avant-propos

prendre le risque ?

Nous vivons paraît-il dans une « société du risque ». Depuis une vingtaine d’années, la notion de risque s’est en effet répandue dans de très nombreux domaines, de la santé au chômage, de la délinquance à l’environnement, des choix d’investissement aux pratiques sexuelles... au risque de ne plus rien dire de précis. Curieuse ambivalence, tant sémantique que politique : le risque est à la fois le cœur de l’idéologie patronale (l’entrepreneur, héros « risquophile ») et le socle de la condition salariale (la protection sociale, garantie contre les « risques sociaux »), à la fois une technique de gouvernement (lorsqu’il s’agit par exemple de prévenir la délinquance dès la petite enfance) et un ressort de protestation (lorsqu’il s’agit de dénoncer des risques environnementaux), à la fois un ethos bourgeois (calcul prudent, taux d’intérêt) et un élan romantique, voire révolutionnaire (goût de l’aventure, réinvention de l’avenir).

On pouvait encore, il y a peu, démêler deux politiques du risque. Posez-vous trois questions : quelles prises de risque valorisez-vous ? quels risques redoutez-vous ? comment souhaitez-vous en être protégé ? Vous êtes de droite si vous louez l’audace des entrepreneurs, de gauche si vous admirez ce courage qui consiste à se dresser contre un pouvoir injuste. Vous êtes de gauche si vous vous alarmez des risques auxquels une économie guidée par la maximisation du profit expose les individus (perte d’emploi, accidents et maladies professionnelles, destruction de l’environnement, etc.), de droite si vous craignez ceux auxquels des individus déviants, imprévoyants ou tout simplement coûteux exposent la société (enfants agités en devenir délinquant, pauvres incapables d’épargner, assistés pesant sur les comptes sociaux, ressortissants des pays à « hauts risques migratoires », etc.). Vous êtes de droite si vous pensez que la meilleure manière de prévenir les risques est d’en faire porter la charge aux individus qui en sont le facteur (radiation des chômeurs rétifs, peines plancher pour les récidivistes, assurances privées pour le soin ou la retraite, etc.), de gauche si vous jugez que la gestion des risques doit être solidaire et mutualisée (de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins : c’est le principe de la Sécurité sociale), et que la sévérité doit aller du bas vers le haut (« pollueurs, payeurs »).

Vous êtes donc de gauche. Félicitations, mais voilà : de toute évidence, le risque de droite se porte mieux que le risque de gauche. Sur ce terrain comme sur d’autres, pendant que les positions de gauche se fragilisaient, notamment sous le coup des difficultés de financement de l’État providence, une droite décomplexée renforçait progressivement les siennes, célébrant « les noces du risque et de la politique [1] », poussant les feux dans le sens de l’individualisation des protections sociales (retraites en 2003, santé en 2004), transformant son bon vieux sens répressif en théorie du redressement des « sujets à risque », grâce au renfort des sciences les plus dures (comportementalisme en 2006, génétique en 2007), contraignant la gauche à courir derrière elle, et s’autorisant de fatales incursions sur le terrain adverse. Nicolas Sarkozy, le 14 janvier, devant l’UMP : « Je veux créer un système de cautionnement public qui mutualise les risques et permette d’emprunter à tous ceux qui ont un projet. » Ségolène Royal, à Charléty, le 2 mai : « Je salue ici les risques pris par ces milliers de petites et moyennes entreprises et les dangers qui les guettent. » On connaît la suite. À cet égard, le risque pourrait bien constituer l’un des laboratoires de la nécessaire reconstruction intellectuelle et politique d’une gauche défaite : celle-ci doit-elle opérer à l’intérieur d’une problématique actuellement dominée par l’adversaire, ou à l’extérieur de celle-ci ? Ou, autrement dit : l’opposition d’une rationalité du risque à une autre permet sans doute de réaffirmer et de défendre certains principes de solidarité, mais peut-elle constituer le socle de nouvelles problématisations politiques ?

Avouons-le tout net : à cette question, le dossier qui suit n’apporte pas de réponse définitive. Mais il propose une méthode : repartir à zéro. À zéro, ou plutôt d’en bas, en fouillant au plus près d’un ensemble — délibérément éclectique, forcément partiel — de pratiques, de discours, de dispositifs qui s’organisent explicitement ou confusément autour de la notion de risque, et voir — voir à quelles conditions et avec quelles espérances on peut « prendre le risque ». Drogues, sexe, indemnités patronales, délinquance juvénile, alpinisme, maladies héréditaires, sécurité routière : au fil des textes de ce chantier, à défaut d’une théorie clef en main pour un nouveau risque de gauche, quelques pistes émergent pour en cerner le contour. Trois au moins.

