possible, et les acteurs qui veillent à leur respect : agents, gardiens de parking, et aussi panneaux. La circulation des humains, du point de vue de son contrôle, n’est au fond guère différente : un ensemble de politiques et de pratiques, décidées sur les bancs de la démocratie représentative ou élaborées in situ. Les efforts d’harmonisation qui visent à figer ces parcours n’aboutissent jamais, et il faut avoir recours à des instruments divers — permis de séjour, visas, documents d’entrée et de sortie, empreintes digitales, données biométriques, camps d’internement ou d’identification — pour rendre ces itinéraires parfaitement contrôlés et balisés. Les hommes et les femmes qui les empruntent peuvent néanmoins s’en écarter, improvisant devant les obstacles qu’ils rencontrent : barrages inattendus, murs, postes de contrôle, parfois mis en scène comme une forteresse autour de laquelle se forment des zones de parking (les « camps de la forêt » marocains aux portes de Ceuta et Melilla, le camp en bordure du campus universitaire d’Oujda) qu’on ne peut traverser que par des pistes, des voies de sortie improvisées mais étroites qui filtrent les arrivées. Des digues, en somme.

L’image de la ville et de la circulation s’impose également à l’arrivée, où l’obsession du contrôle exige de nombreux complices : fonctionnaires, humanitaires, parfois même les associations antiracistes. Voire les migrants eux-mêmes, en Italie par exemple, où une nouvelle loi sur les communications électroniques les associe à l’exercice du contrôle : pour entrer dans un café Internet, les immigrés doivent présenter au gérant, souvent lui-même immigré, leur permis de séjour. On ne peut ni s’asseoir ni communiquer si l’on n’a pas de papiers : ce n’est qu’un degré supplémentaire dans une échelle de contrôles, souvent imperceptibles, dans les États de cet étrange pays, jamais défini parce que continuellement en expansion, qu’est le territoire Schengen.

Les modes de tracé des frontières sont une nouveauté fondamentale de notre temps ; ils reflètent cette évanescence de l’espace qui, selon certains, constitue l’expérience du monde actuel, un espace de pur passage auquel correspondent des réseaux de contrôle invisibles qui se sont adaptés aux corps en mouvement. Mais les réseaux qui contrôlent le mouvement ou l’immobilité des migrants ont ceci de caractéristique qu’ils engendrent en permanence des espaces de nulle part où c’est l’espace lui-même que l’on veut faire disparaître.

Jadis, tracer une frontière c’était laisser une trace sur un territoire, séparer un lieu d’un autre. Les États-nations se sont coulés à l’intérieur des tracés définis sur les cartes, la différenciation des territoires s’est focalisée, dès la fin du XIXe siècle, précisément sur ces lignes de frontières en deçà desquelles il avait auparavant fallu homogénéiser l’espace et la population, en inventant de nouvelles pratiques sur la longue durée.

Pour qu’un espace homogène soit habité par une population homogène, il faut inventer les critères de l’homogénéité, identifier ceux qui y répondent, les distinguer de ceux qui n’y rentrent pas. Tracer une frontière, du point de vue des individus, signifie donc leur assigner un territoire, un espace en propre, et contrôler leurs déplacements, leur interdire ou leur autoriser les espaces qui leur sont étrangers. Un espace doit toujours être délimité ; bien qu’en expansion continuelle et ne coïncidant pas avec les frontières de l’Union européenne, l’espace Schengen n’échappe pas à cet impératif. La distinction entre frontières internes et frontières externes obéit à cette loi universelle de la détermination du périmètre qui fait d’un espace, un espace localisé et identifiable.

Or à l’intérieur comme à l’extérieur de ce lieu règne une singulière obsession de la frontière qui, tout en la rendant toujours plus invisible et non localisable, la fait irradier partout où se déplacent ceux qui ne sont pas autorisés à la franchir : tant à l’intérieur des frontières externes, où pour chaque individu est trouvée une forme d’enfermement, qu’à l’extérieur, un extérieur à son tour en expansion continue.

