le parti du risque

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Dans l’Amérique de George Bush, la valorisation entreprenariale de la prise de risque individuelle prend paradoxalement place au sein d’une société gouvernée, au nom de la guerre contre le crime et contre le terrorisme, par l’obsession sécuritaire du risque zéro. L’alpinisme, pratique où la prise de risque n’est possible qu’à la condition d’être adossée à une expérience collective de la responsabilité solidaire et du devoir de sauvetage, constitue dans ce contexte un laboratoire alternatif pour une autre gouvernance du risque.

Traduit de l’américain par Philippe Mangeot

Dans l’Amérique de George Bush, la valorisation entreprenariale de la prise de risque individuelle prend paradoxalement place au sein d’une société gouvernée, au nom de la guerre contre le crime et contre le terrorisme, par l’obsession sécuritaire du risque zéro. L’alpinisme, pratique où la prise de risque n’est possible qu’à la condition d’être adossée à une expérience collective de la responsabilité solidaire et du devoir de sauvetage, constitue dans ce contexte un laboratoire alternatif pour une autre gouvernance du risque.

L’hiver dernier, deux accidents sur le Mont Hood — une montagne volcanique haute de 3426 mètres située dans l’Oregon — ont attiré l’attention des médias américains sur les risques de l’alpinisme et suscité une vague de propositions pour en accroître la sécurité. Nikolas Rose l’a montré, le débat public sur le risque dans les sociétés libérales avancées se joue désormais notamment, mais sûrement, dans ce type de polémiques. Sans doute leur échelle reste-t-elle modeste (relativement aux grands enjeux actuels) ; sans doute concernent-elles peu de monde : elles n’en méritent pas moins l’attention de ceux qu’intéressent les problèmes posés par le risque et par sa gouvernance.

Si l’alpinisme — vénérable doyen des « sports extrêmes ou d’aventure » — éveille tant de curiosité et de discussions, c’est entre autres en raison du courage, et souvent de la fortune, de ceux qui s’y adonnent : toujours en quête d’exploits plus extraordinaires, ils suscitent autant d’admiration que de répulsion. Or il semble que l’intérêt occasionné par leurs histoires ait varié : on l’observe plus dans les périodes de capitalisme relativement débridé qu’aux époques où sont privilégiées l’intervention et la régulation. Cette conjonction entre l’aventure et la libéralisation économique est née avec l’alpinisme lui-même, quand ses premiers adeptes se comptaient dans l’élite des milieux du droit et des affaires. C’est pourquoi les récits types d’alpinisme renseignent sur les conceptions du risque économique, et sur les rationalisations et justifications de sa distribution dans une société.

Outre leur fonction idéologique, c’est aussi comme laboratoires sociaux à taille réelle des conceptions du risque contemporain et des stratégies pour s’y affronter que les sports d’aventure méritent d’être étudiés. L’examen des pratiques et des discours de l’alpinisme (et sans doute des autres sports extrêmes ou d’aventure) donne à voir une approche de la gouvernance du risque très différente — quoique pas nécessairement contradictoire — de celle de l’assurance, comme mécanisme de gestion et de répartition du risque. Il permet ainsi d’en observer la parenté avec d’autres formes de prises de risque — au travail, à la guerre et dans tous les domaines où s’exerce ce que le sociologue Stephen Lyng a nommé edgework [1] (« les pratiques limites »). C’est donc dans cette perspective qu’on peut interroger des pratiques comme l’alpinisme, pour le point de vue qu’elles offrent sur la notion de risque dans les sociétés évoluant, depuis les années 1980, vers un mode « libéral avancé » de gouvernance du risque [2].

les trois stades de la société du risque

Plutôt que de considérer, comme le fait Ulrich Beck, la « société du risque » des sociétés contemporaines comme une nouveauté radicale, relativement aux structures et aux normes sociales de la modernité, envisageons plutôt les mutations actuelles dans leur opposition à tout un ensemble de représentations et de modes de gestion du risque, lesquels ont constitué, pour les États comme pour les sociétés civiles, un problème central de gouvernance dans les sociétés industrielles, tant il est vrai que c’est en termes de risque que ces sociétés sont gouvernées depuis, au moins, le milieu du XIXe siècle [3].

