la préférence sérologique ?

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Depuis la révolution thérapeutique des années 1996-97, la gestion communautaire des risques de contamination par le sida, en milieu gay, a connu maints ébranlements et déchirements. Entre idéologies de la prise de risques et considérations probabilistes, et sous la menace d’une criminalisation croissante de la transmission du VIH, s’est ouverte aujourd’hui la tentation d’un entre-soi sérologique, le serosorting. À l’appui de quelles (in)certitudes ? Mise en perspective.

Depuis quelques années, un nouveau mot-valise circule parmi les acteurs et les observateurs de la prévention du sida en milieux gays : serosorting.Il s’est d’abord agi de décrire des stratégies individuelles de protection qui contournaient la norme préventive selon laquelle l’usage du préservatif s’imposerait dans tous les cas de pénétration anale. En clair : négocions, avant de faire du sexe, en fonction de nos statuts sérologiques respectifs, en cas de sérodiscordance (je suis séropositif au VIH, tu es séronégatif, ou vice-versa), employons des capotes, évitons les pratiques à risques, ou renonçons à nos projets sexuels ; en cas de séroconcordance, ébattons-nous sans inquiétude et sans protection.

Aux États-Unis, on a vu parfois des bordels organiser, au titre du serosortingdes soirées no capote réservées, ici aux séropositifs, là aux séronégatifs. Ceux qui se livrent au serosortingl’envisagent comme une technique de prévention des risques délibérée, rationalisée, et concurrente des stratégies préconisées par les acteurs institutionnels ou associatifs. Parmi ces derniers, un débat a donc commencé d’avoir lieu sur la façon dont le serosorting devait être pris en compte dans les discours et les politiques de prévention. On peut choisir d’insister sur le danger d’une pratique qui repose sur une connaissance hasardeuse du statut sérologique de chacun, alerter contre la tentation ségrégationniste qu’elle révèle, et réaffirmer les performances techniques et éthiques du préservatif dans tous les cas de pénétration. On peut, inversement, considérer ces pratiques de contournement sélectif du préservatif comme la sanction de l’échec des discours du « tout capote », et promouvoir le serosortingcomme un outil de prévention, une technologie à moindre risque qui, à défaut d’être sûre en toute circonstance, permettrait toutefois d’éviter des contaminations parmi ceux que rebute décidément l’usage de la capote.

À San Francisco, où près d’un quart des homosexuels masculins sont séropositifs au VIH, le département de Santé a récemment opté pour cette deuxième solution. Observant que le nombre annuel de nouvelles contaminations dans la population gay serait stabilisé depuis 1999 alors que, dans le même temps, les relations sexuelles non protégées auraient augmenté, il a lancé en novembre 2006 une campagne intitulée Disclosure— « révélation » — qui entérine le serosorting comme « stratégie de réduction des risques » et l’accompagne d’une incitation au dépistage et à la normalisation des discussions sur le statut sérologique, afin d’« aider les gens à prendre pour eux-mêmes des décisions aussi informées que possible [1] ».

Pareille caution institutionnelle, dans une ville qui reste à bien des égards un laboratoire de l’épidémie et des stratégies de lutte communautaires, ne pouvait qu’alimenter la polémique, entre ceux qui saluent l’inventivité d’une politique de prévention qui accepterait de se réformer pour prendre appui sur les pratiques réelles des homosexuels et ceux qui déplorent une régression néfaste, signant la défaite de la culture communautaire historiquement élaborée par les gays autour de la valorisation du safe sex et du refus de toute espèce de discrimination. Ce débat a traversé l’Atlantique, les traductions françaises pour serosortingen témoignent. Ceux qui s’en réclament, à l’instar des animateurs du site Warning [2], proposent deux mots : la séroadaptation, qui désigne le choix des pratiques sexuelles, protégées ou non, en fonction du statut sérologique des partenaires,et le sérochoix,qui qualifie la sélection des partenaires en fonction de leur statut sérologique. Ceux qui le combattent, au premier rang desquels les militants d’Act Up-Paris, préfèrent une traduction littérale qui en dénote la brutalité : le sérotriage, où l’on entend les échos d’une sinistre « préférence sérologique ».

