Vacarme 39 / cahier

La hantise du plan

par

Ici, on parle de la prose. Ici, on suppose que les premiers mots ont été écrits. Il ne s’agit donc pas du problème de la page blanche — à savoir, le problème du livre vide : cette angoisse qui s’empare du rédacteur lorsqu’il comprend que l’intention d’écrire n’est adossée à aucun contenu qui se puisse matérialiser dans son esprit.

Précisément, on envisage le cas de figure où l’amorce existe, l’entame est sur la feuille — après le moment péremptoire du passage à l’acte. Semble-t-il, l’assemblage des mots charrie de la matière ; ce bourgeon de texte ne paraît pas relever du hasard. Les jours passent, le corpus s’allonge — il semble, à force de croître, être le témoin vivant de sa pérennité. Au cours de cette période, tour à tour mère et fille de sa propre allégresse, on prend tout ce qui vient, trop heureux de constater que l’on se trouve sur le chemin emprunté par des bribes, des pans de la réalité. Le vertige, l’ivresse sont votre lot quand la réalité extérieure paraît posséder sa contrepartie dans votre esprit ; quand, apparemment, la réalité veut et peut trouver à travers ce filtre une manière de traduction, un ersatz de lisibilité. L’ivresse des commencements a une force tellurique, capable de déterminer une vie entière, car elle vous procure la sensation d’être la proie et le véhicule d’un phénomène d’induction. Non pas que le monde extérieur pénètre en vous, mais plutôt qu’il vous aspire dans son immensité, obéissant au jeu immense des vases communicants pour peu qu’ils soient actionnés dans le bon sens, du dedans vers le dehors. Être l’organisme parasite, le tégumen qui croît contre l’enveloppe extérieure du monde. Qui trouve une superficie de plus en plus vaste, une minceur de plus en plus extrême en obéissant à une règle de développement délicieuse — la capillarité —, peut-on rêver d’un sort meilleur ? (Il faudra répondre à cette question.) Cela ne dure pas. Bientôt, l’élan s’effiloche, à devoir tirer derrière lui le vrac dont il était gravide. Il faut produire pour avancer, mais cette évidence a un double fond. La marche forcée devient mécanique, somnambulique. Travailler de cette façon est lourd de conséquences : tout se joue du jour au lendemain. À force, l’écriture n’obtient que ce qui se laisse déduire de l’inspiration qui est passée le jour précédent. Selon une progression qui est à l’image de celle du ricochet ; le naufrage inéluctable n’exclut pas les rebonds de plus en plus courts que les meilleurs lanceurs obtiennent de leur projectile ; la pierre semble sortir de l’eau, suffisamment dense pour ne pas se laisser ravir par elle. La dureté se dit de la vitesse ; inversement, la décélération suscite le sable mouvant. De même que les fantômes apparaissent aussitôt que l’on franchit le pont, de même le fléchissement de l’élan sape les points d’appui, remet en cause la nécessité de l’esquisse. Une foule d’intuitions vous laissaient entrevoir un travail de longue haleine, et il s’avère que le souffle est trop court, et que l’ensemble ébauché se réduit à un flasque étalage, à une collection disparate de bonnes intentions (lesquelles comptent parmi les figures les plus obsédantes de l’abjection.) Ce que vous appelez « récit » est un appendice dont la croissance est maladive, dont l’existence vous rassérène, et la relecture vous donnera la nausée. Bref, il en coûte de faire fond sur des idées courtes, et de croire qu’elles s’« emmancheront » l’une dans l’autre pour peu que l’on soit assidu. Et qu’elles auront la bonne grâce de déposer entre les mains du travailleur régulier un ensemble aussi peu contestable, quant à ses lois de progression internes que, par exemple, le pont du Gard.

La capillarité, c’est le rêve d’un déroulement dépourvu de forme ; rêve selon lequel la vérité sort de l’étalement. C’est l’illusion de croire que le proche et le lointain se manifestent dans l’esprit sans devoir être sollicités par une recherche spécifique — laquelle, ô calamité, relève peut-être bien d’un travail préalable. La forme est cette qualité élusive dont on ne sait si elle précède l’écriture ou si elle en est le fruit. Elle est cette trame invisible dont les écrivains spontanéistes savent trop bien qu’ils la négligent afin de s’aveugler plus complètement. Quitte à déclarer dans le confessionnal intérieur que, en tout état de cause, « ils ne savent pas faire de plan », si bien qu’ils ne sauraient se croire d’un rang inférieur pour la simple raison qu’ils n’en ont pas l’usage. Et puis d’abord, l’histoire (ou le scintillement d’une histoire) qu’ils ont en tête n’est-elle pas à elle-même son propre Mane, tecel, phares ?

