Vacarme 29 / Usages

les couleurs de la chair entretien avec Laurent Saksik

Dans l’oeuvre de Foucault, on croise deux ouvrages dont seuls les titres nous sont parvenus : Le Noir et la couleur, livre sur Manet qu’il projetait d’écrire ; Les Aveux de la chair, dont il ne put, avant sa mort, achever la relecture.Dans ses installations, le plasticien Laurent Saksik semble convoquer ces deux fantômes ensemble : la couleur naît de l’engagement physique du spectateur, qui la produit et la perturbe ; le corps s’y fait boîte à pigments, où l’on prélève des effets colorés. En convoquant au passage les techniques les plus modernes d’imagerie et de surveillance, le travail de Laurent Saksik pose une question à mi-chemin de la peinture et de l’aveu : celle de l’extraction du visible, sur la pierre noire des corps.

Laurent Saksik : Je n’ai lu Surveiller et punir qu’assez tard, j’ai d’abord abordé Foucault à travers ses textes sur la médecine, L’Histoire de la folie, Naissance de la clinique. Ce sont des textes où il est déjà beaucoup question du regard, du corps pris dans un dispositif plastique et architectural contraint, des livres qui montrent comment l’architecture et le dessin sont des forces savantes qui ont prise sur les corps. Autour de nous, tout est dessiné, nos vêtements, nos avions, nos lits, nos préservatifs, nos routes : notre monde est presque totalement dessiné ; et pour la première fois, je rencontrais un auteur qui n’appartenait pas au domaine de l’esthétique, et qui accordait pourtant une telle place au dessin — au projet, au tracé, à la découpe des choses. Le dessin pouvait ne pas être pensé uniquement autour du paradigme de l’artiste génial, artiste hypersocial et fou à la fois, dont le couple cerveau-main libère toute l’énergie créatrice qui manque au simple mortel. Le dessin dans sa dimension artistique peut aussi cacher des vertus fonctionnelles. C’est le dessin de conception ou de projection, celui qui modélise des machines, des prisons avec leurs W.C. et leurs douches en inox sans visserie apparente, anti-casseur et anti-suicide. Toute une esthétique. Foucault donne au dessin la place qui me semble être la sienne : la place d’une pensée non conceptuelle, mais bel et bien enclavée dans des dispositifs discursifs. Le dessin pouvant se mettre au service d’un discours ou le précéder. C’est cette dimension qui m’a frappé dans Surveiller et punir, avec cette manière{}d’examiner comment un corps peut être pris dans un dispositif qui distribue les points de vue, les discours, cela m’intéressait directement. Plier la technique sur le dessin, la coercition et l’invention, de manière à montrer comment une procédure peut distribuer des points de vue dans un espace, ou articuler des espaces discursifs différents dans un même moment. Donc, le dessin comme technique prise dans un réseau d’autres techniques avec ses effets de pouvoir. Les avant-gardes historiques (Bauhaus) avaient déjà entamé la chose, pour moi pratiquement, en mettant le dessin dans un contexte où les frontières entre le Design et l’Art était floues. Il y a là une formidable ouverture, où le travail plastique peut prendre le relais.

Il y a toujours quelque chose d’un peu mystérieux dans la manière dont les artistes peuvent s’approprier des textes philosophiques. Foucault se prête-t-il bien à cette appropriation ?

Bizarrement, l’appropriation d’un texte par un artiste, surtout quand il s’agit d’un texte théorique, reste toujours sans effet sur le texte ou les textes alentour. C’est une espèce d’opération blanche pour la théorie. Il y a des effets de mode ou de normalisation : c’est socialement intéressant mais la théorie continue en dehors de tout cela.

