Vacarme 39 / cahier

le chaud et le froid entretien avec Jørn Riel

L’anthropologie et la littérature circulent entre les mêmes mirages, auxquels elles se brûlent sitôt qu’elles les rejoignent. La première est prise entre le rêve de saisir l’humanité à sa source, et la hantise de voir les peuples disparaître à mesure qu’elle les rencontre ; la seconde, de même, rêve ici d’une écriture intacte comme la neige, là de témoigner après le naufrage comme Ismaël de la baleine blanche. Toutes deux, pourtant, n’ont de chance qu’à arpenter le trajet entre ces pôles adverses, à les réaffirmer pour s’en éloigner sans cesse, à comprendre et à raconter au milieu, en chemin.
Né en 1931, Jørn Riel est écrivain et anthropologue. Pliant l’un dans l’autre les deux parcours, il chante La Fête du premier de tout, témoigne pour Le Jour avant le lendemain, mais cherche l’essentiel dans les histoires que les hommes s’échangent en cours de route, du Groenland où il vécut longtemps à la Malaisie où il réside aujourd’hui, et d’où il a bien voulu nous répondre. Un inédit complète l’entretien : il y est question de voyage.

Propos recueillis par Joseph Confavreux, Stany Grelet, Philippe Mangeot&Mathieu Potte-Bonneville.

Vu d’ici, vous apparaissez comme un écrivain du Grand Nord, à l’exception d’un détour par la Papouasie (La Faille). Est-ce une illusion d’optique ?

J’ai écrit quarante et un livres, ils n’ont pas tous été traduits en français. La moitié d’entre eux concerne le monde arctique. Les autres ont lieu dans des endroits très divers, en Asie, en Amérique, en Afrique du Sud, au Vietnam... Pour vous faire une idée des livres que vous n’avez pas lus, imaginez qu’ils s’apparentent à La Faille plus qu’à la série des Racontars arctiques. Ils rentrent dans la catégorie de mes livres « sérieux », ceux dont j’espère que leurs histoires ne disparaissent pas une fois qu’elles ont été racontées. Ils traitent principalement de la folie de la guerre, de la façon dont des hommes peuvent être pris dans cette folie et tentent d’y échapper. Les livres « arctiques » que vous connaissez sont plus drôles et plus divertissants. En France, je dois donc être un auteur « drôle ».

Comment décririez-vous, dans ces conditions, l’unité de votre œuvre romanesque ?

La seule unité est celle de mon expérience. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie. J’ai vécu dans le Nord-Est du Groenland ; j’ai passé des années en Arctique, puis j’ai été engagé par les Nations unies, comme « observateur civil ». J’ai ainsi parcouru le monde entier. Pas un de mes livres qui ne soit lié à ces voyages.

Est-ce parce que vous étiez écrivain que l’ONU vous a embauché ?

Non, je ne crois pas. C’est parce que je suis pilote et télégraphiste. Quand j’étais jeune, je voulais rejoindre une expédition en Arctique, j’avais fait une école de navigation à Copenhague. Dans les années 1960, l’ONU cherchait des navigateurs et des radio-opérateurs — toutes les communications étaient en morse. Pour tout vous dire, ce n’était pas un boulot très plaisant : il s’agissait de missions dans tous les points chauds de la planète, des endroits en guerre, des endroits où il y avait eu la guerre, des endroits où se préparait une guerre. J’étais chargé d’observer et de témoigner de ce qui arrivait aux populations civiles — ces gens « normaux », ces petits qui souffraient directement de décisions qui les dépassaient.

Comment s’articulent, chez vous, l’acte de voyager et celui d’écrire ? L’histoire naît-elle de la découverte d’un pays ? Ou est-ce plutôt, à l’inverse, le désir d’une fiction qui vous engage dans un voyage ?

Il y a toujours eu des interactions entre les deux. Pour ma trilogie inuit, par exemple (Le Chant de celui qui désire vivre / Hek, Arluk, Soré), tout est parti de l’expérience du pays lui-même. Au départ, je ne savais rien des Indiens d’Alaska. Alors j’ai cherché, j’ai tenté d’attraper quelque chose de leur expérience. Je voulais que mon livre soit aussi juste que possible du point de vue de la restitution de cette expérience. Pendant trois ans, j’ai vécu comme un Eskimo ; j’ai parcouru en bobsleigh les espaces que traversent mes personnages ; j’étais accompagné par des Eskimos.

Ce pourrait être la démarche d’un ethnologue : quels sont pour vous les liens, mais aussi les différences, entre l’ethnographie et la littérature ?