Dans le champ associatif français, l’heure est encore au débat, loin d’aucune traduction positive du serosortingdans les messages de prévention. Gageons qu’on en saisira mieux le sens et les enjeux, si on le resitue dans l’histoire plus longue des stratégies communautaires en matière de prévention des risques de transmission du VIH.

Il faut rappeler le consensus sur lequel se sont accordés, au cours des quinze premières années de l’épidémie, l’ensemble des acteurs communautaires de la prévention sida : priorité à l’information sur les modes de transmission du VIH ; promotion de la capote comme seul moyen de faire barrage à la contamination dans tous les cas de pénétration ; valorisation de tous les actes sexuels alternatifs à l’enculade, incitation au dépistage ; affirmation de la responsabilité individuelle de chacun, quel que soit son statut sérologique, et donc d’une responsabilité partagée en cas de contamination. Un tel dispositif permettait de faire front contre toute espèce de visée moralisatrice (la dissémination du VIH devait pouvoir être contenue sans remise en cause d’une culture sexuelle gay marquée notamment par le multipartenariat et la vitalité des lieux de consommation sexuelle) et discriminatoire (contre les velléités nombreuses de faire porter aux personnes atteintes la responsabilité de l’extension de l’épidémie). Tant que le diagnostic de séropositivité fut vécu comme une sentence de mort à plus ou moins brève échéance, faute de réponse thérapeutique suffisamment efficace, cette série de normes préventives ne fut pas remise en cause, quelle que fût l’intensité des querelles sur les modalités de sa mise en œuvre. On expliquait certains ratés de la prévention en direction des gays, le maintien d’une fréquence trop élevée de pratiques à risques, et la persistance de modes de protection imaginaire (la sélection des partenaires au faciès, à l’âge ou à l’attitude, la croyance métaphysique dans les vertus d’un amour qui protège) par les insuffisances de l’information, le trop faible engagement des pouvoirs publics et la rémanence d’une homophobie qui faisait le lit de l’épidémie, toutes choses qu’il s’agissait de combattre pour faire advenir une prévention rationnelle. De fait, nul ne peut nier l’efficacité de la mobilisation communautaire à cette époque, qui permit de contenir l’extension de l’épidémie dans la population initialement la plus touchée par le sida et de stabiliser le nombre de nouvelles contaminations. Au milieu des années 1990, les militants de la lutte contre le sida ont manifestement le leadership en matière d’expression et de culture gaies, au point que l’affirmation collective du sexe à moindre risque infléchit le sens même de la pride : la fierté gaie, lesbienne, bi et trans, c’est notamment la fierté d’avoir opposé une réponse commune à l’épidémie — « FierEs d’en mettre » (des capotes), disait une banderole d’Act Up.

Or la révolution thérapeutique qui commence en 1996 va bouleverser cette donne. Dans un pays où les traitements sont disponibles, le sida est rapidement envisagé comme une maladie chronique, même si elle reste mortelle à terme. Il en résulte une perception moins aiguë des risques associés à la contamination : les difficultés d’une vie lestée par le VIH, la lourdeur des traitements et leurs effets secondaires, sont moins immédiatement percutants que la menace à court terme d’une mort annoncée. Corollaires : une crise de la mobilisation associative et communautaire, une raréfaction des discours de prévention et de la présence de leurs promoteurs sur le terrain, alors même que le nombre de personnes vivant avec le sida n’a jamais été si considérable, et continue d’augmenter. Pour achever ce tableau trop rapide, on peut aussi évoquer la façon dont le sentiment commun d’une réouverture du temps qui s’en est suivi a pu s’accompagner de l’expression, chez certains séropositifs, d’une lassitude a priori quant au fait de devoir utiliser le préservatif toute sa vie, voire, pour certains séronégatifs, de l’impression que la meilleure façon d’en finir avec la peur d’être contaminé est bien d’être contaminé. Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que toutes les enquêtes témoignent d’un relâchement des pratiques de prévention (relapse) dans la population gaie, et d’une augmentation du rythme des nouvelles contaminations.