François Ewald [4] a décrit trois périodes de l’histoire des sociétés industrielles depuis le XIXe siècle, caractérisées par la différence de leur approche en matière de gouvernance du risque — chacune d’entre elles ayant trouvé une traduction dans la loi. La première, consignée dans la première vague de textes et de codes libéraux du XIXe siècle, prônait la responsabilité et visait, pour paraphraser Ewald, à rendre les gens prévoyants et soucieux de l’avenir, plutôt que de vivre uniquement dans le présent. Il incombait aux individus de prendre en compte les risques auxquels ils étaient exposés par un surcroît de prudence et d’économiser en prévision des accidents. La loi ne les protégeait que contre les torts occasionnés par les méfaits d’autrui.

La seconde période procède de la façon dont a été problématisée la solidarité relative aux accidents du travail : c’est elle qui définit la conception du risque en vigueur dans les sociétés industrielles entre la fin du XIXe et les dernières décennies du XXe siècle, caractérisée par des technologies gouvernementales comme l’assurance sociale, l’État providence et la mutualisation du risque.

Ewald estime que nous entrons désormais dans une troisième phase : celle d’une société de sûreté ou de sécurité. Selon lui, l’accident du travail — cet événement terrible, mais banal — a été éclipsé par « le retour des désastres », et l’accent mis sur « des préjudices individuels et collectifs d’une ampleur inégalée ». Ces nouveaux objets de l’imaginaire du risque conduisent à un changement de paradigme. En matière de gouvernement du risque dans les sociétés libérales avancées, on passe du paradigme de la solidarité à un paradigme fondé sur la sécurité et la précaution.

La solidarité, et les différents mécanismes de répartition des risques par lesquelles elle a opéré, s’est imposée pour une large part comme une réponse, à la fin du XIXe siècle, à un problème de gouvernement dont la multiplication des accidents du travail constituait le motif central. Quand les désastres — de masse ou individuels — sont devenus la priorité, un ensemble très différent de représentations et de techniques de traitement du risque, signalé par des termes comme sécurité, précautionet sûreté, s’est imposé. L’assurance et la réglementation, les deux principaux points d’ancrage de la gouvernance du risque en termes de solidarité, n’ont pas pour autant disparu : elles restent encore une part cruciale de la gouvernance du risque ; mais elles ont cessé d’étendre leur champ d’application et sont de plus en plus mises en cause, voire restreintes dans certains domaines comme celui du revenu d’assistance.

escalade et conquête des sommets : deux facettes des sports extrêmes... et du libéralisme avancé

Les nouveaux modes d’appréhension de la gouvernance du risque mettent l’accent sur le lien entre risque et bien-être des individus comme de la société [5]. Là où la vieille approche assurantielle encourage à transférer l’administration de tous les risques des individus à des groupes les plus larges possible, la nouvelle approche valorise les individus et les groupes plus restreints qui favorisent la prise de certains risques. Cette nouvelle rationalité vise à accroître la conscience, l’autonomie et, au bout du compte, la responsabilité des individus, des familles et des organismes privés quant aux conséquences de la prise de risque. C’est elle qui motive, par exemple, les projets de chèques-éducation (educational vouchers) ou de crédits d’impôts pour l’achat d’assurances-santé privée (health care tax credits). Pour les promoteurs de ce type de conception — qu’on la nomme « libéralisme avancé », néo-libéralisme ou post-keynésianisme — le risque demeure donc un problème constitutif de gouvernement ; c’est la relation au risque qui est transformée.