Cette obsession de la frontière saisit l’espace géographique et physique, ne distingue plus les territoires mais les envahit pour en effacer l’espace et réduire les individus à leur corporéité. On a pu parler de frontières biographiques ; je les appellerai biographies-frontières ou biographies à la frontière, en ce sens qu’une part significative de l’existence des individus passe à travers des formes multiples d’enfermement et de contrôle.

Ces politiques ont cependant besoin, pour être acceptées, d’une légitimation générale qui établisse un « pacte de sécurité » entre les États et leurs populations qui, face à la menace d’une hypothétique invasion, laisseront faire les représentants des « démocraties », perdant ainsi toute idée de ce qui est à l’œuvre derrière ces pratiques.

C’est ce qui advient, depuis quelques années, dans ces espaces que j’appellerai « théâtres du Sud » : des lieux théâtralement mis en scène où se déroule un spectacle qui semble prendre par surprise les gouvernements et l’Europe, au point qu’on a l’impression que leur réponse est improvisée, contradictoire, tandis que dans les coulisses se trament, fil à fil, les politiques et les intérêts d’un continent par rapport à un autre.

Figurants de ce spectacle, les hommes et ces femmes qui migrent : nombreux si on s’attache aux individus et à leurs mouvements, blocages, retours forcés ou expulsions ; peu nombreux, dans le contexte général des migrations et des pourcentages de migrations de l’Afrique vers l’Europe. {{}}

Déjà, au début de 2004, Ruud Lubbers, Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, après s’être prononcé en faveur du projet anglais de camps de tri hors d’Europe pour les demandeurs d’asile, propose un plan d’externalisation de l’asile. Il accepte également que l’Europe finance la création de « projets pilotes » pour installer un système national d’asile dans les pays du Maghreb, maillon indispensable à l’instauration de ce « royaume de nulle part » au flanc de l’Europe et aux confins de ses enclaves coloniales. Je veux bien évidemment parler du Maroc.

Dès la mise en route du projet, aux sans-papiers de passage dans le royaume marocain se sont ajoutés les sans-papiers demandeurs d’asile et les sans-papiers réfugiés, qui, bien que munis les uns et les autres de papiers délivrés par le HCR, sont considérés et traités comme tous les autres sans-papiers par le gouvernement et les policiers marocains.

Tandis que les réfugiés espèrent d’une nouvelle politique du HCR leur réinstallation en Europe, au Canada ou aux États-Unis, les demandeurs d’asile attendent de devenir réfugiés pour ensuite espérer à leur tour, d’une nouvelle politique du HCR, leur réinstallation. Combien sont-ils ? On ne connaît, et encore partiellement, que le nombre de « sans-papiers réfugiés » sur le sol marocain : « environ 350 » selon le représentant du HCR à Rabat. Les demandeurs d’asile ? Pas plus de 1 500 ou 2 000. Ces chiffres sembleraient dérisoires s’il ne s’agissait de vies humaines, mais les politiques du spectacle ont besoin de chiffres dérisoires.

Revenons au spectacle des « théâtres du Sud » par une chronologie. Comme toute représentation, c’est un peu lent au premier acte, surtout au début, ensuite une pause, puis crescendo vers la fin.

L’île de Lampedusa, de l’été 2002 à l’automne 2004, avec ses plages blanches, le quai du petit môle où arrivent les migrants, et son camp, est la toile de fond du premier acte. Loin de l’Italie, loin de la Sicile, Lampedusa a, trois étés durant, fonctionnant d’abord comme fabrique de « clandestinisation » des migrants puis comme lieu d’expulsion vers la Libye, été un lieu de frontière, de mer, d’Italie, d’Europe, déjà externalisé dans ses pratiques puisqu’aucune des normes légales en matière d’immigration, même la plus restrictive, n’était respectée à l’intérieur du camp.