Or c’est dans ce contexte que surgissent trois débats, qui intéressent la question de la gestion communautaire des risques de contamination, divisent le champ de la lutte contre le sida au point d’éroder la norme préventive qui faisait auparavant consensus, et éclairent pour une part la discussion actuelle sur le serosorting : la formulation d’une idéologie de la prise de risques, la montée en puissance d’un discours de « réduction des risques », et la remise en cause du concept de responsabilité partagée à travers la criminalisation, de plus en plus fréquente et dans le monde entier, de la transmission du VIH.

une idéologie de la prise de risques

Difficile de traduire le mot américain bareback, que ses promoteurs empruntent au registre équestre (le barebacker est le cavalier qui monte un cheval à cru) : en termes sexuels, le barebackdésigne le choix assumé de rapports non protégés. Difficile, aussi, de quantifier les pratiques à risques qui en relèvent effectivement, et de distinguer le barebacking délibéré et le relapse : le barebackest un ensemble de discours et de représentations qui s’exprime notamment dans des réseaux de rencontre [3] ou des publications (pour n’évoquer que deux exemples français, les auto-fictions de Guillaume Dustan et d’Erik Rémès). Cette sous-culture sexuelle a ses règles (l’interdiction du port du préservatif) et un lexique circonstancié dont quelques occurrences suffiront à donner une idée : le gift désigne le VIH, le bug chaser un séronégatif cherchant à être infecté, le gift giver un séropositif désirant contaminer un bug chaser, etc. À défaut de forcer l’admiration par sa consistance théorique, le discours bareback revendique une forme de cohérence, qu’on tentera de restituer le plus honnêtement possible.

Le barebacker entend mettre le plaisir au premier plan. Sur ce point, son discours est double. Il conteste l’idée, soutenue par certains acteurs de la prévention, selon laquelle la capote ne ferait pas de différence en termes d’intensité sexuelle ; et il revendique une érotisation du risque, voire une positivité amoureuse de la transmission, souvent formulée dans les termes de la fécondation.

Le barebacker se réclame d’un savoir.Il dit n’ignorer, ni les modes de contamination, ni la somme actuelle des connaissances médicales, quand bien même il en donne parfois une interprétation partielle et partiale. Il souligne que les traitements permettent de vivre avec le virus, rappelle l’existence de prophylaxies post-exposition qui peuvent limiter le risque de séroconversion, dresse la liste des MST existantes auquel il s’expose. Surtout, il s’autorise de certaines incertitudes du savoir scientifique, notamment sur les dangers, pour un séropositif, d’être réinfecté, ou sur la contamination d’un séronégatif par une souche virale résistante aux traitements disponibles. En d’autres termes, le barebacker revendique une prise de risques « mesurée ».

Le barebacker dit défendre une éthique, reposant sur la responsabilité individuelle (le droit de décider par soi-même de ce qui est bien pour soi) et sur le consentement des partenaires (fût-ce à la contamination). En corollaire, il brandit fièrementle drapeau d’une liberté sexuelle contre les tenants d’une police des mœurs, au premier rang desquels il compte les « flics » de la prévention, qui prétendent lui faire honte.

On l’aura compris, le discours bareback,parfois formulé par d’anciens compagnons de route du mouvement sida, reprend à son compte quelques-uns des motifs structurants du discours de lutte contre le sida, pour les retourner contre ses promoteurs dans une époque qu’il nomme « post-sida ». Les mêmes signifiants, articulés dans le cadre de la promotion d’une sexualité sans risque, servent ici la valorisation d’une prise de risques qui entend être positivement assumée.

Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que l’irruption d’un tel discours ait produit, dans le champ de la lutte contre le sida, une sidération parfois paralysée. Or il fallait d’urgence réarticuler un discours du sexe sans risque autour des notions de plaisir, de savoir et d’éthique, au moment où elles étaient mises au service d’une idéologie de la prise de risques. Avant 1996, tout le monde semblait s’accorder sur la nécessité d’érotiser les pratiques de prévention, mais force était de constater qu’on en était souvent resté au stade de la déclaration d’intention, à l’exception notable des jack off parties organisées par le groupe Santé et Plaisir Gai, épiques séances de masturbation collective. Mais avec leur lumière crue, leur liste d’interdits, leur surveillance organisée, elles n’avaient pas été toujours à la hauteur des espérances, sinon dans les milieux cuir et SM, dont la culture sexuelle s’était de longue date élaborée autour de la contractualisation des pratiques, du déplacement et de la démultiplication des zones érogènes, et de l’exhibition. Repenser le lien entre plaisir et safe sex consista donc à concéder au sexe sans protection un certain plaisir, mais à le réinscrire dans l’horizon de ses conséquences (donner la mort, à terme ; vivre avec les effets secondaires des traitements — diarrhées, lipodystrophies, angoisses, etc.) ; en d’autres termes, à comparer les plaisirs à l’aune des risques réels. C’était bien aussi une réponse en termes de savoir. Quant à la façon dont le barebacking mettait en avant des données contradictoires sur la surcontamination et la transmission de souches résistantes, on répondit par les vertus du principe de précaution.

C’est toutefois sur la question éthique que le débat interne au champ de la lutte contre le sida fut le plus vif, et le plus douloureux. La dialectique lumineuse, condensée dans le beau « J’ai envie que tu vives » d’Act Up, qui faisait du préservatif un objet éthique par excellence, où le souci de soi était tout en même temps souci de l’autre, restait absolument à l’ordre du jour, mais elle ne réglait pas toutes les questions. Fallait-il accepter de faire honte, quitte à donner raison à l’accusation proférée par les barebackers à l’encontre de la « nouvelle police du sexe », et à s’engager dans un discours culpabilisateur que l’association Aides, notamment, considérait comme contre-productif ? Fallait-il, tout en réaffirmant l’idée d’une responsabilité partagée, définir une responsabilité spécifique des séropositifs, au risque de sembler donner raison aux discours de discrimination, aux velléités de pénalisation de la transmission du VIH, voire aux représentations des personnes atteintes comme de « bombes virales » ? Fallait-il dire l’insuffisance d’une éthique du consentement, au nom d’une conception plus haute de la morale communautaire ? À toutes ces questions, Act Up répondit positivement, non sans tensions ni scissions ; certains quittèrent l’association pour résister à ce qu’ils identifiaient comme un nouvel ordre moral ; d’autres la quittèrent (comme le fondateur de l’association, Didier Lestrade, ou les créateurs de Warning) parce qu’ils estimaient qu’on y était encore trop timoré.

En 2007, le débat n’est pas clos. D’une certaine manière, la polémique sur le serosorting en constitue l’héritage. S’il est vrai que ceux qui le pratiquent ne se réclament pas tous, loin s’en faut, du bareback,{}il est également vrai que des barebackers présentent souvent son institutionnalisation comme leur victoire : le serosorting est une version présentable du bareback,dans la mesure où elle renonce à la quincaillerie de la jouissance de la roulette russe entre partenaires sérodiscordants. Et il est incontestable que ceux qui en soutiennent le principe y voient une manière de réintégrer les barebackers dans le champ de la réduction des risques.

la promotion de la réduction des risques

À partir de la deuxième moitié des années 1990, des voix se firent entendre pour en appeler à une rénovation des discours de prévention, qui serait seule à même de faire face au relapse. À quiconque avançait que les campagnes nationales de promotion du préservatif étaient rares, sinon nulles, ou que le prix de la capote pouvait sembler rédhibitoire, on rétorqua que ni l’information, ni la disponibilité du préservatif ne suffisaient manifestement à se traduire en pratiques safe. Une critique des discours de prévention centrés autour du seul préservatif s’imposait donc, afin de permettre à ceux qui ne parvenaient à s’y résoudre de limiter la casse. On pouvait, à ce titre, s’inspirer des succès de la réduction des risques dans la population des usagers de drogues.

