Vacarme 29 / Usages

politique des usages

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Leur voix n’était invoquée que pour briser les grèves, elle a pris désormais d’autres inflexions : au coeur des mouvements sociaux, les usagers développent une contre-expertise, revendiquent un droit de regard, font valoir les inventions de la pratique et de la jurisprudence, réconcilient radicalité et pragmatisme. Or, la question des usages est, en un autre sens, la nervure centrale du travail de Foucault. Rapprochons ces luttes et cette oeuvre : on verra se dessiner une nouvelle image de la pensée et de l’action politique.

Mathieu Potte-Bonneville vient de publier : Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, PUF, « Quadrige », 2004.

« Ce n’est pas d’un comité des sages, moral et pseudo-compétent, dont on a besoin, mais de groupes d’usagers »
Gilles Deleuze, Pourparlers

Dans les rapports qu’entretiennent, chez Foucault, la pensée et la politique, la notion d’usage intervient de trois manières.

  1. Elle désigne d’abord l’objet d’étude que Foucault entend se tailler dans l’expérience politique : demander « le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? », c’est bien détourner la réflexion de la seule considération des principes pour porter sur le politique un regard pragmatique ou technologique - pour « poser la petite question, toute plate et empirique : comment ça se passe ? » [1]. Le mot « d’usage », par son ambiguïté, convient d’ailleurs fort bien pour qualifier le niveau où Foucault situe ses enquêtes. Parler d’usage, en effet, c’est désigner tantôt une mise en ordre sociale de l’expérience qui circonscrit, en amont de nos choix, les actions et les discours possibles (comme on dit : « c’est l’usage »), et tantôt une pratique réfléchie, à laquelle les hommes accordent attention et minutie, qu’ils recueillent en un savoir, formalisent dans des techniques et rectifient peu à peu, « à l’usage ». Or, les régularités que Foucault met au jour, y compris dans ses ouvrages les plus « structuralistes », se situent toujours dans cet écart-là : elles ne sont à reverser ni à l’ordre des codes culturels, déroulant leurs effets dans le dos des acteurs, ni à la sphère des initiatives conscientes, dont les individus maîtriseraient entièrement les tenants et les aboutissants. « Entre le regard déjà codé et la connaissance réflexive, il y a une région médiane qui délivre l’ordre en son être même » [2] ; région des us, en somme, où sédimentent et persistent des façons d’être, de penser ou d’agir à mi-chemin de l’institué et du réfléchi, de ce qui « se fait » et de ce que l’on fait, de l’inconscient et du délibéré : ni tout à fait socle, ni vraiment décision.
  2. L’idée d’usage renvoie donc à la façon dont Foucault entend se saisir, théoriquement, de la politique. Mais, à rebours, elle décrit aussi la manière dont la politique doit s’emparer de ses théories. En effet, pour trouver son efficacité critique, une théorie doit selon Foucault renoncer à se poser comme un cadre unificateur, accepter de se disperser en une nuée d’instruments dont le théoricien ne saurait déterminer a priori ni les rapports, ni les finalités. C’est la leçon que Foucault tire du destin des « théories enveloppantes et globales », marxisme et psychanalyse : celles-ci n’ont fourni des « instruments localement utilisables qu’à la condition, justement, que l’unité théorique du discours soit comme suspendue, en tout cas découpée, tiraillée, mise en charpie, retournée, déplacée, caricaturée, jouée, théatralisée, etc » [3]. La métaphore de la « boîte à outils », souvent rappelée, a d’abord ce sens polémique : forger des outils dont on puisse faire usage, c’est retirer à la théorie le soin d’assigner aux luttes sociales leurs fondements, leur distribution, leurs orientations, leurs bornes ; c’est aussi refuser au théoricien le droit de gouverner la lecture de ses travaux, le destin de ses analyses.
  3. L’idée d’usage vient enfin désigner les destinataires privilégiés de l’archéologie. Accusé d’avoir, avec Surveiller et punir, paralysé l’action des éducateurs pénitentiaires, Foucault peut ainsi répondre : « Qui a été paralysé ? Croyez-vous que ce que j’ai écrit sur l’histoire de la psychiatrie ait paralysé ceux qui depuis un temps déjà éprouvaient un malaise à l’égard de l’institution ? (...) Et puis je vais vous annoncer une grande nouvelle : le problème des prisons n’est pas à mes yeux celui des « travailleurs sociaux », c’est celui des prisonniers. Et de ce côté-là je ne suis pas sûr que ce qui a été dit depuis une dizaine d’années ait été, comment dire ? Immobilisant. » [4]. Si cette pensée, donc, n’a pas de mode d’emploi, elle n’est pas sans adresse, au moins rêvée ou dessinée en creux par l’écriture : du côté du sujet politique susceptible de s’emparer de ces textes, se dessine la silhouette d’un lecteur-usager, capable d’user de Foucault parce qu’« usager » d’abord, en un sens bien étrange et bien rude, des dispositifs dont celui-ci fait l’histoire. Si Foucault affirme ne pas savoir comment ses livres seront lus, il précise parfois pour qui ils furent écrits : pour qu’en fassent usage ceux qui sont directement exposés aux effets des usages.