Ce regain de faveur du risque a émergé à l’occasion d’une série de batailles récentes en matière de politique sociale : pour ne citer que les exemples américains les plus connus, l’échec de la réforme du système de santé en 1994, la conditionnalité des allocations familiales fédérales en 1996 ou, plus récemment, le projet d’offrir au public, dans le cadre du système de sécurité sociale, liberté et responsabilité dans leurs choix d’investissement. De même, des organismes privés contribuent à reporter le risque et la responsabilité sur les individus au travers de plans de gestion des soins (managed care plans) pour les assurances-santé complémentaires ou de plans d’épargne-retraite à prestations déterminées (defined contribution retirement plans) [6].

Historiquement, la montée en puissance du modèle de socialisation du risque a été facilitée par le développement de discours sur les effets collectifs des accidents du travail, du chômage et des autres problèmes « sociaux » apparus à la fin du XIXe siècle. Ces discours ont contribué à faire le lien entre des récits de carnage individuels et la logique sociale du risque qui s’y manifestait. De la même façon, nous devons aujourd’hui nous demander quels discours publics, quels exemples impérieux, sont employés à promouvoir la valorisation actuelle du risque. Sans doute le plus flagrant d’entre eux est-il à trouver dans la réactivation du discours des tenants de l’économie de marché, qui constitue désormais la langue commune du débat politique, et même, de plus en plus, de la discussion profane.

Or ce parti pris du risque peut aussi prendre appui sur l’imaginaire à l’œuvre dans le « tourisme d’aventure » et dans les « sports extrêmes » qui ont pris, en un temps record, une place de premier plan dans l’énorme marché du voyage et des sports [7]. Trekking dans l’Himalaya, ski au pôle Nord, descente de l’Amazone en canoë, ou même le simple fait d’en rêver, ont suscité un marché en pleine expansion de livres ou d’équipements spécialisés, de tourisme et d’expertise. Or le marketing afférent insiste, à des degrés divers, sur l’expérience du risque, fût-elle largement vécue par procuration. La varappe, le surf, le rafting, l’héliski, la voile en solitaire, comptent également un nombre sans précédent d’adeptes attirés par la proximité directe avec le risque, et au-delà, un nombre encore plus grand de spectateurs payants. Dans ces activités, la prise de risques n’est pas seulement un à-côté irréductible de pratiques de plaisir : elle est, à certains égards, la source même de leur plaisir.

Dans ses expressions les plus spectaculaires, la représentation de l’escalade ou d’activités du même genre est généralement associée à des personnalités (souvent séduisantes), que leur témérité (ou leur bêtise) conduit au sommet des montagnes en de triomphants (ou tragiques) épilogues. Il est aisé de voir dans cette dimension du sport une justification idéologique de politiques économiques qui visent à favoriser la prise de risques individuelle au détriment de la sécurité commune.

À lire les récits d’alpinisme, la récompense de l’escalade résiderait avant toute chose dans le dépassement de soi. Variante de ce type de triomphe personnel, à l’œuvre dans beaucoup de ces récits : une personne discriminée ou souffrant de quelque sorte d’invalidité se redécouvre elle-même et surmonte ses handicaps dans la confrontation à l’adversité qu’est l’expérience de l’escalade. La montagne est ainsi transformée en une sorte d’épreuve susceptible de distinguer quelques élus parmi ceux qui s’y affrontent. L’ascension elle-même, ses techniques, l’habileté qu’elle requiert et les compagnons de cordée ne consistent, au bout du compte, qu’en un droit de passage.

De Mallory à Bass et à Wells, l’histoire est longue des preneurs de risques célèbres, qui conquirent de nouveaux sommets, ou qui y trouvèrent la mort. Mais elle ne rend pas compte du discours sur le risque, plus complexe à défaut d’être aussi visible, élaboré au sein de la communauté de l’escalade. De fait, ce que j’appelle dans cet article alpinisme consiste moins dans une philosophie de la prise de risque que dans l’ensemble des débats qui traversent cette communauté. Pour ceux qui s’adonnent à l’escalade à toute fin d’accéder à une culture particulièrement développée de la prise de risques, ses aspects spécifiquement valorisés dans la conquête des sommets ne sont pas absents ; mais ils s’inscrivent dans un ensemble beaucoup plus complexe où les individus qui composent la communauté informelle des grimpeurs trouvent des ressources destinées à améliorer leur capacité de gestion du risque, leur propre sécurité ainsi que celle des autres.