Dans les pages qui précèdent, Aude Lalande montre l’ambiguïté qui préside, dès l’origine, à la traduction française de harm reduction (réduction des dommages) en « réduction des risques ». S’agit-il de sérier les dangers, pour éliminer ceux qui peuvent l’être simplement (une seringue propre prémunit intégralement contre le risque, pour un usager de drogues, de contracter le VIH) ? Ou plutôt de probabiliser les risques, en fonction d’un savoir statistique ? En important la notion de réduction des risques dans le domaine de la prévention de la contamination par voie sexuelle, c’est l’hypothèse probabiliste qui l’emporte : sans doute y a-t-il des pratiques sexuelles statistiquement moins susceptibles de transmettre le VIH, mais elles restent potentiellement contaminantes.

La codification d’une échelle de risques où se distribuent, du plus sûr au moins sûr, l’ensemble des actes sexuels possibles en fonction d’un savoir épidémiologique, préexiste à l’idée d’en faire l’axe d’une politique de prévention basée sur la réduction des risques. Dès la deuxième moitié des années 1980, les instigateurs des jack off parties y avaient procédé, à des fins toutefois opposées. Parce qu’une jack off exigeait de surseoir à l’intégralité des risques de contamination, il fallait pouvoir distinguer entre les pratiques sans risque (safe sex) et les pratiques à moindrerisque (safer sex) ; or le préservatif peut parfois se rompre, particulièrement si son usage n’est pas assorti de gel lubrifiant — c’est pourquoi les premières jack off interdisaient toute espèce de pénétration, fût-elle protégée. Les promoteurs de la réduction des risques partent du même type de données — une échelle de risques assortis d’un coefficient de protection — pour produire, au contraire, une démultiplication des normes de prévention.

En France, c’est Aides, et particulièrement son antenne provençale, qui choisit de distribuer, au début des années 2000, le premier matériel de prévention en direction des homosexuels se réclamant explicitement de la réduction des risques : une série de flyers où l’on apprenait que, si la capote « reste le moyen le plus sûr de se protéger » (en petits caractères), « sans capote » (en gros caractères) mieux vaut limiter le nombre de ses partenaires, éviter le sperme quand on suce, mettre au moins du gel quand on encule, se retirer avant de jouir, enculer que se faire enculer, etc.

Sans doute la mise en place d’une telle opération s’autorisait-elle des pratiques réelles de la majorité des gays : n’en déplaise aux injonctions de la prévention, rares sont ceux qui pratiquent la fellation avec préservatif, même si l’on sait que le risque de contamination existe. Reste qu’une politique de réduction des risques soulève une série de problèmes, dont la mise à jour a donné lieu à un conflit violent. S’il fallait n’en retenir qu’un, on rappellera que la réduction des risques de contamination par voie sexuelle procède d’une confusion entre une stratégie épidémiologique — qui relève de la santé publique — et une démarche de prévention — qui s’adresse à des individus. Si l’on privilégie la loi du nombre, on trouvera en effet plus de personnes contaminées pour s’être fait enculer que pour avoir enculé. Si l’on s’inquiète du destin individuel, cette distinction importe peu : on n’est jamais séropositif à 20, 30 ou 40 %, on l’est ou on ne l’est pas. En d’autres termes, on ne peut fonder une politique de prévention sur un calcul probabiliste.

De fait, l’incursion, à la faveur de ces flyers, de Aides dans le champ de la réduction des risques a à peu près fait long feu. Mais c’est encore à sa lumière qu’on doit envisager l’irruption du serosorting, qui, si on l’institue comme option préventive, ne peut se définir que comme une méthode rénovée de réduction des risques.