Objections

La pensée est donc, chez Foucault, inscrite dans l’horizon de l’usage comme dans une sorte de triangle qui définit son objet, sa fonction, son adresse - triple exigence d’une pensée des us,d’une pensée qui se veut utile, d’une pensée pour des usagers. Du même coup, lire Foucault, ce peut être aujourd’hui un moyen d’éclaircir ce que peut vouloir dire, au juste, cette politique des usages qui, depuis vingt ans, irrigue le débat public et renouvelle le lexique des mouvements sociaux. D’une part, bien sûr, parce qu’entre Foucault et les mouvements de chômeurs, les associations de malades ou d’usagers de drogues, le rapport est parfois de filiation directe, souvent de joyeux pillage : « Act Up-New York était la pratique dont Foucault produisait la non-théorie », note David Halperin. Mais aussi, plus profondément, parce que cette oeuvre et ces mouvements ont peut-être les mêmes adversaires, l’un dans la pensée, les autres dans la politique : tout se passe comme si les contempteurs de Foucault, dans le champ théorique, puisaient aux mêmes sources que l’hostilité aux questions d’usages, dans l’espace public. Du même coup, la pensée de Foucault pourrait être pour une politique des usages davantage qu’une réserve d’outils : une pierre de touche. En comprenant comment, conceptuellement, elle peut déjouer les reproches qu’on lui oppose, on y verra peut-être plus clair dans les raisons qui nous portent à tenir, politiquement, aux usages et aux usagers.

Précisons. Au triangle de l’usage ci-dessus décrit, on peut superposer trois séries de reproches - reproches dont les contenus sont certes fort différents d’un domaine à l’autre, mais qui présentent pourtant certaines analogies frappantes.

  1. Fatalisme : « faire des usages l’unique objet de préoccupation politique, c’est renoncer à transformer le cadre où ces pratiques se déploient, abandonner tout espoir de desserrer les contraintes qu’elles subissent ».La mise en avant des usages serait une politique diminuée, aménageant comme elle peut l’espace qu’on lui laisse. Ainsi l’intérêt de Foucault pour l’ordre des usages, au tournant des années 1980, est-il souvent lu comme l’indice d’une prudente retraite, sur fond d’incapacité à poursuivre le rêve révolutionnaire et de renoncement à défendre les valeurs humanistes. De l’autre côté, poser la question des usages du chômage, des drogues ou du voile islamique, ce serait avoir abdiqué le sens du travail, l’horizon d’une vie sans dépendance ou d’une existence délivrée de l’oppression religieuse.
  2. Subjectivisme : « faire de l’usage le critère exclusif d’évaluation, cela revient à laisser à l’arbitraire du sujet le soin de décider ce qui lui est utile, en laissant de côté toutes les considérations relatives à la vérité et à la justice, lesquelles doivent pourtant délimiter et encadrer l’espace dévolu à la réflexion ».Objection inverse de la précédente : tout à l’heure, on reprochait à cette pensée et à cette politique de se satisfaire des miettes ; on les accuse maintenant de briser toutes les digues, au nom d’une subjectivité érigée en absolu. Ainsi reproche-t-on à Foucault d’avoir privilégié, dans son propre discours, l’efficace sur le vrai, d’avoir instrumentalisé l’archive au risque de brouiller dangereusement la frontière entre l’Histoire et la fiction. Dans l’autre champ, on reproche aux mouvements d’usagers de piétiner les règles qui, d’en haut, définissent de toute éternité la valeur du travail, les bornes de la santé ou l’ordre de la procréation. Dans les deux cas, on agite la menace d’une dérive incontrôlable, dès lors que le discours n’est plus réglé par aucune norme antérieure et extérieure aux faits en discussion : derrière l’homoparentalité, percerait l’eugénisme ; l’archéologie, de son côté, ferait le lit d’un Faurisson.
  3. Individualisme : « faire des usagers les sujets de l’histoire, c’est diffracter le regard porté sur la société en une myriade de points de vue, chaque fois solidaires d’une position singulière, et dont l’addition s’avère finalement impossible ou contradictoire ».D’un point de vue théorique, cela reviendrait à interdire toute saisie synthétique de la réalité, à raconter une histoire différente d’après chaque témoin : perspectivisme. D’un point de vue politique, cela conduirait à dissoudre la prise en compte de l’intérêt général en privilégiant telle ou telle catégorie d’acteurs sociaux : individualisme. Cela impliquerait, aussi, de mesurer la valeur des institutions aux aspirations privées de ceux qui leur sont assujettis : libéralisme. Ainsi Foucault aurait-il développé une « historiographie narcissiquement tournée sur le lieu où se tient l’historien » [5]. Ainsi, de l’autre côté, les mouvements d’usagers sont-ils toujours suspectés de faire le lit du « consumérisme » (médical, scolaire, etc) - consumérisme décrit, suivant le balancement déjà signalé, tantôt comme l’affirmation arrogante de l’individu-roi, et tantôt comme un lâche renoncement à la citoyenneté.