Si la faveur dont jouit aujourd’hui le risque renvoie à l’émergence d’une culture postérieure à celle de l’État providence, l’histoire des accidents du travail nous ramène à sa préhistoire [8]. Au XIXe siècle, travailler dans certaines industries — et particulièrement dans les chemins de fer — présentait des risques tout aussi extrêmes (selon les critères en vigueur aujourd’hui) que l’escalade. Or à la même époque, la loi faisait rigoureusement obstacle aux tentatives des ouvriers victimes d’un accident du travail de faire valoir le moindre droit — ce que les générations suivantes en vinrent à considérer comme un scandale : quand les travailleurs ne disposent d’aucun pouvoir de négociation, difficile de souscrire sans réserve à la croyance optimiste d’un Lemuel Shaw [9] sur l’articulation harmonieuse du risque et de sa récompense dans le monde industriel [10]. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ce dispositif légal fut mis à bas, et enfin remplacé par un système de responsabilité inconditionnelle (strict liability) et d’assurance sociale, connu sous le nom workmen’s compensation(pension d’invalidité pour les ouvriers). John Witt [11] a récemment montré que l’ambivalence durable du mouvement ouvrier à l’égard de la workmen’s compensation renvoie notamment à la relation culturelle très forte entre prise de risques calculée, responsabilité personnelle et autonomie — idée à laquelle souscrivaient les travailleurs qualifiés et nombre de penseurs démocrates du XIXe siècle. Dans cette perspective, la workmen’s compensation était considérée comme un élément d’une offensive plus vaste, menée par les employeurs, de confiscation du contrôle exercé par les ouvriers sur le processus de leur propre travail. Sans doute ce contrôle ne sous-entendait-il pas les risques physiques graves, voire mortels ; pour autant, nombreux étaient alors ceux pour qui le risque jouait un rôle essentiel dans la conscience de soi du travailleur salarié.

On s’en doute, pour une grande partie de la classe ouvrière, vouée à un irrésistible mouvement de déqualification, l’attrait de la décision personnelle dans l’organisation du travail et le consentement au risque qui lui était lié ne pouvaient suffire à permettre d’exercer un contrôle véritable sur leur propre vie, ou d’accéder à l’autonomie. En ce sens, il serait erroné de considérer ces vestiges d’une conception alternative du risque d’accident du travail comme une critique de l’approche assurantielle qui l’emporte à partir de la mise en place de la workmen’s compensation. Le rappeler n’interdit pas, pour autant, d’examiner ce qui, dans la culture ouvrière de l’époque, permettait que ce consentement au risque ne fut pas seulement signe d’aveuglement et de fausse conscience.

Aujourd’hui que le libéralisme avancé confronte toutes sortes de travailleurs à la perspective de prendre davantage leur propre responsabilité face au risque, il se pourrait que la forte culture de la prise de risques associée à l’alpinisme offre des pistes pour renouer avec l’ancienne culture ouvrière du risque, ou encore qu’elle encourage le développement d’une nouvelle culture du risque au travail. Sur ce point, de nombreux aspects de la pratique de l’alpinisme semblent particulièrement féconds.

Escalade et écriture. Depuis longtemps, la pratique de l’alpinisme est accompagnée de pratiques d’écriture, motivées par l’impératif éthique d’un partage des expériences individuelles — bonnes ou mauvaises — avec l’ensemble de la communauté des grimpeurs.

Jugement normatif et critères communautaires du risque. Les revues d’escalade font régulièrement état des accidents de grimpeurs. Leurs comptes rendus mêlent description des faits et évaluation normative des risques pris et de leur pertinence. Ces journaux ne prétendent pas exercer une surveillance de type panoptique : il s’agit de produire un savoir à partir d’expériences individuelles malheureuses et de l’archiver de sorte qu’il puisse informer des comportements à venir ; mais ce savoir est donné comme discutable, et il fait l’objet de discussions entre les grimpeurs. Il en ressort pour ces derniers, non une obéissance aveugle, mais un sens souple de l’obligation normative.