Non seulement on a fait disparaître les migrants derrière des barbelés, mais ils ont été humiliés par les policiers et les employés de la société gestionnaire du camp, qui ont aussi fait des affaires sur leur dos ; ils n’ont surtout été ni identifiés ni légalement retenus : les juges et les avocats, acteurs indispensables de l’application de la loi, n’avaient pas l’habitude de fréquenter cette île perdue. Invisibilité en toile de fond, mais au premier plan, dans la presse et les télévisions régionales et nationales, omniprésence de mai à octobre des arrivées, pardon, des « débarquements ».

Seule l’insistance du Comité européen pour la prévention de la torture auprès du ministère de l’Intérieur, en décembre 2004, a permis que soit connu (en avril 2006) le nombre exact des arrivées : 45 566 de 1999 à 2005.{{}}

Au même moment, sur l’île la plus photographiée d’Italie, cette frontière où sont mises en scène les frontières, s’est produite une escalade dans les pratiques, conséquence inévitable des expérimentations d’externalisation pratiquées sur l’île depuis des années.

Entre le 1er et le 6 octobre 2004, 1 200 hommes menottés ont été hissés à bord d’avions, Alitalia au début, vols militaires ensuite, puis livrés en Libye, leur pays de transit, au colonel Khadafi, et enfermés, plus ou moins longtemps, dans des camps, avant d’être rapatriés ou abandonnés dans le désert. Cette pratique, probablement déjà expérimentée en catimini, fut alors officialisée pour permettre le retour de la Libye sur la scène politique, décrété en toute hâte quelques jours plus tard (le 11 octobre) par une décision du Conseil européen des ministres des Affaires étrangères qui levait définitivement les sanctions contre ce pays.

Événement historique, cette première expulsion à grande échelle menée par l’Italie républicaine est devenue, depuis ces jours d’octobre, pratique habituelle, et pas seulement à Lampedusa.

Lampedusa n’explose pas, Lampedusa n’est pas envahie, mais Lampedusa explose et continue à exploser dans les gros titres de la presse nationale et internationale, pendant que sous le bras de mer parcouru par les barques des migrants s’écoule un courant de gaz, le Greenstream, qui va, par le détroit entre Malte et Lampedusa, de Mellitah en Libye, à Gela en Italie, où il est raccordé au réseau national. 520 km de long pour le plus grand gazoduc de Méditerranée, inauguré par Khadafi et Berlusconi le 7 octobre 2004.

Avions chargés de migrants vers la Libye, gaz vers l’Italie : ce n’est pas à proprement parler un échange ; le petit port de Lampedusa sert aussi de figurant pour la circulation du gaz, pas seulement pour les expulsions de migrants.

Fin du premier acte et pause, durant laquelle l’externalisation devient pratique courante : tandis que l’Union européenne fait mine de discuter l’opportunité et la faisabilité des projets de « campification » de l’Afrique, l’Italie finance la construction par Khadafi de trois voire quatre camps où le colonel internera des migrants expulsés vers la Libye, des migrants tentant de quitter la Libye et, surtout, des migrants établis en Libye depuis des années sans aucun désir de rejoindre l’Europe.

Le second acte ne peut que commencer par un{{}}drame. De l’expulsion italienne, le royaume du Maroc a retenu qu’une tragédie est nécessaire pour renverser les rôles dans les tractations avec l’Europe et devenir agent à part entière de ses politiques. Mais, après le spectacle des expulsions et les morts invisibles en Libye, il fallait, pour arracher le rôle au grand acteur Khadafi, franchir un degré dans la dramatisation, sachant que l’Europe laisserait faire ou collaborerait (ce qui a effectivement été le cas).