C’est un peu comme deux chevaux qui courent l’un à côté de l’autre. Dans mes livres inuit comme dans mes livres papous, ils sont inséparables. L’ethnographie est sèche, la littérature est juteuse. La première est aride, l’autre est charnelle. Vous voyez ce que je veux dire ?

Êtes-vous lu par des ethnologues ?

Je fais en sorte que tous mes livres soient ethnographiquement corrects, je veux que personne ne puisse me prendre en défaut sur ce point. Ma fantaisie de romancier doit plier devant cette vérité-là. Et je dois dire que, parmi les critiques négatives de mes livres, j’en ai entendu très peu qui se réclament d’une vérité ethnologique que j’aurais trahie.

Quelque chose nous plaît particulièrement chez vous : la façon dont vous montrez des subjectivités, dont vous décrivez des trajectoires d’individualisation — ce qui tranche avec une représentation « typologique » des autochtones, plus ordinairement envisagés sous l’angle de la collectivité. Est-ce cela, l’enjeu du roman — fût-il ethnographique ?

Peut-être. Mais je n’ai pas de parti pris théorique a priori. Ce qui domine, c’est l’envie de raconter l’histoire de mes personnages. Et de cette envie, qui me vient spontanément, découle la manière de raconter l’histoire. Dans certains cas, je peux être intéressé par des histoires dont j’ai le sentiment que les mots pour la dire auraient pu être les mêmes il y a des siècles. Mais je peux aussi être intéressé, à l’inverse, par des histoires où les personnages s’inventent eux-mêmes, littéralement.

Dans certains de vos livres, il y a des dessins et des cartes. Quel en est le statut ? Sont-ils fictionnels ? Ou prétendent-ils, justement, garantir une vérité ethnologique ?

Ils relèvement de la fiction, absolument. Ce sont plus ou moins des cartes imaginaires.

Plus ou moins ?

Si vous prenez la série des Racontars arctiques, les stations consignées sur les cartes ne correspondent pas à la réalité que j’ai observée. C’est que certains des gars dont je parle sont encore en vie, et que leur anonymat doit être garanti. J’ai donc changé les noms, et les localisations, les fjords exacts...

Les trappeurs des Racontars existeraient vraiment ?

Bien sûr qu’ils existent. Mes livres partent toujours de chair et de sang. Mais il y a des nuances et des degrés. Certains d’entre eux sont plus ou moins réels. Par exemple, certains de mes personnages sont construits à partir de deux ou trois personnes que j’ai pu connaître. Je n’écris pas des romans « à clé ». J’ai souvent dit que les Racontars étaient des récits absolument vrais du Groenland Nord ; tellement vrais qu’on pourrait les prendre pour des mensonges.

Et ces personnes réelles qui inspirent les personnages des Racontars, les ont-elles lus ?

Oh oui. Et ils ne cessent de me reprocher d’être en dessous de la vérité : « Pourquoi n’as-tu pas dit ceci ou cela ? Tu minimises... » Maintenant, c’est moi qui décide. Il est arrivé qu’ils me racontent des histoires dont j’estimais qu’aucun lecteur ne pourrait les gober. Je les transforme donc comme bon me semble.

Au cœur de vos histoires, il y a souvent des conteurs. C’est le cas bien sûr d’Anton, dans les Racontars, mais aussi de Soré dans le roman qui porte son nom... En un sens, tous vos livres disent qu’on ne peut pas vivre sans histoire.

C’est une question de plaisir. Vous savez, dans le Grand Nord, la nuit d’hiver est longue. Et les histoires sont le seul divertissement à portée de main. Un bon conteur, c’est celui qui termine son histoire quand tout le monde dort déjà. Le meilleur conteur est donc le dernier à aller se coucher. Quand je vivais au Groenland, il n’y avait là-bas à peu près que des bons raconteurs d’histoire. C’était dans les années 1950. Depuis, les choses ont changé tellement vite que je ne crois pas que vous en trouveriez encore beaucoup.

Est-ce, justement, parce que vous êtes un bon conteur que vous aimez les cycles romanesques, les séries ? On connaît de vous deux trilogies — La Maison de mes pères et Le Chant pour celui qui désire vivre. Y a-t-il là un enjeu spécifique de votre écriture ?

Ce n’est pas un goût concerté. L’idée vient au moment où vous écrivez le premier volume. Vous avez le sentiment que vous ne pouvez pas abandonner le fil que vous suivez, que vous ne parviendrez pas à l’épuiser en un seul livre. Cette sensation, je l’ai eue tout particulièrement avec You live in your name, une autre trilogie qui n’a pas été traduite en français, et qui suit en quelque sorte mon propre parcours, entre le Danemark et l’Indonésie. Au départ, je n’avais projeté qu’un seul livre. Mais cela n’aurait pas tenu dans un seul volume. J’ai dû céder, j’ai fait une trilogie.