L’espace de la chresis

Afin de dénouer un peu ces objections, rouvrons quelques livres - à commencer, bien sûr, par L’Usage des plaisirs. La sphère d’une réflexion sur l’usage s’y trouve circonscrite de manière à la fois philosophique et historique : par la mise au jour d’un niveau jusque-là inaperçu de la réflexion morale ; par l’examen d’une catégorie propre à la morale sexuelle de la Grèce classique.

Au plan philosophique, Foucault souligne dans ce livre que l’analyse traditionnelle de la moralité porte tantôt sur le code moral (l’ensemble des valeurs et règles d’actions proposées aux sujets pour conduire leur vie en vue du Bien), et tantôt sur les comportements effectivement adoptés par les individus. La morale : ce qu’il faut faire / ce que l’on fait. Or, une telle distinction laisse entièrement en blanc la manière dont les prescriptions générales du code vont se trouver traduites dans les comportements effectifs : comment fait-on ce que l’on fait, d’après ce qu’il faut faire ? Cet espace blanc, la philosophie l’appréhende d’habitude sous la figure du jugement moral : la règle étant donnée, à quels objets singuliers s’applique-t-elle ? Toutefois, note Foucault, ce n’est là que la moitié du problème : reste à savoir comment, cette règle, le sujet va la « faire sienne », se l’appliquer à lui-même, se former et se transformer lui-même en sujet moral. « Soit un code de prescriptions sexuelles enjoignant aux deux époux une fidélité conjugale stricte et symétrique, ainsi que la permanence d’une volonté procréatrice ; il y aura, même dans ce cadre aussi rigoureux, bien des manières de pratiquer cette austérité, bien des manières d’être fidèle » [6]. C’est ce niveau spécifique, cet ordre des « manières de se conduire » que Foucault nomme, au sens strict, l’éthique.

Cette analyse générale prend, comme souvent, sa source dans une archive singulière. Si Foucault peut mettre en lumière cette « couche » éthique des pratiques de soi, c’est depuis l’examen d’une culture dans laquelle une attention extrême était accordée à l’ordre de l’usage. Dans la Grèce classique, « la réflexion morale sur les aphrodisia tend beaucoup moins à établir un code systématique (...) qu’à élaborer les conditions et les modalités d’un « usage » : le style de ce que les Grecs appelaient la chresis aphrodision, l’usage des plaisirs » [7]. Parler d’usage, c’est ici indiquer que compte moins le partage entre plaisirs licites et illicites que la « manière », la « façon » de prendre son plaisir. C’est souligner, aussi, que la rationalité dont relève une telle action sur soi est d’ordre prudentiel (« question... de prudence, de réflexion, de calcul dans la manière dont on distribue et on contrôle ses actes »). C’est insister enfin sur la dimension d’ajustement, qui lie la valeur de l’action à son adéquation avec une série de coordonnées chaque fois singulières - critères souples du besoin, du moment, du statut... dont dépend in fine l’évaluation. En bref : le vif de la morale sexuelle grecque n’est pas une typologie des plaisirs convenables, mais une réflexion sur la manière de prendre son plaisir comme il convient.

