Vacarme 39 / cahier

récit

le train (extraits) /5

par

Un train à la destination inconnue roule depuis un temps indéfini dans une perpétuelle obscurité. Par intermittence, un paysage de forêt apparaît.

On me dit que ma sœur se fait du souci pour moi. Je ne sais même pas comment ces nouvelles me parviennent. Nous ne sommes pas dans le même wagon, et il y a longtemps déjà que je ne l’ai vue. Que craint-elle ? Je crois plutôt que ce sont les intermédiaires qui comme d’habitude transmettent tout à l’envers. Elle leur dit : surtout, si vous voyez ma sœur, dites-lui bien que je pense à elle. Et eux, commentateurs bavards, les poches pleines d’arguties, se délectant à l’avance de ma consternation, s’émoustillant de ma peine, plissent les yeux en murmurant qu’elle est tellement inquiète pour moi. Les connaissant pourtant je m’y fie, je rougis, et je vais jusqu’à débattre avec eux du pourquoi et du comment du souci de ma sœur — comme si à nous tous nous pouvions deviner les secrets de son cœur ! Trop tard je m’éveille et je les pousse dehors, la mort dans l’âme.

Je voudrais alors écrire une lettre à ma sœur, ce qui est impossible. « Chère sœur, lui dirais-je, tu as veillé sur mon enfance, j’ai grandi sur tes genoux, nous montions étendre le linge sur le toit de l’immeuble, le parapet était trop haut, je ne voyais pas la ville tout en bas, mais seulement le ciel, les draps claquaient dessus, humides et odorants. Je courais dans les allées de tissu, tu étais invisible, je poussais des cris et tu apparaissais. Je ne sais pas pourquoi je raconte ceci, pourquoi cela me revient maintenant, c’est peut-être la nostalgie de cette lumière sur le toit, ici nous ne connaissons que la lueur artificielle des lampes. Tu sais que l’on me raconte n’importe quoi à ton sujet, mais je ne les écoute pas. J’ai certainement changé depuis notre séparation mais toi qui ne te fies jamais aux apparences, tu me reconnaîtrais aussitôt, et quant aux progrès que j’ai pu accomplir, toi seule pourrais mesurer avec justesse combien ils sont infimes. Mais voici le motif de ma lettre. Je ne cesse d’être troublée par le rêve d’une nuit récente : un cheval nu et clair au corps très grand, ou plutôt dont le corps grandissait à mesure que j’ôtais son harnachement, est devenu soudain un cheval Aréion, qui apparaissait successivement de tous les côtés, fondant sur moi pour me dévorer, au triple galop, sa course s’interrompait et recommençait sans cesse en un nouveau point de l’espace, la nuit tombait, sa gueule ouverte et ses naseaux dilatés devenaient phosphorescents. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, injectés de sang, comme jamais je n’en vis qu’aux chevaux ardents des scènes de bataille, lorsqu’ils trébuchent sur l’amoncellement des corps tombés dans l’assaut — ou de terreur se cabrent. Je me suis réfugiée dans une grange pour lui échapper. Voici à l’encontre de quoi ton aide m’est précieuse ! Toi seule sais ce que signifiait ce retournement. Je te promets que je n’écouterai plus ceux qui bavardent sur ton compte, je ferai un effort pour t’entendre à peine audible dans le fracas des roues. »

Toujours des rumeurs concernant notre destination circulent, les plus fantaisistes, les plus charmantes, jusqu’aux plus vicinales parfois, toutes s’épuisent après avoir quelque temps convoyé les fantasmes, elles sont contredites ou simplement passent de mode. Une seule s’obstine, sur un air plus discret mais entêtant, comme un mot incompréhensible flottant à la surface d’un rêve, qui le résumerait si seulement on en avait la clef. Un nom curieux, dont la sonorité ne devient pas familière, frappe de stupeur à chaque fois qu’on l’entend :Chersonèse. À son évocation toute topographie est mise en échec, se défait, s’anéantit. Ce n’est pas loin d’une mer, m’a-t-on dit un jour, je vis alors un isthme sombrer, deux continents friables soudain se détachant, puis plongeant en avant comme une Atlantide.