Quand vous entamez un roman, en avez-vous déjà la fin en tête ?

Cela dépend. Je tiens toujours une fin prête, mais ce n’est pas toujours celle-là qui s’impose. Quand on écrit, on a beau avoir une histoire en tête, il y a un moment où les personnages prennent la main, et suivent leur propre piste.

Quelles sont vos références littéraires ? Certains écrivains vous inspirent-ils particulièrement ?

Je ne peux pas répondre à cette question. Chez moi, l’écriture est quelque chose qui vient tout seul. Je me vois comme une sorte de médium qui raconte les histoires qui lui viennent spontanément. Je ne fais rien à proprement parler — exception faite bien sûr de mes recherches ethnographiques, mais elles ne relèvent pas exactement du domaine de la littérature. Les Inuit parlent du « cadeau de savoir raconter ». Pour autant que je m’en souvienne, j’ai toujours eu ce don. J’avais neuf ans quand j’ai écrit ma première histoire, pour moitié en vers parce que j’adorais la poésie ; et j’avais quatorze ans quand ma première histoire a été publiée.

Vous définiriez-vous comme un écrivain danois ?

J’ai quitté le Danemark il y a cinquante ans. J’aimais le pays que j’ai quitté ; j’ignore si j’aimerais le Danemark d’aujourd’hui : c’est un pays que je ne connais pas. J’ai pourtant encore quelque chose de commun avec le Danemark, c’est la langue. J’y tiens énormément. J’ai veillé à cette langue pendant cinquante ans avec beaucoup de soin. Et je n’ai jamais pensé écrire qu’en danois. Toutes les histoires que j’ai inventées l’ont été en danois ; toutes celles que j’ai recueillies, je les ai traduites. Je ne crois pas que la traduction les ait particulièrement affectées. Mais en tout cas, cela doit faire de moi un écrivain danois.

Et comme un écrivain eskimo ?

Non, je ne dirais pas cela. Je dirais plutôt qu’il y a dans mon expérience d’écrivain une proximité avec ce que serait un écrivain eskimo. Pour le dire autrement, j’espère que je m’en approche. Une précision, tout de même. Il n’y a pas de tradition littéraire eskimo, pas d’écrivain eskimo à proprement parler : il y a des conteurs. Et c’est à cela que j’aspire : être un conteur. En attendant, je suis l’écrivain des conteurs.

Vos livres ont-ils été traduits en langue inuit ?

Beaucoup le sont. Il semble que mes livres remplissent pour eux la fonction qu’avaient jadis les histoires racontées par les conteurs, ces longues nuits d’hiver dont je vous parlais tout à l’heure.

Voulez-vous dire qu’il y a des pratiques de lecture collective de vos livres ? En général, la lecture est une pratique individualisée.

En effet, mais si j’en crois le nombre d’exemplaires vendus ces livres sont très populaires.

Avez-vous le sentiment qu’une littérature inuit est en train de naître ?

C’est encore un phénomène très rare. Vous savez, il s’agit d’une langue très minoritaire ; c’est une difficulté. Mais chaque fois que l’occasion s’est présentée, j’ai encouragé les conteurs eskimos : « Ces histoires que tu racontes, pourquoi tu ne les écris pas ? » Je dois dire que je n’ai pas eu jusqu’à présent beaucoup de succès, ce qui ne m’empêche pas de continuer d’espérer.

Vous avez une adresse électronique en .nu. Êtes-vous un militant de l’affirmation politique du Nunavut ?

Je pense que le Nunavut est trop petit — beaucoup plus petit qu’il devrait l’être en droit : il faut espérer qu’un jour la Grande-Bretagne et le Danemark l’admettent aussi.

Diriez-vous que vos livres contribuent en tant que tels à ce combat ?

Je l’espère. Tous les livres qui parviennent à intéresser du monde à ce monde y contribuent.

Avez-vous gardé des liens avec le Groenland ?

Je vis très loin, je ne suis plus aussi proche de ses habitants que j’ai pu l’être. Je m’y rends quand même tous les deux ans. Je vais dans le Groenland Est, qui est le Groenland oublié. Quand on parle du Groenland, on pense surtout à l’Ouest, parce que tout ce qui s’invente de sophistiqué vient de là. Mais mon cœur va au Groenland Est. C’est le Groenland le plus sauvage, le plus beau, celui dont la flore et la faune ne se retrouvent nulle part ailleurs. Et nulle part ailleurs on ne ressent plus de paix.