Une telle analyse n’entretient, avec la politique, qu’un rapport oblique - comme la plupart des derniers textes de Foucault, elle oblige justement le lecteur à inventer ses propres usages. On peut pourtant, me semble-t-il, en tirer quelques enseignements généraux, qui permettent de contrer l’objection de « fatalisme ».

Le premier enseignement concerne le degré d’autonomie propre à l’espace des usages. Certes, la dimension des pratiques de soi est, en un sens, seconde - puisqu’elle présuppose un code, s’enlève sur le fond de principes. Pour autant, et c’est là l’essentiel, elle n’est nullement gouvernée par les contenus du code, ni vouée à se résorber dans une application transparente de ce dernier. D’une part, parce qu’un même système de prescriptions générales peut donner lieu à des formes de conduite entièrement différentes (c’est ce que montre, dans L’Usage des plaisirs,la comparaison entre les mondes grec et chrétien : continuité des thèmes d’austérité, mais des éthiques incomparables). D’autre part, parce que la valeur d’une conduite n’est pas forcément fonction de sa capacité à s’effacer sous la règle générale qu’elle met en oeuvre, à masquer sa singularité comme on dissimule ses traces : en Grèce, « ce n’est pas en universalisant la règle de son action que (...) l’individu se constitue en sujet éthique ; c’est au contraire par une attitude et par une recherche qui individualisent son action, la modulent et peuvent même lui donner un éclat singulier » [8]. Autrement dit, là où les contempteurs du « fatalisme » objectent : « Vous avez cédé sur les principes, et vous n’ergotez plus que sur leur application », Foucault pourrait répondre : « Vous supposez que les variations d’usage ne sont pas essentielles, vous confondez aussi usage et application. En cela, vous restez tributaire d’une vision de l’action aveugle à l’histoire, et à sa propre histoire : car le modèle d’une conduite s’effaçant sous l’universalité de ses règles n’est pas la vérité dernière de la pratique, c’est un chapitre dans l’histoire des usages ».

Porter le fer sur le terrain des usages, plutôt qu’au plan des principes, ce n’est donc pas se contenter d’un domaine en quelque sorte ancillaire, mais investir un espace relevant d’une analyse autonome. Autonome ne veut pas dire vierge, comme si nous étions libres de nous y ébattre à l’aise ; au contraire, l’espace des usages est traversé de techniques, de stratégies, de formes de gouvernement. La police, par exemple, s’y engouffre en entier : comme le souligne l’historien P. Napoli, « l’autonomie du « mode de faire » trouve dans la police sa consécration la plus achevée », dans un « espace moyen » entre structure institutionnelle et réponse sociale [9]. Pour Foucault, c’est là que se décide l’essentiel de nos libertés et de nos sujétions effectives - c’est là d’abord qu’il faut se battre. Pour autant, il « ne suppose pas que les codes soient sans importance, ni qu’ils demeurent constants » [10]. En particulier, il souligne que l’espace laissé à l’inventivité des usages varie selon les univers moraux : « Dans certaines morales, l’accent est surtout porté sur le code, sa systématicité, sa richesse, sa capacité à s’ajuster à tous les cas possibles », suscitant une « subjectivation dans une forme quasi-juridique » [11], condamnant les pratiques de soi à la portion congrue. Autrement dit, plaider pour l’inventivité des usages n’est pas exclusif d’une réflexion, d’une contestation ou d’une transformation des règles sous lesquelles ces usages s’inscrivent : cela peut même en précipiter la nécessité, tant il est vrai que certaines lois sont intolérables, non seulement dans le contenu de leurs prescriptions, mais par leur propension à investir chaque moment et chaque geste, par l’absence de marge qu’elles nous laissent pour vivre.