Cependant je n’y pensais guère, si jeune j’étais plutôt hantée par des voyages passés. Sur la banquette d’en face un voyageur distrait peut-être se parle à lui-même, et voilà qu’à une certaine inclinaison de son corps, un soupir, un gémissement, la chaleur d’un léger mouvement qu’il fait j’ai la sensation brève, précise, d’avoir été moi-même comme à sa place, assise autrefois dans un train traversant des contrées dont les noms maintenant sont au bord de mes lèvres. Une lampe à l’abat-jour vert, fixée sur une tablette, baigne cette scène ou une autre d’une lumière tamisée, confidentielle. Dans la vitre un visage se penche, reflet inégal. J’entends les freins crisser longuement lorsque le train entre en gare et que le ralentissement des voitures se répercute dans tout le corps. Des voix joyeuses s’interpellent sur des quais fantômes, on agite les mains, des yeux cherchent anxieusement le nouveau-venu, on lance des baisers avec les doigts, on hisse des petits enfants pour les toucher une fois encore avant le sifflet du départ, quelqu’un qui ne part pas se perd dans la cohue du quai. Le cœur se déchirant lentement à mesure que le quai se met en marche, puis défile, de plus en plus vite, les visages devenus indistincts, puis disparus, lumière drue et ramification des voies, les voitures qui grincent formidablement et tanguent, la gare qui soudain est derrière, enfuie, quelqu’un qu’on ne reverra jamais, tout cela je m’en souviens. Lent mouvement, accélération qui transmue les regrets, précipite la joie, énergie bouleversante des départs, ne l’avions-nous pas oublié à force d’être bercés dans notre vitesse constante, cahotés dans cet hiver immobile ? La ville qui se raréfie, les faubourgs mélancoliques aux rues silencieuses et compassées, le dédale des banlieues désertes, jardinets, ponts, chemins caillouteux qui échouent sur les voies, la ville qui me quitte, indifférente, brusque forêt vierge des bas-côtés, joie intime de n’appartenir à personne, no man’s land industriel, routes rendues à la poussière, friches hérissées de chardons, conviction de l’aventure qui commence, futaies soudaines aux ombres longues, poussée des coteaux dans le soir, châteaux bleuis sur les contreforts, douce descente dans les vallons, tremblement des peupliers, fleuves impétueux épousant le ciel.

Je ne veillais pas mais il m’arriva de me coucher très tard lorsque je fréquentais Desmond, un type qui n’était jamais las de discuter avec les uns et les autres jusqu’à des heures avancées de la nuit, tant et si bien qu’il manqua plusieurs de ces matinées radieuses qui nous étaient données à l’improviste, il dormit tout son saoul malgré mes efforts mesurés pour le secouer de son lourd sommeil. Je n’insistais pas car j’aimais mieux me plonger seule dans la contemplation de la vaste forêt que j’en étais venue à aimer. Il serait plus juste de dire que certaines fois je l’aimais, parce que j’avais réussi, au prix d’efforts qui m’étaient devenus imperceptibles, à en faire un paysage familier ; et d’autres fois parce que je n’y étais pas préparée elle ne m’inspirait qu’une sourde terreur, en dépit des visages conciliants, presque doux, que lui conféraient certains accidents de lumière à différents moments du jour.

Desmond était un de ces individus particulièrement bien adaptés à nos conditions de voyage ordinaires, pour qui l’apparition d’un paysage, passé la stupeur et le ravissement de la première fois, venait plutôt contrarier une routine non pas rassurante — le terrain sur lequel il s’épanouissait était miné d’une inquiétude foncière — mais propice au déploiement d’une imagination sans repos, fertile, ingénieuse, amoureuse d’elle-même et de ses productions, auxquelles nos ténèbres offraient un fond parfait. La brutale interruption de son obscur écran l’avait d’abord dérangé, sans qu’il se l’avouât vraiment — n’était-ce pas d ‘une certaine façon avouer que l’on n’avait plus d’espoir ? — puis peu à peu la vision d’une forêt s’y substituant s’était révélée pour Desmond décevante dans sa simplicité même. Mais son esprit était trop sophistiqué et trop épris de lui-même pour n’y rien projeter, ç’aurait été comme compléter la vision d’un autre, y ajouter des anecdotes alors que le motif principal lui échappait, était comme une invention prodigieuse le dépassant. Aussi c’est avec une certaine ostentation qu’il se réveilla tard lors de ces matinées, puis se montra distrait ou maussade, ou bien encore plus bavard qu’à l’accoutumée. Peut-être eut-il alors quelques théories brillantes au sujet du mystère qui nous plongeait tous dans la stupéfaction, mais son imagination, je l’ai dit déjà, était tellement proliférante qu’il pouvait produire des interprétations en cascade, s’engendrant les unes les autres puis s’annulant soudain et se dissipant comme vapeur légère, et je n’en ai gardé qu’un souvenir vague. Peut-être qu’au cours de ces journées-là il ne fit pas aussi forte impression qu’à l’accoutumée sur son auditoire — lorsque Desmond prenait la parole, il se formait presque immanquablement autour de lui un petit cercle attentif — et il est possible que lui-même eut l’impression de parler à travers des épaisseurs ouatées de silence que sa voix ne pénétrait pas, comme s’il était pris dans un rêve dont il tenterait en vain de s’extraire, en élevant la voix et en gesticulant. Mais cela tenait-il au fond à une faiblesse de son propre discours, qui serait frappé d’inanité face à l’éblouissante vision qui se déroulait derrière nos vitres ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître que chacun d’entre nous était alors plus que jamais livré à la tourmente de sentiments chaotiques, de souvenirs enfuis surgissant soudain frais et tremblants dans la lumière, d’espoirs confus et innommés qui faisaient chavirer la raison, et que cela dressait chacun dans une sourde solitude, malgré des tentatives répétées d’explicitation commune qui éclosaient tout au long de la journée, pour s’interrompre après quelques instants, comme de brèves averses cachant à peine les rayons mobiles d’un soleil de printemps.