Avez-vous le sentiment d’être en dette avec ceux que vous y avez rencontrés — et particulièrement les Inuit ?

Je leur dois presque tout. Avant tout, je leur dois de m’avoir appris comment mener ma vie, comment me débrouiller tout seul, même dans les conditions les plus dures — comment être libre. Je suis arrivé au Groenland en 1951, je venais de mon Danemark natal. C’est un peu difficile à expliquer en anglais, mais je me sens libre. Et c’est à eux que je le dois. Quand vous vivez dans un endroit où personne ne vient se mêler de ce que vous faites, où vous n’avez aucun compte à rendre, il y a là de quoi vous rendre libre.

Vous semblez être fasciné par le « jour avant le lendemain », pour reprendre le titre de l’un de vos livres : en d’autres termes, ces moments qui précèdent immédiatement la rencontre avec l’homme blanc. Que cherchez-vous précisément dans ces moments, et dans ces personnages encore « vierges » de tout contact avec l’Occident ?

C’est toujours la beauté que je cherche dans mes personnages. Il y a de la beauté chez la Niniok duJour avant le lendemain, cette grand-mère qui prend soin de son petit-fils comme s’il était le dernier homme vivant, le dernier dépositaire de l’humanité. Je dis « beauté », le mot est vague. Disons [en français] le courage ? Vous voyez ce que je veux dire ? Non, en fait, je ne trouve pas de mot plus juste que la beauté.

Les Racontars peuvent être lus comme une fable de la communauté, de la façon dont elle se fabrique, dont elle fonctionne, dont elle s’établit sur des pratiques d’hospitalité. Les personnages « négatifs » des Racontars sont ceux qui, justement, ne comprennent pas comment ils sont accueillis et comment ils devraient se comporter : en particulier, les prêtres et les touristes...

Il y a très peu de gens dans le Nord-Est du Groenland. La vie y est très rude. Les méchants, ceux qui ne savent pas s’y prendre, n’y tiennent pas longtemps. Soit ils apprennent à se conduire correctement, en suivant les règles tacites qui s’y sont élaborées ; soit ils s’en retournent en Europe. Quand j’y ai vécu, nous étions tout au plus 18 personnes sur toute la côte. Quand on était malade, ou triste, ou déprimé, il n’y avait pas grand monde alentour. Il fallait faire 250 km pour joindre le voisin le plus proche. Et 1 000 km pour aller chez le médecin. Nous devions nous débrouiller par nous-mêmes. Ce qui veut dire que nous étions très dépendants les uns des autres. Il était donc indispensable de savoir qu’il y avait des amis dans les parages, si lointains soient ces parages.

Avez-vous un nouveau roman sur le feu ?

J’écris le dernier volume des Racontars. Ce sera le douzième.

Faut-il que les Racontars aient une fin ?

Douze, cela suffit.

Vous écrivez des racontars arctiques en Malaisie, où vous vivez. La distance est-elle une condition de votre écriture ? Vous faut-il être au chaud pour écrire sur le monde arctique ?

Je ne dirais pas que c’est une condition. Cela dit, nous avons ici un appartement sur la côte, où je vais souvent et où j’aime à écrire. Et quand j’y suis, à regarder la mer et la côte malaise, c’est un peu pour moi comme si j’étais dans ma cabane du Groenland. Maintenant, c’est vrai que j’ai décidé de vivre au chaud. Vingt ans en Arctique, cela suffit. Particulièrement quand on a une famille. L’Asie du Sud-Est un endroit idéal pour décongeler quand on a été au frais pendant tant d’années.

Entre la banquise et la jungle, il y a évidemment d’énormes différences, qui induisent des différences importantes d’expérience de l’espace. Cela a-t-il des répercussions sur les formes de l’écriture ?

Il s’agit en effet d’expériences d’écriture complètement différentes. Je dirais juste que c’est plus drôle d’écrire sur l’Arctique. Parce que je sais que ceux dont je parle éprouvent la même liberté que celle que j’ai connue quand je vivais là-bas. C’est donc une question de plaisir : des vies plus plaisantes, une écriture plus gaie.

Post-scriptum

Les livres de Jørn Riel ont paru en français aux éditions Gaïa (quelques titres ont été repris par 10/18). Parmi eux, on recommande particulièrement les trois volumes du Chant pour celui qui désire vivre : Hek ; Arluk ; Soré, l’ensemble des Racontars arctiques et Le Jour avant le lendemain.

Merci aux auteurs d’Apsuma. Dans les traces de Jørn Riel, éditions Gaïa, 2003.