À l’objection du fataliste (« soit le débat et la contestation s’élèvent jusqu’aux principes, soit ils piétinent dans les questions d’intendance »), Foucault oppose en bref deux séries de pratiques : ce qu’il nomme les « pratiques de libération » et les « pratiques de liberté » [12]. D’un côté l’exercice de la liberté éthique, l’élaboration positive d’une conduite, peut requérir une mise en question des interdits, une « pratique de libération » : on n’est pas obligé de danser dans les chaînes, et toutes les chaînes ne nous laissent pas également danser. Reste que la contestation des interdits ne saurait décider, à elle seule, de la forme à donner à ses conduites - briser la chaîne n’est pas encore savoir danser. On ne saurait en effet rêver que la libération dispense de donner forme à la liberté ainsi conquise, comme s’il suffisait «  de faire sauter ces verrous répressifs pour que l’homme se réconcilie avec lui-même » [13]. Refuser ainsi d’admettre que la liberté attend, toute faite, sous le joug des interdits, c’est peut-être écarter la promesse d’une libération absolue ; mais c’est aussi récuser le délai qu’une telle promesse implique, comme s’il fallait se résigner à ce que rien ne change, tant que tout n’aura pas changé. En d’autres termes, les pratiques de liberté, si elles requièrent une pratique de libération apte à desserrer l’étau, ne la suivent pas à la façon d’un « stade ultime » : elles l’accompagnent, la doublent et commencent tout de suite. En quoi Foucault peut, sans paradoxe, se présenter comme le contraire d’un fataliste.

Du vrai et de l’utile

Admettons que le sens d’une conduite ne soit pas tout entier décidé dans l’examen des règles qui la gouvernent du dessus. Problème : à élargir ainsi cette fissure, à situer l’exercice de la liberté un peu en dessous des règles, n’ouvre-t-on pas sur une pratique entièrement déréglée, livrée à l’arbitraire ? On voit ici comment l’accusation de subjectivisme peut relayer celle de fatalisme - et pourquoi les mêmes luttes peuvent se voir tantôt reprocher d’être insuffisantes, et tantôt excessives, tantôt pusillanimes, tantôt prométhéennes. Ainsi à Bègles, ce printemps : la question posée, celle de savoir si l’obligation pour les mariés d’être de sexe opposé ne relèverait pas de l’usage plutôt que de la loi, a suscité les deux réactions à la fois. On lui a reproché, d’un même trait, de laisser intactes les vraies contraintes politiques (parce qu’elle se satisfaisait des règles), et de balayer les fondements anthropologiques de la société (parce qu’elle n’admettait plus les bornes coutumières).

Prolongeons notre parallèle : une objection du même genre pourrait être opposée à l’usage que Foucault fait de l’histoire. Dès lors que l’archéologie revendique plus souvent d’être utile que d’être vraie, de servir les luttes en se servant des archives, ne devient-elle pas un discours anomique, instrument apte à servir toutes les causes et toute les dérives, parce qu’au service de la seule volonté du penseur ? Reproche souvent formulé : constatant que « d’une part, toute affirmation de Foucault s’entoure d’un formidable appareil critique... mais d’autre part, on pourrait avec les mêmes données construire d’autres récits », Vincent Descombes conclut par un banal « rien n’est vrai, tout est permis » [14]. Que répondre à cette critique ?

D’abord, admettons-le : Foucault récuse bien l’existence, dans le réel, non des faits eux-mêmes (chaque fois documentés), mais d’un ordre des faits unique, que le récit historiographique devrait se contenter de décalquer ou de rejoindre. Interrogé, de manière un peu agressive, sur la place de Freud dans son Histoire de la sexualité(« Et bien entendu, tu feras surtout très attention à ce que la principale transformation ne se situe pas à Freud ? »), il peut ainsi répondre : « Pour moi, l’histoire des coupures et des non-coupures est à la fois un point de départ et un truc très relatif (...) ici, pour des raisons qui sont de conjoncture, puisque tout le monde appuie sur la coupure (freudienne), je me dis : essayons de faire tourner le décor, et partons de quelque chose qui soit aussi constatable que la coupure, à condition de prendre d’autres repères » [15]. Plus radicalement, la pensée chez Foucault est comme désancrée de ses repères fondamentaux : dans Les Mots et les choses,il n’y a somme toute ni mots (dont on pourrait dégager une logique), ni choses (dont on pourrait produire l’ontologie) mais des discours - philologie, histoire naturelle, plus tard sciences humaines... Discours dont les recouvrements et les transformations, minutieusement reconstruits, semblent pourtant s’enlever sur une contingence fondamentale, celle de leur rassemblement premier : sous les corrélations rigoureuses, perce encore ce qu’avait de non-nécessaire le fait de rapprocher, dans un même livre, le savoir des plantes, des signes et des richesses, comme sur la table de dissection de Lautréamont, le parapluie et la machine à coudre.