J’ai eu beaucoup plus de facilité à m’approprier Foucault que Deleuze, par exemple, plus à la mode. Deleuze est plus ésotérique, il écrit de manière très tissée dans son érudition énorme ; étrangement pour moi, il est très utilisé comme discours de légitimation dans le milieu des arts plastiques et de la musique. Il faut dire qu’il a un sens merveilleux de la formule, du raccourci ou de la contraction, des rapprochements inattendus. Foucault se prête beaucoup moins à cela : d’abord, parce qu’il a une prose assez jubilatoire, c’est un styliste dont le travail concerne d’abord l’écriture, et dont les enquêtes sont avant tout axées sur les méthodes d’investigation discursive. Il ne fait pas rêver, il ne traite que rarement de la couleur, de l’espace, du temps... en ce sens, il n’est pas très « utilisable ». Il faut transposer, faire le grand écart, ce qui ne fait pas forcément peur : le vertige est souvent recherché dans l’appropriation d’un auteur. Foucault constitue une médiation vers le monde, assez ouverte, peu autoritaire, très connectée à plein de choses, de disciplines hétérogènes. Pour moi, c’est une sorte d’opérateur d’extériorité, par rapport à ce que je fais seul dans mon atelier fermé. Il m’a offert un accès à la question de la technique et de la procédure en peinture sans passer par la case métaphysique dispensée par mes aînés, c’est-à-dire celle de Heidegger. D’ailleurs, j’ai sans doute utilisé mes lectures de Foucault pour me dégager d’une tutelle martelante qui ne me convenait pas dans mon travail : la psychanalyse, Heidegger et l’art émancipateur au service du peuple, etc. La psychanalyse en peinture, c’est une chose assez dodue... Quant au temple grec comme paradigme de l’oeuvre d’art, je dois avouer qu’il y a toujours eu, pour moi, quelque chose de pesant là-dedans, une sorte de mauvaise ambiance, une peine ou un ennui, un vide. J’ai donc fait sortir ma pratique picturale de cette légitimation métaphysique qu’on avait forgée pour moi. Pourtant, j’avais essayé d’y croire, mais ça n’a pas marché. J’ai préféré d’autres perspectives, légitimer ce que je faisais dans un horizon tramé par les relations pouvoir-savoir, tout en sachant que je n’en ai pas forcément besoin. On peut dériver ou dévier, c’est pris en compte dès le départ. La lecture de Foucault induit ce rapport au discours, je crois : quelque chose de moins grave, de moins paternel, de plus léger, et au fond très rigoureux. En fait, faire sien le texte d’un autre quand on est un artiste, ce n’est rien, c’est de la bricole, une berceuse pour enfant. L’idée, c’est de toujours un peu somnoler un livre à la main. Quand je dis Foucault dans mon travail, je pense mon Foucault, Michel Monfoucault. Je ne suis pas certain de lire juste, je tâche de lire utile.

La surveillance, d’après nature

Si la lecture de Foucault trouve des échos dans votre travail, c’est aussi parce que les instruments de surveillance, et de télésurveillance, y tiennent une place importante, et se trouvent directement intégrés aux installations que vous réalisez. Comment cet intérêt pour ces dispositifs de surveillance s’est-il imposé ?

Je voudrais dire d’abord que, curieusement, l’esthétique de la surveillance décrite par Foucault est incomplète : par exemple, la description plastique et architecturale du panoptique ne tient absolument pas compte de la distribution des lumières et de leurs déplacements au cours de la journée. Foucault est architecte, là, il vend son plan, ses coupes, ses perspectives comme un maître d’oeuvre à la maîtrise d’ouvrage, le lecteur-jury. Les prisonniers, dans leur petite boîte, sont censés être visibles à contre-jour ; mais, que le soleil se lève ou se couche, le contre-jour ne concerne jamais que la moitié des cellules, celles de l’est ou de l’ouest... Tout se passe comme si Foucault nous décrivait un panoptique déjà éclairé au néon. D’emblée, le panoptique pour moi, comme je le lis la première fois, est une représentation idéale, un fantasme : le panoptique m’a fait le même effet que La citta ideale. Il est étrange tout de même que la surveillance ne se dissocie pas du fantasme dans sa conception.