Escalade et communauté.L’escalade est une activité fortement individualiste, même quand elle est pratiquée en groupe. Le grimpeur y passe la majeure partie de son temps collé à la façade rocheuse, loin de tout et de quiconque. Pour autant, et depuis plusieurs décennies, l’escalade a généré des communautés. Dans de nombreuses villes à proximité des montagnes, des groupes de sauveteurs se sont équipés de matériel radio — voire, pour les plus grands d’entre eux, des sites web et des réseaux importants — qui leur permettent de secourir des grimpeurs accidentés ou échoués. Tous contribuent, conformément aux pratiques décrites plus haut, à l’établissement et à la diffusion de descriptions riches en détails d’accidents et d’opérations de sauvetage.

aléa moral et chance morale

Ces dernières années, une idée franchement peu charitable a sous-tendu de nombreux discours politiques : l’assistance serait, au bout du compte, contre-productive. Il est rare, évidemment, qu’un tel argument s’exprime sans précautions, et il semble avoir d’autant plus de force qu’il s’applique à des systèmes d’aide publique de type bureaucratique. Il repose sur le principe dit de l’« aléa moral » (moral hazard) ou du « risque moral », selon lequel, toutes choses étant égales par ailleurs, on prend d’autant moins de précautions que l’on est protégé du risque : allouez un revenu d’assistance ou des indemnités chômage prolongées, il en résultera de moindres efforts pour conserver son emploi, et à une plus grande réticence à accepter n’importe quel emploi ; indemnisez pleinement les dégâts causés par l’eau ou par le feu, on accumulera plus de biens tout en prenant moins de précautions pour les protéger. Dans une époque de transition entre une gouvernance du risque basée sur la solidarité et une gouvernance du risque reposant sur la sécurité et la précaution, ce type de raisonnement est employé à discréditer les institutions de solidarité subsistantes. Aux États-Unis et ailleurs, un consensus politique grandissant invoque l’aléa moral pour restreindre, non seulement les dispositifs d’aide et d’assurance publique, mais aussi la responsabilité civile (tort liability) et même la couverture par une assurance privée.

Le plus ancien et le plus littéraire de tous les sports extrêmes, l’escalade, fait du devoir de sauvetage une norme fondatrice : il régit la façon dont les rôles, dans la pratique de l’escalade, ont été distribués et identifiés. Là où la pratique de l’escalade s’est construite autour des relations commerciales entre guides et touristes, le devoir de sauvetage est inscrit au cœur même de la définition du rôle du guide. Et là où, comme aux États-Unis, les grimpeurs se sont organisés en clubs autonomes ou en groupes informels, la question des secours est souvent primordiale et suscite une coordination et une coopération actives manifestée notamment dans la forme même des clubs de recherches et de sauvetage. Ces organisations bénévoles entretiennent des liens de coopération avec les agents de la force publique dans les régions montagneuses, et elles ont développé leurs propres réseaux de grimpeurs-sauveteurs, disponibles pour partir en montagne secourir des alpinistes, mais aussi des randonneurs égarés ou des avions échoués. Ces clubs, conformément à la tradition européenne, s’appliquent à consigner et à publier leurs activités de sauvetage — et donc toute la gamme des risques, pour les grimpeurs, dans leur région. Ils constituent souvent également la principale instance susceptible de fédérer les grimpeurs dans une région donnée autour d’enjeux notamment politiques.