Ce décrochage, ce récit historique sur fond de contingence ont une double visée : d’une part, ramener du côté de l’histoire des instances qui se présentent comme autant d’Essences intemporelles - montrer que « la sexualité » est historiquement construite, que « nous sommes plus récents que nous le pensons ». D’autre part, faire apparaître, sous l’Histoire dont on voudrait qu’elle soit unique, une certaine disposition des forces, une conjoncture. Dans l’exemple précédent : de quelles relations de pouvoir émerge, en 1976, le sens donné à la Coupure Freudienne, et quelle place occupe-t-elle dans l’économie des discours pour être si agressivement défendue ? Une telle stratégie, toutefois, a une conséquence : elle interdit à l’archéologie de présenter, à son tour, le réel qu’elle décrit comme la Réalité, et le discours qu’elle tient comme l’Histoire. Autrement dit - et c’est là une contrainte forte -, « tout » n’est pas « permis » à celui qui revendique, contre la référence à une vérité intangible, la désinvolture de l’usage : il ne peut, sans se dédire, brandir l’autorité du Vrai, ni profiter de ses effets de légitimation. Conséquence qu’un certain nombre de lectures contemporaines de Foucault ont tendance à vouloir glisser sous le tapis : parler de biopolitique, de relations de pouvoir, etc, ce n’est pas démasquer enfin la réalité masquée sous le discours ; c’est user d’un autre discours, dont Foucault indique volontiers l’origine historique, et l’intérêt conjoncturel [16]. L’expression la plus fréquente, tout au long de ses cours ? « alors, si vous voulez, on pourrait dire ceci... ».

Il devient compliqué de conclure, de la revendication de l’usage, à l’affrontement tyrannique des volontés - un tel affrontement suppose toujours, peu ou prou, de convoquer à l’appui de ce que l’on dit les prestiges de la vérité. Les « fictions » de Foucault n’ont ni ce pouvoir, ni cet enjeu : étrangement, leur utilité principale tient à l’embarras qu’elles introduisent dans l’ordre des pratiques ; leur usage, c’est d’interrompre l’évidence des usages, et leur efficacité réside tout entière dans ce qu’elles rendent difficile. Non pas : « tout est permis », mais : « faire en sorte, avec bien d’autres, que certaines phrases ne puissent plus être dites aussi facilement ou que certains gestes ne soient plus faits au moins sans quelque hésitation » [17] ; « rendre difficiles les gestes trop faciles » [18]. Une politique des usages peut bien convoquer, dans son discours, le lexique des forces : elle ne cesse pourtant d’être anti-autoritaire. Non par surcroît de vertu : parce qu’elle neutralise les effets d’autorité non seulement chez ses adversaires, mais tout autant du côté de son énonciateur. À celui-ci elle ne laisse, pour arme et pour blason, que la force paradoxale d’une parole sans vérité.

On touche peut-être, du coup, à la faille secrète de l’accusation de « subjectivisme ». Pour qu’il y ait subjectivisme, encore faudrait-il qu’il y ait sujet ; or, à cet arbitraire, l’arbitre semble manquer. Car cet usage interruptif de l’histoire et de la parole a aussi pour effet de ne poser à son foyer qu’une subjectivité précaire : un « je » ou un « nous » dont l’insistance ne vaut pas identité, faute de pouvoir gager celle-ci sur un seul et même récit, qui serait enfin le vrai. Qu’est-ce qu’un « je », en effet, qui s’empare d’un discours, mais sans prétendre s’y faire reconnaître en vérité ? Qu’est-ce qu’un « nous » qui prétend, non raconter son histoire comme la vraie histoire, mais seulement une autre histoire ? Sans doute Foucault donne-t-il à ses travaux la charge de faire entendre les voix qu’on n’entend pas, de faire paraître « leurs plaintes et leur petit vacarme » [19]. Mais fondamentalement, d’être placée sous le signe de l’usage, son histoire est aussi anti-identitaire qu’elle est anti-autoritaire. Ou plutôt, de même qu’il s’agit de dégager une force dans la contestation des effets d’autorité, il s’agit de produire un sujet individuel ou collectif dont la consistance soit, de part en part, problématique, et qui ne diffère pas des autres sans différer de soi : un « nous » qui soit « le résultat - et le résultat nécessairement provisoire - de la question telle qu’elle se pose dans les termes nouveaux où on la formule » [20]. Autrement dit : l’archéologie « établit que nous sommes différence, que notre raison c’est la différence des discours, notre histoire la différence des temps, notre moi la différence des masques. Que la différence (...) c’est la dispersion que nous sommes et que nous faisons » [21].