Premièrement, une nouvelle politique du risque devra saisir ce qui, au sein même des tactiques néolibérales et néo-conservatrices qui irriguent le gouvernement contemporain du risque, les dément en pratique. Non seulement pour affûter une critique défensive, mais parce que c’est là probablement le meilleur moyen d’identifier de nouvelles formes de sécurisation collective. Ainsi, depuis un champ de pratiques particulièrement « risquophile » (l’alpinisme) et dans un contexte politique (l’Amérique de Bush) qui préfigure peut-être ce qui nous attend (une individualisation radicale du risque, au-delà même de l’assurance privée), Jonathan Simon met au jour les savoirs et l’éthique, nécessairement collectifs, du secours en montagne tel que ces alpinistes censément irresponsables le réinventent, lui seul rendant possibles la prise de risque, l’exploration et le dépassement individuels (p. 16). Dans le même registre, au-delà de leur démesure outrancière, l’intolérable des parachutes dorés ne réside peut-être pas tant dans leur existence même que dans leur cantonnement à une poignée de nantis. Ils rendent ainsi involontairement hommage à ce qui pourrait constituer demain une véritable « sécurité sociale professionnelle » : qui voudrait sauter sans parachute ? (p. 48)

Deuxièmement, une nouvelle politique du risque devra s’assumer comme telle : un risque est toujours une construction politique. Comme le centre, le risque est de droite lorsqu’il se présente comme une donnée « apolitique », « neutre » parce que « scientifique », position intenable, pour trois raisons. 1) Le risque ne se laisse pas si facilement domestiquer par la science : voir le cas, emblématique, des déchets nucléaires (p. 38). 2) Même domestiqué, c’est-à-dire intégré dans un calcul de type assurantiel, où la gravité de ses conséquences est pondérée par sa probabilité de survenue, le risque reste attaché à un point de vue : le calcul d’un coût est d’abord le calcul d’un coût pour quelqu’un, donc un choix politique (p. 33). De même, le choix des groupes économiques et sociaux qui devront porter l’effort de prévention ou de réparation des dégâts n’est jamais neutre : les politiques françaises de prévention du risque routier ont entrepris, comme une évidence, de responsabiliser l’automobiliste ; elles auraient aussi bien pu mettre en cause la politique du tout-automobile, comme cela se fait ailleurs (p. 24). 3) Plus fondamentalement, le savoir du risque est toujours sous-tendu par une rationalité et un imaginaire spécifiques : ainsi, le rapport Inserm sur les troubles de la conduite chez l’enfant et l’adolescent est avant tout révélateur d’une certaine conception de l’homme (peu ou prou, un rat de laboratoire), du savoir (mimétique des sciences de la nature) et de la politique (ramenée à une ingénierie sociale), à laquelle on a le droit de préférer celles que proposent les sciences sociales ou la psychanalyse (p. 21).

Troisièmement, une nouvelle politique du risque devra reconnaître que les sujets dits « à risque » sont bien des sujets. D’abord parce que même les catégories les plus déterministes en apparence échouent à figer les individus auxquels elles sont appliquées. Le texte de Nikolas Rose (p. 34), consacré à la manière dont le « risque génétique » reconfigure le diagramme biopolitique des démocraties « libérales avancées », est éloquent par son indétermination même : si la lutte contre la discrimination génétique constitue maintenant l’un des fronts clairement identifiés, ceux-ci restent encore largement ouverts, non réductibles à une simple dénonciation de l’enfermement que constituerait l’identification d’un sujet « à risque génétique ». Ensuite, parce que les politiques publiques de prévention des risques se trouvent fréquemment débordées par le bas, les intéressés inventant leurs propres techniques de sécurisation, pour le meilleur ou pour le pire, à l’instar des stratégies de « sérotriage » (choix du partenaire sexuel en fonction de son statut sérologique) qui se développent dans les communautés gays [(p. 42-art1330)]. Enfin, symétriquement, parce que ces politiques échouent souvent à rencontrer leur objet : les consommateurs de drogues illicites, par exemple, n’auront aucune chance de se reconnaître dans le miroir que leur tendent les messages de prévention tant que ceux-ci resteront aussi éloignés de leur rapport réel au risque (p. 28).

Au fond, l’enjeu est tout simplement démocratique : arracher à l’expert le monopole du risque, mettre au jour ses zones d’ombre et ses impensés. Il ne s’agit donc certainement pas ici de renvoyer dos à dos chaque risque au nom de son caractère construit. Parce que derrière le terme même de « risque » se cachent différentes acceptions et différents contenus qu’il faut tenter d’identifier avant d’en mesurer la valeur ; parce que certains calculs sont plus biaisés, ou plus absurdes, ou plus invérifiables que d’autres ; parce que certaines conceptions du risque naturalisent l’inégalité, et que d’autres rendent visibles l’intolérable ; parce que certains risques policent, alors que d’autres politisent. Jalons pour une politique du risque renouvelée.

Dossier coordonné par Gilles Chantraine

Notes

[1François Ewald et Denis Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, mars/avril 2000, pp. 55-72.