À l’origine de mon intérêt pour ces techniques, il y a le désir d’échapper au système classique de la peinture « d’après nature », sans tomber dans une spiritualisation des valeurs picturales - je n’ai jamais cru que la peinture était du côté de l’esprit et du langage. Je n’ai jamais reçu une peinture comme un livre, une peinture ne m’a jamais rien dit. Ce qui m’est rapidement apparu, c’est que l’observation avait été largement remplacée par l’instrumentation, et que les techniques du dessin d’observation étaient traversées par cette transformation-là. La surveillance et ses machineries offrent des instruments d’enregistrement, d’échantillonnage, de prélèvement, totalement différents de la palette traditionnelle, mais qui peuvent êtres réutilisés dans un champ plus classique - comme l’impressionnisme avait été acculé à trouver d’autres choses, du fait de la reproduction photographique. Monet avait alors construit des dispositifs totalement inédits, des ateliers flottants pour peindre les barques, etc. De la même manière, la surveillance renouvelle aujourd’hui le regard porté sur les objets. On le voit sur les sites de commerce en ligne, où il ne s’agit plus de chasser les intrus, mais de tourner autour des produits, de les surplomber complètement, de les voir sous tous leurs angles. Mais si l’on pense, du coup, au dispositif de surveillance d’une ville : des caméras qui zooment cinquante ou cent fois, dont les informations sont ensuite stockées sur un disque capable de conserver huit mois d’images, puis de restituer tous les mouvements qui ont eu lieu dans telle ou telle zone... Qu’est-ce que l’on peut faire de cela plastiquement ? Je crois qu’on a tout observé, mais pas encore tout surveillé.

Quelle différence feriez-vous entre ce monde efficace de la surveillance, et l’ancienne observation ?

Ce n’est pas facile à définir dans le champ pictural. Il y a dans l’idée de surveillance quelque chose de beaucoup plus coercitif, de l’ordre d’une maîtrise, d’un contrôle, d’une direction. La surveillance donne un tour de vis supplémentaire à l’engagement du corps, même s’il est médiatisé par des machines ou par des interprètes. Il faut être vigilant. Elle induit une position de surplomb, dans laquelle on passe finalement plus de temps à encadrer la machine qui va faire le travail, qu’à examiner l’objet qui va être observé. Surtout, la télésurveillance induit énormément, dans sa pratique, de phénomènes parasitaires. Elle désoriente considérablement la perception, une même image peut provenir d’objets très différents formellement, issus d’espaces différents. On n’est jamais sûr de rien temporellement. Nombre de films de cambriolage mettent en scène cela. Un gardien devant son écran se trouve abusé par un simple enregistrement qu’a préparé le cambrioleur pour travailler en toute impunité ou en toute opacité. Il y a là une lutte pour le champ de vision. La vision est très importante pour le crime. Et dans sa lutte avec la police ou dans ses accords avec elle, c’est la vision qui compte, plus largement que l’ombre ou la lumière. L’enjeu y est politique, c’est le voir lui-même. Mais cette vision, ce voir-machine produit des restes. Par exemple, les images fantômes - lorsque des moniteurs sont perpétuellement braqués sur une seule image, celle-ci finit par s’imprimer et par ressurgir ; si l’on déplace le moniteur dans un autre espace, si on l’assigne à une autre fonction, l’image demeure. Ce sont des formes de persistances rétiniennes machinales. En fait, les parasites que la télésurveillance cherche à écarter de la vision, moi, je les trouve intéressants, ils fournissent des matériaux pour mon travail. C’est le faible pouvoir de résolution de la télésurveillance que je traque ici. Un pouvoir de résolution en quelque sorte moins grand que celui d’un monochrome. Mais là je prends parti.

