Vacarme 39 / cahier

la promenade de l’ornithorynque

par

Sur la grève après des nuits et des nuits d’une marée noire épaisse que l’obscurité avait encore épaissie, le sable au matin s’est couvert de débris clairsemés, de coquillages, de galets, de petits os blancs. Les pièces détachées d’un désastre. Un étal de broutilles, une quincaillerie accrochée aux berges, riante à la lumière. Aucun oiseau. Aucune plainte.

Un des enfants m’a dit qu’il préférait ne pas savoir (voyez-vous, savoir serait peut-être pire). Aucune pièce ne s’est détachée pour lui. La lumière ne se lève presque plus. Le pire barre l’horizon. C’est si facile de disparaître. Mieux vaut attendre dans l’angle mort. Entre deux murs, garder deux palmiers, deux toits, deux échelles, deux dragons, deux mâchoires, deux dents et une petite lanterne de chevet, bien à l’étroit. Seul un ornithorynque — allure modeste et souple, fourrure de taupe, bec de canard, pattes de palmidés. Oui, seul un ornithorynque — ouïes recluses aux yeux, narines fendues, queue grasse —, était capable de déranger la scène. D’une incongruité stupéfiante, il se mit à aimanter en un tournemain les éléments dispersés du rébus en attente. Du mammifère aquatique, du hérisson velu, de l’oiseau-poisson. Lança le dé d’un loto sans paire, pinça le chiffre par sa lettre et vida toutes les cases d’un coup. Prenant ce qui restait au lactophage, au nageur, à l’ovipare, au maçon et à la sirène. Puis, fort de son déguisement à la 6-4-2, il balada avec nonchalance sa forme étrange au raz de l’eau. Pièce unique ne se rapportant qu’à des morceaux d’autres. Dans l’angle du garçon, l’envie de savoir prend des yeux. Les mots se mettent à entamer les murs de leurs minuscules mâchoires. Combien de temps ont pris ses palmes pour pousser ? avec quoi a-t-il fixé son bec ? d’où vient le lait qui coule de ses poils ? quand vont éclore ses œufs ? L’ornithorynque après avoir fourragé dans son terrier, fait quelques pas — platypus — hume l’eau et se met à la brasser. Il faut bien vivre hors de son élément. Il nage en apnée. Il semble que ça lui soit agréable. La nuit tombe. Tombe encore. Plongée. Arrimés à sa queue deux échelles, deux toits, deux dragons, deux palmiers bringuebalent. Plus loin en avant, sa minuscule cage thoracique danse, comme une lanterne mobile dans l’obscurité.