« Nous sommes tous des gouvernés »

Nous sommes ici renvoyés au dernier aspect de notre problème : à cet étrange portrait du sujet politique en usager. Portrait au prime abord suspect de tous côtés : suspect d’avoir été promu, forgé et défendu par la CFDT, au début des années 1970 (dans une double opposition à la figure du prolétaire et à celle du consommateur). Suspect, du coup, pour la tradition républicaine, qui y voit un rabattement de la citoyenneté sur les seuls intérêts privés, et pour la tradition marxiste, qui y voit un personnage inventé à seule fin de nier, en cas de grève, la solidarité des intérêts des travailleurs (Barthes : « L’usager est un personnage imaginaire (...) en découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d’apporter un démenti », en rappelant que « l’homme est total » [22]). Qu’est-ce au juste qu’un usager, dans la perspective que propose Foucault ?

  1. L’extrait cité en commençant, à propos des prisonniers, précise un premier aspect : Foucault désigne comme usagers privilégiés de ses travaux ceux qui sont directement aux prises avec les institutions et les pratiques dont il retrace la formation. Parler d’usagers, ici, c’est plaider pour une politique de l’immédiateté, à tous niveaux : un refus de l’intolérable, contre la médiation des arguments et des raisons ; une mise en question des dispositifs politiques dans leurs effets directs, et non dans leurs principes ; une prise de parole et d’initiative singulière, contre la médiation représentative ; l’exigence d’une réponse urgente, contre le détour d’une refonte d’ensemble et les délais qu’elle implique. En quoi, effectivement, une politique des usagers n’est pour Foucault ni républicaine, ni marxiste : parce que « les gens critiquent les instances de pouvoir qui sont les plus proches d’eux », sans passer par l’État, et parce qu’ils « n’envisagent pas que la solution à leur problème puisse résider dans un quelconque avenir (c’est-à-dire dans une promesse de libération, de révolution, dans la fin du conflit de classes) » [23].
  2. On pourrait alors objecter : l’usager, tel que Foucault l’entend, c’est l’individu-roi, qui se veut principe et fin du corps social, lequel devrait n’être à l’en croire que la traduction transparente de ses moindres aspirations. En un sens, c’est très exactement l’inverse. Car l’immédiateté de ces luttes procède, pour Foucault, de ce que les individus s’y trouvent exposés aux effets de normes dont il ne peuvent se reconnaître comme l’origine, vis-à-vis desquelles ils sont affectés, du départ et continûment, d’une passivité indépassable. Si la prison est d’abord le problème des prisonniers, c’est certes parce qu’ils sont les premiers concernés ; mais c’est tout autant parce que, quelque radicale que soit leur action, ils ne peuvent ni ne pourront jamais se reconnaître entièrement dans le dispositif qu’ils contestent, comme si la prison pouvait un jour devenir la médiation transparente d’une communauté carcérale réconciliée avec elle-même. On peut élargir à l’ensemble des exemples que convoque Foucault : qu’il s’agisse de « l’opposition au pouvoir des hommes sur les femmes, des parents sur leurs enfants, de la psychiatrie sur les malades mentaux, de la médecine sur la population, de l’administration sur la manière dont les gens vivent », dans chacun de ces cas, on a affaire à des relations dont ceux qui luttent sont seulement l’un des termes ; à des dispositifs, donc, dont on ne peut rêver que se résorbe un jour entièrement la dualité, et les effets de pouvoir qu’elle induit. La politique des usagers, telle que Foucault l’esquisse, trouve son volume entre une évidence et une impossibilité. Évidence : « C’est de nous qu’il s’agit ». Mais impossibilité : « Ce ne sera jamais entièrement à nous », nous ne ferons pas disparaître cette part d’extériorité des relations de pouvoir sur ceux qu’elles relient. Cela vaut aussi bien au plan de la politique, au sens classique. Commentant l’arrivée au pouvoir des socialistes, Foucault explique : « Il me semble que cette élection a été éprouvée par beaucoup comme une sorte d’événement-victoire, c’est-à-dire une modification du rapport entre gouvernants et gouvernés. Non pas que les gouvernés ont pris la place des gouvernants (...) ce qui est en jeu à partir de cette modification, c’est de savoir s’il est possible d’établir entre gouvernants et gouvernés un rapport qui ne sera pas un rapport d’obéissance, mais un rapport où le travail aura un rôle important » [24].
  3. Ces deux aspects du concept d’usager ont des conséquences multiples. En particulier, ils obligent à penser des formes de contestation à la fois extrêmement radicales (d’après le premier aspect) et entièrement pragmatiques (d’après le deuxième aspect). Le modèle s’en trouve peut-être dans l’analyse que Foucault esquisse des luttes médiévales contre les prétentions de l’Église à gouverner les âmes : ces luttes, selon lui, virent l’alliance de la mystique (comme refus absolu et singulier de tout gouvernement, au nom du rapport absolu et immédiat à Dieu), et des mouvements collectifs de réforme (au nom du caractère indépassablement institué de la communauté des chrétiens). Ambiguïté que résume la formule nodale de la critique : non pas « nous ne voulons pas être gouvernés », mais « comment ne pas être gouvernés comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux » [25]. Mais on peut surtout noter, pour finir, que les accusations de libéralisme et d’individualisme, lancées contre une telle politique, sont vouées à porter à faux. Le reproche de libéralisme fait mine d’oublier que les usagers ne parlent pas depuis la place souveraine d’un signataire du pacte social, ou du client d’une agence de services, mais à l’intérieur d’un dispositif où il est et se sait pris sans recours. Pour reprendre une formule kantienne qui fascine Foucault dans ses derniers textes, la critique, l’usage public de la raison, n’exclut pas le fait d’être, simultanément, pris dans des rapports d’obéissance comme « une pièce d’une machine » ; elle y puise au contraire ses conditions, ou sa contradiction vivante. Le reproche d’individualisme, de son côté, semble croire qu’il n’est de dépassement des intérêts particuliers que dans la fiction d’une citoyenneté qui supprimerait la dualité des gouvernants et des gouvernés - c’est-à-dire, qui conduise les gouvernés à adopter le point de vue des gouvernants. À quoi Foucault oppose, autre figure de la citoyenneté, une solidarité des gouvernés, dans un texte bref et frappant écrit et prononcé à Genève, à propos des boat people : « après tout, nous sommes tous des gouvernés et, à ce titre, solidaires » [26].