Une tendance à la criminalisation de la transmission du VIH

Cela couvait depuis longtemps. En 1991, dans le cadre de la révision du code pénal, le Sénat avait adopté un amendement qui prévoyait une peine de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 francs d’amende « en cas de comportement imprudent ou négligent d’une personne consciente et avertie ayant provoqué la dissémination d’une maladie transmissible épidémique ». L’amendement avait été repoussé en seconde lecture à l’Assemblée au terme d’un lobbying associatif où l’on avait fait notamment valoir que la criminalisation de la transmission était dangereuse pour la santé individuelle et pour la santé publique, notamment parce qu’elle eût fait obstacle au développement du dépistage volontaire : pour échapper au risque d’être accusé de responsabilité dans la contamination d’autrui, il eût mieux valu ignorer son statut sérologique.

Mais, en 1991, l’initiative était législative ; depuis quelques années, ce sont des plaintes de personnes infectées qui ont relancé — et contribué à légitimer — l’idée. Faute de caractérisation, dans la législation française, de la transmission du VIH, ces plaintes sont déposées pour « empoisonnement » ou « mise en danger de la vie d’autrui ». À Marseille, des femmes se sont constituées en association, Femmes Positives, pour exiger la pénalisation de la « contamination volontaire ». Si l’ensemble des « vieilles » associations a fait front contre une dérive dangereuse qui déresponsabiliserait les séronégatifs en matière de prévention, on a vu d’anciens militants la lutte contre le sida apporter à Femmes Positives un soutien public, en invoquant la défense des revendications des séropositifs.

En 1998, la Cour de cassation avait établi que l’exposition au VIH, même délibérée, ne pouvait être qualifiée d’empoisonnement. Mais en 2004, à Strasbourg, c’est au nom de l’administration de substance nuisible que, pour la première fois en France, un homme séropositif, à qui il était reproché d’avoir contaminé deux jeunes femmes lors de rapports sexuels non protégés, a été condamné à six ans de prison ferme. Depuis, d’autres personnes ont été condamnées, au terme de procès où Femmes Positives était partie civile.

La tendance à la criminalisation du VIH ne s’arrête évidemment pas aux frontières françaises. Le réseau associatif GNP+Europe (Global Network of People Living with Aids) a récemment publié la liste des poursuites judiciaires dans les pays de l’UE, et montré que la quasi-totalité des pays européens était concernée. Parmi ceux qui disposent d’une législation spécifique sur la transmission du VIH, certains, comme la Suède, la Norvège, ou les Pays-Bas (la liste n’est pas exhaustive) prévoient la pénalisation de la prise de risques, même si la contamination n’est pas avérée. Au-delà de l’Europe, de nombreux pays dans le monde sont également pris par cette passion répressive. Dernier exemple : en juillet dernier, une décision de la Cour suprême de Californie estimait que « les porteurs du virus du sida pourront être désormais tenus responsables en justice, même s’ils ignorent être infectés. »

On n’aurait pas trop de mal à envisager ces cas et ces exemples comme les symptômes d’une tendance plus générale — et qui s’étend bien au-delà du cas du sida — à la substitution progressive d’une politique de prévention par un réflexe répressif. C’est en tout cas dans un tel contexte qu’il faut observer la montée en puissance et la prétention à l’institutionnalisation du serosorting : quand la menace judiciaire plane d’entrée de jeu sur une relation sexuelle entre des partenaires sérodiscordants, la tentation de l’entre-soi sérologique peut être forte.

Rappelons-le, des pratiques relevant du serosorting existent indubitablement, et depuis longtemps. Si l’on reprend la distinction proposée par Warning, la séroadaptation ordonne, notamment, la sexualité de nombreux couples, selon que ses membres ont un statut sérologique identique ou différent ; quant au sérochoix, il se pourrait en effet qu’il ait une incidence, pour poursuivre l’exemple du couple, sur l’élection d’un conjoint : on peut après tout, et sans être soupçonnable de discrimination, préférer qu’un partenaire ait le même statut sérologique que le sien. Le seul enjeu du débat porte donc sur la question de savoir si, à partir de faits individuels incontestables, on peut définir une véritable prévention.

