Vacarme 40 / lignes

au dessous de ça (orgueil et humiliation)

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L’humiliation, parce qu’elle engage immédiatement un désir — une nécessité — inextinguible de revanche, est sans nul doute, entre mille autres, la sensation qui recueille le plus directement le politique en son ombilic. Mais que lui répondre ? L’orgueil, l’humilité ? Quelle stratégie engager, qui n’avère pas au bout du compte son inconsistance, qui ne relève pas d’un agencement qui tourne mal, qui n’entretienne pas ce dont il s’agit de se déprendre ?

Naître à la politique, individuellement ou collectivement, quand on est né de rien, sans privilège, sans statut, sans talent, c’est souvent d’abord une affaire d’humiliation, peut-être la sensation originelle de tout engagement politique, en tout cas la sensation la plus immédiatement politique : plus publique que la honte qui se ressent sous le regard de l’autre mais pas des autres, et plus marquante, car plus intime, que l’opprobre. Humiliation infligée cruellement, ou pis encore : involontairement, de la part des puissants, des riches, des privilégiés, des blancs, des mâles. Humiliation de s’être subitement senti pauvre, laid, débile, mal né, de n’avoir pas eu les mots, de n’avoir pas connu les codes, de n’avoir pas eu le courage de répondre, et d’avoir vu que les autres, tous les autres, voyaient cette faiblesse et cette lâcheté au grand jour. Ou pis encore, humiliation par procuration, humiliation d’avoir vu ses proches fouettés, battus, insultés, sans pouvoir rien faire, condamné à macérer son impuissance sous l’impuissance de l’autre. L’humiliation, c’est l’exhibition publique, sans fuite possible, de sa propre déchéance ou de sa nullité originelle — une manipulation de la honte par un surcroît de scénarisation et d’insistance dans l’exhibition de ses faiblesses ou de ses bassesses. Comme si on nous retournait la peau pour la montrer à tous. Comme si l’on se retrouvait subitement expulsé de l’humanité, trop bas, trop nul. C’est une affaire de spectacle, d’intimité exhibée, et aussi d’écart incommensurable entre celui qui se sent humilié et celui qui humilie. On ne se sent pas battu, on se sent infiniment battu, pulvérisé, réduit en poussière, retourné au néant. Humus, la terre, humilitas, la face plaquée à terre, retournée à la terre. Canossa, Canossa.

Pas un militant politique sans doute qui n’ait gardé au fond de son âme le souvenir d’une humiliation cuisante. Pas un artiste non plus. La politique et l’art se rejoignent peut-être ici : on s’est juré de rejouer un jour la pièce et d’échanger les rôles, au moins sur une autre scène. Revanche sociale, revanche théâtrale, revanche tout court. Mais comment prendre une telle revanche ? Spontanément, l’affectivité a sa logique propre, et sauf à nous briser complètement, l’humiliation engendre l’orgueil comme le beau temps succède à la pluie. Tous ceux qui nous ont humilié, on saura bien leur prouver crânement qu’on est en vérité au-dessus d’eux, ou en tout cas qu’on n’a pas besoin d’eux, et qu’il n’y avait pas d’écart, et qu’il n’y aura plus de théâtre, et qu’ils ne toucheront plus jamais à notre noyau intime. L’orgueil n’est pas ce que les moralistes classiques, chrétiens ou christianisés (à la Spinoza) en disent, une surestime de soi ou un fantasme autochtone et infantile de toute puissance. C’est encore une sensation proprement politique, une réponse aux autres en général : une fin de non-recevoir, un noli me tangerepaïen, une armure ou une « forteresse intérieure », comme dit Marc-Aurèle qui s’y connaissait en humiliation d’être cocu et mauvais père, contre la lance de l’humiliation. Les Stoïciens furent les plus grands maîtres d’un tel rapport de soi à soi, construit dans l’arène de la politique et non pas donné par nature, qui ne pousse donc ni sur le sol d’un amour de soi originel, ni sur celui d’un amour propre ou d’une vanité nourrie de passion pour les farines et les reconnaissances sociales. Tu veux me casser la jambe ? demande Épictète à son Tyran, eh bien, casse-la moi, mais moi, mon vrai moi fait de pure volonté, tu ne le toucheras même pas, il est bien au-delà de ce que tu peux atteindre. Tu veux m’infliger d’être esclave en cet État ? Mais je suis « citoyen du monde », bien au-delà encore de ce que tu peux atteindre. Les Stoïciens ont montré combien l’orgueil était d’abord une arme défensive et directement politique, directement « engagée » : avec elle, on peut retourner dans le monde, on peut réduire son devoir et sa morale à remplir son « métier », on peut se battre, on peut affronter tous les risques. Quand tous veulent nous rabaisser, on n’a plus qu’à s’élever soi-même. L’auto-élévation de soi ou des siens, ou de sa classe, ou de son peuple, n’est ni une fuite, ni un délire : c’est la première arme politique des opprimés et des fils pétrifiés. Orgueil magnifique de tenir enfin en soi, par soi, tout son être, et ni de Dieu, ni d’un maître, ni d’un Père, ni de personne, seulement de soi. Orgueil magnifique du résistant qui ne tient pas compte du rapport de forces, se bat sans calcul, et meurt superbement, « sans haine pour le peuple allemand » comme dans les poèmes d’Aragon.