À une époque où l’alpinisme et l’ensemble des sports extrêmes attirent de plus en plus de monde, la question se pose inévitablement de savoir à quel niveau les secours devraient être réglementés, et si le devoir de sauvetage doit être limité ou facilité par la loi. Aux États-Unis, deux débats récents sur les secours en haute montagne illustrent ce dilemme. Après les accidents mortels du Mont McKinley, dans le Parc national du Denali, le Congrès a débattu du coût croissant de l’emploi des hélicoptères à des fins de sauvetage en haute altitude. Après ceux du Mont Hood, dans l’Oregon, des législateurs ont proposé que le port, par les alpinistes, d’une balise de sauvetage devienne obligatoire, s’attirant l’opposition d’alpinistes qui ont fait valoir les effets pervers de ce type de réglementation : il en résulterait, selon eux, une réduction de la vigilance de nombreux grimpeurs, plus enclins à compter sur les secours que sur eux-mêmes.

Les contempteurs de l’« aléa moral », qui estiment que le partage du risque conduit mécaniquement à la baisse des précautions, gagneraient à observer plus rigoureusement la culture du sauvetage dans le monde de l’escalade : elle révèle en effet des efforts intrinsèques pour prévenir cet effet pervers. Même si la sophistication croissante des techniques de sauvetage (les hélicoptères de haute altitude, les balises radio) suscite un « aléa moral » en encourageant des grimpeurs peu aguerris à tenter leur chance, ou en incitant les mieux entraînés à prendre de plus grands risques, il n’en reste pas moins que ces effets peuvent être contrebalancés par des initiatives reposant sur les traditions mêmes de l’alpinisme. Dans les années 1990, le National Park Service (NPS) de Denali a pris des mesures d’encouragement aux valeurs traditionnelles de l’alpinisme, en fixant notamment un délai entre la date d’inscription et l’ascension (afin que les grimpeurs aient le temps de s’organiser), et mettant en place, dans cette région peu peuplée, mais accueillant de nombreux visiteurs, des mécanismes de coopération entre grimpeurs. Conséquence : le nombre des morts en montagne a baissé.

Les tenants de l’aléa moral méconnaissent également que les secours eux-mêmes ont largement contribué au développement des connaissances et des compétences en matière de risques. Pour ne donner que l’exemple le plus évident, les performances du secourisme de haute altitude ont été constamment améliorées grâce aux fonds alloués par le NPS à la location de moyens techniques adéquats et à la rémunération des pilotes, en conséquence de quoi les pilotes et les sauveteurs ont procédé dans des conditions extrêmes qui leur ont permis de perfectionner leurs méthodes. Ce contexte fait venir à Denali des amateurs qui n’y seraient sinon jamais venus, pour le plus grand profit des services de guides et donc, par voie de conséquence, de la population plus large de grimpeurs à plein temps dont l’existence en dépend. Or ce vivier de grimpeurs contribue de maintes façons au développement actuel de l’alpinisme comme art, renouant avec une tradition née au XVIIIe siècle dans les sociétés européennes, sud-américaines et asiatiques. Quoi qu’ils en disent eux-mêmes, l’amélioration du sauvetage en haute altitude a indubitablement permis à des grimpeurs professionnels expérimentés de relever de nouveaux sur le Denali, jusqu’alors difficiles à envisager.

En outre, en privilégiant le système des secours, le NPS a acquis une autorité qui lui permet d’imposer aux grimpeurs de nouveaux devoirs, à commencer par leur responsabilité à l’égard des autres. Le NPS travaille ainsi à la codification, pour tous les grimpeurs d’Amérique du Nord, d’un devoir de sauvetage qui, même s’il était tacitement observé, avait rarement fait l’objet d’une explicitation. Ce devoir n’est pas mentionné dans le « code de l’escalade » de The Freedom of the Hills, prestigieux manuel d’alpinisme américain ; il figure en caractères gras dans la brochure du NPS — « Il est exigé des alpinistes qu’ils se portent au secours des grimpeurs en difficultés. »