Non. Car on n’obtient pas la vie à partir de mots sur une page posés sans concevoir longitudinalement la nature de son propos, ainsi que ses inflexions, ses points d’appui. Ce qui fait horreur à l’écrivain spontanéiste, la question qu’il scotomise, tient en une formule toute simple : « Où veux-tu en venir ? » Cette inquisition pose le fond du problème, y compris par ce que sa tournure grammaticale contient de douteux : comment comptes-tu atteindre l’endroit d’où tu proviens ? La même flèche doit partir de chaque extrémité et se croiser en ce point que l’on nomme précisément la croisée d’ogives. (À cet égard, le Journal est une cote mal taillée satisfaisante : il offre les fulgurances du poème, la vastitude de l’œuvre, et la structure toute faite du jour daté.) Le plan, non content d’être une obligation préalable, désigne chez l’écrivain qui s’en remet à lui comme à un soubassement indispensable une ambition d’architecture, une philosophie constructiviste. Parfois même un appel : Proust s’en remet au lecteur pour juger que la scène de voyeurisme du début de la Recherche trouve son corrélat nécessaire dans les amours « anti-naturelles » dont l’œuvre, au terme de son investigation, établit l’existence en Albertine, et pour comprendre que son auteur a travaillé « à large ouverture de compas ». (Le choix de l’outil montre à quel point il s’agit de ne pas se laisser aveugler par l’évidence du déroulement...) C’est l’exemple dont Proust se donne la peine de tirer argument, mais des dizaines d’autres concourraient à établir ce que « penser par avance » apporte en puissance. La description du vieux couple dans un restaurant de Venise — Norpois et Mme de Villeparisis — menée à son terme, touche à son apothéose lorsque nous regardons la duchesse par les yeux de Mme Sazerat, fille d’un homme dont elle a fait la ruine. Éperdue, celle qui a, pour cette seule raison, vécu petitement toute sa vie, veut contempler la femme « belle comme un ange, méchante comme un démon » qui a réduit son père à néant et causé son propre malheur, mais dans la salle ne voit rien puisqu’il ne s’y tient, « à côté d’un vieux monsieur, qu’une petite bossue, rougeaude, affreuse. » Alors, la stupéfaction du lecteur se conjoint à celle du narrateur pour produire un ébahissement qui semble partagé. (Dans une contemporanéité qui n’est pas un des effets les moins émouvants de « cette forme de sport » que constitue la lecture.) Ici, par la brutale incarnation de cette vérité selon laquelle le temps s’écoule pour les uns à condition de s’immobiliser pour les autres. Voilà la sorte d’effets que l’on n’obtient pas « au fil de l’eau », effets qui sont amenés au jour à condition d’avoir une pensée spécifique pour la structure.

Évidemment, une autre dimension est mobilisée à ce stade du travail, qui s’appelle Éros. Un autre grand planificateur, Henry James, explique (in les Carnets) comment le plan lui sert à « faire jouer » les personnages les uns par rapport aux autres, presque comme dans une expérience de laboratoire. Surtout, il ajoute que ce travail préparatoire constitue en ce qui le concerne les « heures bénies », autant de moments « merveilleux, ineffables, secrets, pathétiques ». Bien sûr, on peint a posteriori les instants d’intensité comme exclusivement heureux, ou presque ; néanmoins, à la lecture, il est suffisamment évident que les protagonistes jamesiens ne naissent pas d’une vision mais d’une élaboration, tirés comme ils le sont à la lumière par des traits qui ne justifient jamais immédiatement leur apparition, mais en revanche les font pleinement exister ensuite — par une dense trame de conséquences dont leurs psychismes étaient porteurs — pour qu’il n’y ait pas lieu de mettre en doute la parole de ce romancier. Et ce qui ne manque pas d’audace, c’est d’associer au travail de l’esquisse, à l’imagination d’un problème (que des personnages auront à charge d’incarner) les adjectifs « pathétique » et « ineffable » ! Voilà un héros du plan, et un auteur dont on se demande, ligne à ligne, où il veut en venir ; quel est le point de traction qui mobilise cet exposé. Un écrivain qu’obsède la trame. « Image dans le tapis » ou « Bête dans la jungle », c’est la même chose : le motif est préalable, le motif est le courant océanique entreposé dans l’épaisseur des eaux, palpable et impalpable, ou encore le ghost dont, après tout, vous n’avez que faire. Poussant à son terme cette logique-là, on peut imaginer qu’il y avait davantage dans les plans de James que ce que sa haute pudeur l’autorise à livrer au final dans ses récits. James, ou la dissociation la plus forte entre l’avant et l’après depuis Racine. (D’ailleurs, Le problème du plan n’est peut-être que le problème du roman, une question désuète au possible.)

Ceux qui tiennent le plan pour rien ne savent pas ce qu’ils font, littéralement, et il ne faut pas le leur pardonner. Ils affirment sans le dire que l’élan ne peut se maintenir sous le schéma. Ils se croient les chantres de la vitesse contre la lenteur, les jouets de la Vision. Or, une certaine qualité de courage physique est nécessaire pour s’apercevoir que l’intuition est un construit. La vertu stoïcienne du plan est de nous faire savoir qu’il n’y a pas de commencement absolu, pas d’entrée en trombe sur ce plan où vérité et expressivité se confondent. Le grand rouleau à prières qu’est le manuscrit de Sur la route a été pensé à l’avance, et corrigé, raturé. Croire qu’il en va autrement, c’est se mentir, d’ailleurs il y a une haine du plan qui dissimule en réalité une haine de soi, du moins de soi écrivant, révélée par une croyance opiniâtre en ce circuit impression-expression qui soit le plus court possible. À ceux qui se trouvent dans cette misère-là, tonitruants dans leur effort, pauvres dans la mise au point de leur effort, il faut pourtant rappeler une qualité première du plan : il est un barrage contre ce Pacifique qu’est le caractère dérisoire de nos pensées, de nos sensations ; le dérisoire de ce que nous croyons entendre et comprendre, et restituer, qui se trouve perpétuellement battu en brèche par l’insuffisance des traductions immédiates, instinctives, que nous en proposons.