Le problème de telles images est qu’elles ne sont que des chromos qui ne tiennent à peu près que dans les rêves, c’est-à-dire justement dans les mauvais poèmes de résistance, ou encore dans les mauvais films de Clint Eastwood. Les Stoïciens sont magnifiques dans leur logique, mais ils sont un peu pathétiques dans leur morale et leurs exhortations au courage, à la virilité, à l’exercice imposé de soi à soi pour devenir enfin autre. Parce que cela ne tient jamais dans le réel : on ne se subjective pas sans médiation au lieu même où l’on est assujetti. Dostoïevski, qui en connaissait un rayon sur les humiliés et les offensés, savait ce que devient l’orgueil bâti dans le ressassement solitaire de ses humiliations : une dégénérescence en susceptibilités exacerbées, en histrionismes, en récriminations permanentes. La nuit, on se croit intouchable, invulnérable, sorti du théâtre et des masques, enfin armuré pour de bon ; mais, rendu au jour, nous voilà écorché vif, en demande inextinguible de nouvelles scènes où rejouer sa haine du théâtre et des autres, où pouvoir leur dire enfin : « Mais je n’ai pas besoin de vous, je ne vous demande rien, je ne vais pas traîner mes bottes dans les salons, je suis tout, je ne suis rien, roi, mendiant, démon. » Les plus sincères déclarations d’orgueil dégénèrent toujours en fantasmes de parricide ou en tropismes de bouffonnerie : Dimitri Karamazov ou son père, Stavroguine ou Stepane Verkovensky, Lebedev ou Alexandra Philipovna, Goliadkine ou son double. Dostoïevski l’a expérimenté dans sa chair : l’orgueil comme salut contre ses humiliations passées est une coupe sans fond d’amertumes tantôt grotesques, tantôt terrifiantes.

Freud a toutefois raison de remarquer alors que sa solution est un peu tristement réactionnaire. C’est celle du Jésus de saint Luc : « qui s’élève, je l’abaisse, qui s’abaisse, je l’élève », abaisse-toi donc si tu veux être élevé et abandonne tout péché de superbe. Autrement dit, l’humilité et non l’orgueil contre les humiliations : renonce à l’orgueil et à la politique, préfère l’auto-humiliation, préfère n’être rien, car seuls les humbles et les petits ne seront pas humiliés. C’est certes une solution forte et tentante, tant elle en appelle à la seule immanence de la sensation d’humiliation. Mieux demeurer humilié, y trouver son compte, que chercher à en sortir, à retourner l’humiliation, à la rendre ou à la surjouer. Briser donc d’avance le cercle politique de l’humiliation et de l’orgueil qui fait les tremblements repoussants du sentiment, et les guerres et les haines inexpiables (haines familiales, haines nationales, haines de classe). Et lui préférer un autre cercle, plus vertueux : devant celui qui m’humilie, je m’humilierai encore davantage, et c’est le starets Zozime se jetant aux pieds de Dimitri Karamazov. Mais c’est en vérité une solution tout aussi repoussante qui nourrit encore en profondeur ces haines mêmes qu’elle prétend défaire, qui promet « tu verras, les puissants aussi seront abaissés », et qui fait croire en l’advenue d’un messie ou d’un chef en charge de réaliser cette promesse. Voire qui n’y parvient même pas : Zozime, Aliocha, Mychkine, Dostoïevski y croyait-il seulement ? On ne s’en sortira pas davantage en prêtant à l’Autre, à « Celui qui vient », l’orgueil que l’on ne peut plus lucidement assumer pour soi.

Mais alors que faire ? Il n’y a que deux politiques qui peuvent fonctionner, politiques parfois complémentaires, parfois non, mais en tout cas non dialectisables, c’est-à-dire n’offrant aucune vaine promesse de paix définitive, seulement celle d’un combat qui puisse enfin être durablement tenu dans le réel. La première est immédiatement collective, c’est la politique de la fierté. La fierté, à maints égards, c’est le contraire de l’orgueil, parce qu’on n’est jamais fier en vérité d’être soi, ni de soi, ni de ce qu’on a fait (il n’y a que Goliadkine pour dire sérieusement « je suis fier d’être petit », et c’est d’emblée comique, pathétique, ou angoissant tant on risque de s’y reconnaître, mais en rien convaincant). On est toujours fier d’être plus que soi, c’est-à-dire d’appartenir à plus que soi : à un peuple (fierté nationale), à une classe (fierté au travail, et non de « mon » travail), à une minorité (négritude, gay pride, féminisme). La fierté dépersonnalise là où l’orgueil fige en soi, elle ouvre là où l’orgueil ferme, elle se soutient moins de combattre que de se renforcer sans cesse et collectivement pour un combat sans cesse à venir là où l’orgueil ne tient qu’à s’exiler dans des rêves de victoires de plus en plus immédiates. Au début du Petit soldat de Godard, un jeune fasciste rend hommage aux anarchistes espagnols à peu près ainsi : ils lèvent leur poing en montrant la paume, c’est beau, ça dit leur fierté, les fascistes lèvent leur poing de l’autre côté, ça ne dit que leur agressivité.

La seconde politique, plus individuelle ou micro-politique, est celle de Beckett ou du Bartleby de Melville, c’est celle de la loque ou de l’irrécupérable. Rien d’humble ici et rien qui en appelle à la compassion, mais rien non plus d’orgueilleux, rien de l’affirmation souveraine de soi : plutôt l’affirmation d’une persistance incompréhensible. Beckett le résume d’une formule parfaite : « frappez toujours, je suis au-dessous de ça ». C’est une politique apparente de la dérision. Mais en vérité, c’est une stratégie de la ténacité : que l’autre se retourne ou baisse sa garde, et on le frappera à coup de béquilles. Ce ne seront que quelques coups, mais qui revigoreront tous ceux qui ne menaient jusque-là qu’une politique de la fierté — on n’est jamais sauvé alors que par les plus faibles d’entre soi. Et qui les abattra d’autres fois aussi un peu : à quoi rimait donc toute notre politique ?