Je me couchais tard lorsque j’accompagnais Desmond dans ses pérégrinations d’un compartiment à l’autre, son réseau de relations était très étendu, on l’accueillait partout avec bonne humeur et la satisfaction, lorsqu’il était au mieux de sa forme, de passer quelques heures étourdissantes, affairées, d’où l’ennui ordinaire serait escamoté, toute l’amertume de nos conditions momentanément dissoute dans une effervescence chaleureuse et parfois cocasse, à défaut d’être profondément joyeuse. Desmond avait le don de créer de l’activité, qui prenait différente nature selon les dispositions de chacun, mais toujours produisait une inflation bourdonnante, donnait de la substance aux aspirations les plus vagues, nourrissait des attentes particulières et offrait des satisfactions momentanées. Il arrivait aussi que sa présence apaisât des conflits — il n’était pourtant pas particulièrement bon juge, mais on aimait se confier à lui, il adorait se rendre nécessaire, et son étonnante capacité à créer du nouveau faisait le reste. Il eût fallu être un observateur bien avisé pour soupçonner alors que Desmond créait peut-être en chacun les subtiles attentes auxquelles il apportait des réponses, creusait les vides qu’il comblait, fomentait le trouble qu’il mettait tant de soin à distraire. Jamais en repos lui-même, amoureux des turbulences, il nageait comme un dauphin dans les remous, se repaissait de Dieu sait quelle écume à la crête des vagues profondes, mais il agissait sans calcul, mentait pour faire plaisir, prodiguait ses dons sans compter, et je crois bien qu’il n’attendait rien en retour. Sa compagnie était agréable et m’offrait des bribes d’existence mondaine, tandis que je restais aussi abandonnée qu’il m’était nécessaire. Notre intimité se bornait à quelques nuits passées ensemble ici et là, Desmond avait d’autres amies dans diverses voitures, disparaissait, réapparaissait.

Mais sa présence alimentait une période vorace, exaspérante, où je me demandais sans cesse à quoi j’étais livrée — et Desmond ne me distrayait pas, non, il aiguisait mon trouble et l’orientait : le désir me rassemblait à sa façon aveugle, obtuse et brièvement souveraine. J’avais parfois la sensation d’être aux prises avec un dieu moqueur et mordant qui riait de mes atermoiements, et je connaissais alors la joie d’en rire avec lui.

Il y eut un matin où je ne me réveillai pas de bonne heure comme d’habitude, Desmond avait dormi là, mais levé plus tôt sans doute, il avait déjà disparu lorsque j’ouvris les yeux. J’étais jetée à bas d’un rêve où je galopais en croupe d’un cheval monté par un cavalier sans figure, en cadence mon visage s’écrasait contre le manteau rugueux de son dos, son bras droit interminable s’agitait mécaniquement — tenait-il une faux ? j’avais vu l’éclair d’une lame courbe. Nous parcourions un paysage âgé où se hâtaient des ombres, dans leurs bras des créatures minuscules se momifiaient à vue d’œil, laissant échapper une supplique ténue qui creusait en moi comme un abîme, puis, à l’instant où j’allais défaillir de faiblesse, un ample coup d’ailes nous projeta planant au-dessus de terres inondées, une pluie violente s’abattit sur nous, mon cavalier poussa un cri de rage et se dressa sur ses étriers, je tombai à la renverse et me réveillai par terre, les cheveux mouillés de sueur. Des gouttelettes par centaines traçaient leur chemin oblique sur les vitres, un paysage incertain se laissait deviner sous l’averse. L’horrible impression du rêve et la découverte de ce jour noyé de pluie bataillèrent quelques instants pour avoir la prééminence dans ma conscience, qui en resta divisée. Toute la journée le tambourinement ténu de l’eau sur les vitres me serait l’écho de la cavalcade macabre, et de son vertige.

La lumière égale de ce jour nébuleux ne lui donna aucun repère, aussi nul ne sut vraiment à quelle heure le train ralentit, et s’arrêta, dans un crissement assourdissant, en pleine voie, comme on aurait dit autrefois, dans ce qui paraissait une zone moins dense de la forêt, une éclaircie, quelques très grands arbres majestueux faisant comme une place abritée de la pluie par l’épaisseur de leur ramure. Dans le silence soudain des machines, le bruit de la pluie enfla, sur les vitres, sur le toit, le galop de mon rêve matinal me circonscrit plus étroitement le cœur. Je vis que ce qui m’était apparu comme une place délimitée par les arbres était le départ d’une allée sableuse menant jusqu’à une large et haute demeure, composée de plusieurs corps de bâtiments où s’ouvraient des rangées d’étroites fenêtres, comme autant d’yeux cherchant nos regards. Avais-je vu autre chose ? le train déjà s’était remis en marche et nous filions à belle allure, à nouveau sous des rideaux de pluie qui rendaient lointaine la trame monocorde des arbres.

Post-scriptum

Ces trois passages sont issus d’un roman en cours d’écriture, dont des extraits ont déjà été publiés dans Vacarme 28, 30, 31 et 32. Cf. notamment www.vacarme.eu.org/article468.html