La guerre, auparavant souterraine et soigneusement cachée, fit irruption durant deux nuits de 2005, entre fin septembre et début octobre. Après les morts de Ceuta et Melilla, le gouvernement égyptien pouvait tirer sur une foule d’hommes, de femmes et d’enfants occupant pacifiquement une place, tandis que Sa Majesté le Roi du Maroc continuait à répéter qu’à la différence de la Libye le Maroc ne croit pas que la création de centres de détention puisse contribuer à résoudre le problème.

Le Maroc est une barrière de sécurité infranchissable : il suffit pour cela des 7 000 hommes (Gendarmerie royale, Sûreté Nationale et Forces auxiliaires) déployés sur tout le territoire, tout particulièrement sur le littoral, des patrouilles conjointes hispano-marocaines créées en 2004 dans les eaux du détroit et de l’Atlantique, flanquées de celles, marocaines, déjà existantes, et des effectifs répartis le long du littoral après les nuits de Ceuta et Melilla. Un territoire privé de toute voie de sortie sauf pour les aspirants émigrants les plus fortunés ; aux autres ne reste plus qu’à inventer de nouvelles stratégies de contournement.

C’est peut-être là l’image de l’émigration depuis le Maroc, après un an de guerre ouverte et médiatisée : une division des migrants non pas en classes mais par lieux de provenance. Les Marocains, qui commencent leur voyage au Maroc, ont su trouver cette capacité de réorganisation qui a manqué aux Subsahariens, prisonniers des mille rets du royaume. Pour l’Europe, rien ne change tant que le nombre des migrants qui arrivent depuis les Canaries ou la Libye est à peu près identique à celui des années précédentes, quand les voyages se faisaient en franchissant les 14 km du détroit ou en partant vers les Canaries depuis le sud du Maroc.

Pour les migrants en revanche, ceux qui partent comme ceux prisonniers du « royaume de nulle part », tout change : les risques du voyage, pour qui réussit à l’entreprendre ; la vie invivable, pour qui reste bloqué.

Nous arrivons à la fin de la pièce. Un dernier spectacle des arrivées, tandis que les morts en haute mer restent en toile de fond. On ne les convoque au premier plan que pour cautionner, en invoquant l’« humain », les pratiques plus terrestres et inhumaines des accords de réadmission,{{}}construction de camps, expulsions, soutien aux politiques des gouvernants africains, et, dans l’ombre, accords économiques, de pêche et de fournitures énergétiques, dont l’Espagne et l’Europe ont un grand besoin.

Nous sommes dans l’archipel des Canaries, devant l’un des nombreux cayucos photographiés cet été par les journalistes du monde entier. Pour les bloquer — mais s’agissait-il vraiment de cela ? — après la comptabilité macabre du nombre de morts,{{}}l’Espagne a envoyé son armée en Mauritanie pour y installer des camps ; une fois leur construction menée à bien, les expulsions ont commencé.

La Mauritanie domptée, ce fut le tour du Sénégal, plus rétif à première vue, mais qui, dans le moment où il protestait contre les premières expulsions, calculait la somme à réclamer à l’Espagne et à l’Europe.

Ici aussi un premier plan, et en coulisses, claironné par le gouvernement modèle de Zapatero, le redéploiement diplomatique de l’Espagne en Afrique, dont il faudra éplucher les accords économiques qui l’accompagnent.

Lui fait écho, à la fin de l’été, à nouveau l’Italie, jalouse de ce premier plan canarien et arborant toujours sa petite île.

La scène se déplace à nouveau vers la Libye, en une partie de ping-pong entre ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères des États du sud et de l’Union européenne. Les migrants y servent de balle.

Post-scriptum

Cet article est repris d’une intervention au colloque « Immigration, transit et rétention, le Maghreb à l’épreuve des circulations transsahariennes » (IREMAM, novembre 2006, Marseille), publiée dans Federica Sossi, Migrare. Spazi di confinamento e strategie di esistenza, Il Saggiatore, Milan, 2007. Traduit de l’italien par Jean-Jacques Branchu.