Notes

[1« Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, IV, Gallimard, p.233.

[2Les Mots et les choses, Gallimard, « Tel », p.12.

[3« Il faut défendre la société », Cours au collège de France 1976, Gallimard-Seuil, « Hautes études ». p.7.

[4« L’impossible prison », Dits et écrits, IV, p.31-32

[5J. Habermas, Le Discours philosophique de la modernité, Gallimard, p.331.

[6L’Usage des plaisirs, Gallimard, p.33.

[7op.cit., p.63.

[8op.cit., p.73.

[9P. Napoli, Naissance de la police moderne, La Découverte, p.14.

[10L’Usage des plaisirs, Gallimard, p.39.

[11op.cit., p.36-37.

[12Sur cette distinction fondamentale, cf. « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », Dits et écrits, IV, p.708.

[13op.cit.p.710.

[14V. Descombes, Le Même et l’autre, Minuit. p.138. Si Foucault parlait, à propos de Marx, d’une « tempête au bassin des enfants », il faudrait, pour rendre compte de ce phylum critique qui court de Descombes à Habermas, en passant par Alain Renaut, évoquer un nietzschéisme de bacs à sable.

[15« Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, III, p.313-314.

[16Tout le cours de 1976 est ainsi consacré à retracer les origines historiques du discours sur le pouvoir comme guerre - à montrer, en un sens, que la « microphysique du pouvoir » que Foucault promeut n’est jamais qu’une variation sur un thème constitué aux XVII et XVIIIème siècles, sur fond de réaction nobiliaire aux randes monarchies administratives...

[17« Table ronde du 20 mai 1978 », Dits et écrits, IV, p.30.

[18« Est-il donc important de penser ? », Dits et écrits, IV, p.180.

[19« La vie des hommes infâmes », Dits et écrits, III, p.242.

[20« Politique, polémique et problématisation », Dits et écrits, IV, p.594.

[21L’Archéologie du savoir, p.173.

[22« L’usager de la grève », Mythologies, Seuil, « Points », p.135.

[23« Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, IV, p.226.

[24« Est-il donc important de penser ? », Dits et écrits, IV, p.179.

[25« Qu’est-ce que la critique ? », cf. l’extrait p.171 de ce numéro.

[26« Face aux gouvernements, les droits de l’homme », Dits et écrits, IV, p.707.