Ceux qui répondent positivement à cette question saluent l’inventivité bricoleuse des individus, qui trancherait avec l’inertie d’institutions de la prévention arc-boutées sur des méthodes d’un autre âge, incapables — selon eux — de répondre aux barebackers autrement que par l’exclusion, et au relapse autrement que par l’impuissance. Au contraire, l’institutionnalisation du serosorting aurait l’avantage, en reconnaissant un droit de cité au plaisir du sexe sans capote, mais aussi à l’argument du consentement, de rendre ceux qui s’y reconnaissent plus réceptifs aux messages généraux de prévention et aux informations sur les autres infections sexuellement transmissibles (elles pourraient affaiblir le système immunitaire), sur la surcontamination (elle pourrait accélérer la progression vers la maladie), sur les risques inhérents à la combinaison de souches virales multiples, etc. S’ils encouragent l’organisation du serosorting, c’est aussi parce qu’elle serait l’occasion, à l’instar de la campagne de San Francisco, de promouvoir autrement le dépistage volontaire, l’appropriation de l’information, la négociation avisée entre partenaires, la normalisation de la discussion autour du statut sérologique — autant de caractéristiques de cet empowermentqui fut, dès l’origine, à la fois le levier et l’objectif de la mobilisation communautaire contre le sida.

Le nouveau souffle dans la prévention qu’ils applaudissent serait donc un retour aux sources, une refondation ? Pas si sûr. Car l’efficacité prêtée au serosorting recèle les mêmes ambiguïtés que celles qu’on a notées sur la réduction des risques, qui repose tout au plus sur un pari probabiliste. Il se dit, même si les données statistiques disponibles sont sujettes à caution et ont pu donner lieu à des lectures contradictoires, qu’un serosortingorganisé réduirait le nombre actuel de contaminations. Serait-ce exact qu’il faudrait encore évaluer, pour que la comparaison ait un sens, la réduction du nombre de contaminations que permettraient des campagnes classiques de prévention qui ont presque totalement disparu de l’espace public depuis quelques années.

Mais d’autres données — et d’autres études — refroidissent l’enthousiasme. Le plus grave écueil du serosortingtient au fait qu’il est très difficile de savoir avec certitude si l’on est séronégatif. Un test de dépistage sûr ne renseigne jamais que sur son statut sérologique plusieurs semaines auparavant : entre temps, on peut avoir été contaminé sans que des anticorps soient encore détectables. Le cas échéant, la charge virale est considérable : or le risque de transmission du virus est d’autant plus grand que la charge virale est importante. En d’autres termes, on peut produire en toute bonne foi un test sérologique concluant à sa séronégativité, renoncer à se protéger avec un partenaire également séronégatif, et être en fait beaucoup plus contaminant qu’un séropositif recevant des traitements qui neutralisent la charge virale. L’incitation, induite par l’institutionnalisation du serosorting,à renoncer à se protéger entre partenaires séroconcordants, pourrait se révéler encore plus dangereuse que le relapse,et d’autant plus inadmissible qu’elle conduirait à des contaminations entre des personnes croyant se conformer à une stratégie préventive. Difficile, dans ces conditions, de voir dans le serosorting une méthode permettant à chacun d’évaluer rationnellement les risques qu’il prend, sauf à prendre le risque de défendre une nouvelle stratégie imaginaire de prévention. Au début des années 1990, le sociologue Rommel Mendes-Leite avait recensé les arguments par lesquels des personnes justifiaient leur absence de recours au préservatif : la « bonne mine » du partenaire, supposée garantir sa séronégativité, sa jeunesse, ou encore son insouciance. Il se pourrait que le serosorting ne soit qu’un avatar sophistiqué de ce type de méthode, tout aussi fallacieux et tout aussi discriminatoire. Et c’est peut-être une bonne nouvelle : la préférence sérologique ne prévient pas mieux des risques de contamination que l’isolement des séropositifs n’eût permis de contenir l’extension de l’épidémie. La prévention s’accommode mal de la ségrégation.

Notes

[3Pour ne citer que le plus ancien : www.barebackjack.com.