prendre le parti du risque sans renoncer à la solidarité

S’il est vrai que, comme nous l’avons suggéré au début de cet article, nous assistons aujourd’hui à une reconfiguration de la façon dont avait problématisé le gouvernement du risque dans les sociétés économiquement avancées — le modèle de la socialisation du risque et de la réglementation des conduites —, nous devons développer des arts de gouvernement qui prennent acte de cette évolution. Cela ne signifie pas que nous devions renoncer à tout scepticisme à l’égard de ceux qui applaudissent sans réserve à la moindre aventure risquée, ni agréer au démantèlement progressif de modes de socialisation du risque grâce auxquels ont été gérés nombre des dangers les plus meurtriers des sociétés industrielles. Mais nous ne pouvons pas davantage nous reposer sur l’idée qu’il suffira d’étendre encore le même filet de sûreté pour résoudre les problèmes de risques les plus pressants de notre temps. S’il y a des risques contre lesquels nous ne pouvons pas nous assurer — une mauvaise appréciation, par exemple, des dangers de l’agriculture génétiquement modifiée — il faudra bien que nous devenions plus forts pour nous y affronter. Sur ce point, la culture de l’escalade peut fournir des modèles. Les pratiques de prise de risques volontaires se prêtent sans doute trop aisément aux délires d’egos surdimensionnés, non sans dangers réels ; mais elles n’en procurent pas moins des savoir-faire, des états d’esprit et des stratégies à partir desquels peuvent s’élaborer de nouveaux types de solidarité, de communauté, et de nouvelles formes de gouvernance.

Post-scriptum

Jonathan Simon est professeur de droit et de criminologie à l’Université de Californie, Berkeley.

Notes

[1Stephen Lyng, « Edgework : A Social Psychological Analysis of Voluntary Risk Taking », American Journal of Sociology, 1990, 95, pp. 851-6.

[2Nikolas Rose, The Powers of Freedom : Reframing Political Thought, Cambridge University Press, 1999.

[3Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité,Aubier, 2001.

[4François Ewald, « The Return of Descartes’s Malicious Demon : An Outline of a Philosophy of Precaution », in Tom Baker and Jonathan Simon, Embracing Risk : The Changing Culture of Insurance and Responsibility,University of Chicago Press, 2002.

[5Jonathan Simon, « Taking Risks : Extreme Sports and the Embrace of Risk in Advanced Liberal Societies », in Tom Baker et Jonathan Simon, Embracing Risk : The Changing Culture of Insurance and Responsibility, University of Chicago Press, 2002.

[6Il est vrai que dans d’autres domaines, l’attitude à l’égard de la prise de risques a été nettement plus négative. L’usage occasionnel de drogues, considéré comme une prise de risques privée, était toléré jusqu’aux années 1980 et 1990, quand l’ancienne guerre aux drogues menée par les gouvernement fédéraux s’est mue en projet d’éradication, au moyen notamment d’une criminalisation de l’usage, ou de la mise en place de tests de dépistage à l’embauche. Autre exemple, les relations sexuelles entre jeunes : tolérées dans une large mesure par les gouvernements dans les années 1970, également considérées comme une forme individuelle de prise de risque, elles ont été mises en cause à la faveur de l’épidémie de sida et des campagnes morales de la droite religieuse contre la permissivité. Dans d’autres articles, j’ai tenté une réflexion sur les curieux liens entre le déclin de l’idéal de répartition du risque et l’émergence d’une approche de plus en plus punitive de la gouvernance du crime.

[7Selon l’Association américaine des professionnels du voyage, 98 millions d’Américains ont fait un voyage dit « d’aventure » au cours des cinq années précédentes.

[8John Fabian Witt, The Accidental Republic : Crippled Workingmen, Destitute Widows, and the Remaking of American Law, Harvard University Press, 2004.

[9On doit à Lemuel Shaw, juge en chef de la Cour suprême du Massachussets (1830-1860), la décision très influente dans l’affaire Farwell vs the Boston and Worcester Railroad Corp, dite « Fellow servant rule », qui rend irresponsable l’employeur quand un accident du travail a été occasionné par la faute de l’un de ses salariés.

[10Christopher L. Tomlins, Law, Labor, and Ideology in the Early American Republic, Cambridge University Press, 1993.

[11Op. cit.