Couches mortes

On peut peut-être commencer par là, par mon travail sur les couleurs. Dans « Passim », ce sont six lames de verre qui sortent du sol ; des mélanges optiques s’opèrent, et des couleurs qui ne sont pas dans la matière vont apparaître. Des couleurs qui n’existent pas, parfois assez compliquées : faire un marron avec de la lumière, par exemple, c’est techniquement assez difficile. Ce type de travail est plus proche de la peinture que de la sculpture : il met en jeu des problèmes liés à la visualité plutôt qu’à l’équilibre ou à une sensation de danger (même si cela fait tout de même huit cents kilos). La technique est un peu celle des glacis, des superpositions de vernis colorés. Autrefois, il y avait ce que l’on appelait les couches mortes : le peintre superposait six, sept couches de glacis différents ; les premières, donc, étaient invisibles, mais influaient sur la luminosité et la couleur de ce que l’on voyait. Ici, on se balade entre les couches, et, en se déplaçant, on transforme la perception de l’ensemble : la couleur est évidemment différente d’un côté ou de l’autre de l’épaisseur, et le spectateur perturbe l’objet en passant à l’intérieur, et en créant du coup d’autres couleurs virtuelles. Sur une reproduction, il est difficile de montrer comment les spectateurs se retrouvent à passer entre les lames, à perturber les couleurs, avec leur ombre portée prise dans les filtres des vitrages, ou quel genre de relation produit entre eux le fait d’être séparés par deux, trois, quatre couches colorées. L’expérience demeure assez contemplative - le propos n’est pas politique ; en même temps, les corps sont contraints, engagés, leur ombre prise par les reflets et modifiée par ceux-ci. C’est un art public, plus efficace quand plusieurs spectateurs tournent autour de la pièce. Mon souci est toujours, de ce point de vue-là, de proposer des objets qui soient exotériques, trans-sociaux et trans-culturels, de faire un art public populaire et très simple d’accès. Il y a quelque chose d’assez violent dans la manière dont, aujourd’hui, les oeuvres d’art sont présentées : violent socialement, violent dans l’accueil qu’on fait aux gens, dans le business, etc. J’essaie de faire attention à cela, tout en sachant que la violence sera toujours là, qu’il n’est peut-être pas bon de l’évacuer totalement. Mon souhait, c’est de faire des oeuvres qui soient faciles d’accès, en maintenant dans l’expérience qu’elles offrent un côté enfantin. Mon fantasme est de produire des installations qui luttent contre l’individuation, que les gens soient amenés à en parler, à faire une expérience commune et intersubjective. Mais je pense que c’est peine perdue.

Paradoxalement, dans cette expérience « commune », chaque spectateur va avoir de la pièce une expérience très différente de celle des autres...

C’est un aspect du travail sur la distribution des points de vue. C’était par exemple le cas dans ce projet de « Fumoir » : un long couloir de verre de 12 m, d’une largeur de 1,50 m, et haut de 3 m, dont la moitié est jaune et l’autre moitié est bleue, fermé par des portes battantes aux deux extrémités. Cet étirement dans la longueur permet l’apparition d’une couleur virtuelle, d’un pur mélange optique que l’on déjoue lorsqu’on entre à l’intérieur. Sur un objet comme celui-ci, les points de vue sont chaque fois différents : quand vous êtes dedans et que vous fumez, celui qui est dehors va voir des effets colorés que vous ne verrez pas. C’est une espèce de panoptique, mais la tour centrale n’est pas seulement vide : elle a disparu. M’intéresse l’idée d’un panoptique sans surveillant, sans ce point central depuis lequel on pourrait tout prendre et faire la synthèse constitutive. Je crois que c’est aussi une façon de montrer, mais sans discours initiatique ou didactique, que la synthèse rêvée par la surveillance est un fantasme. Dans la manière dont la tour centrale s’est aujourd’hui démultipliée, mise en réseau, il y a quelque chose de profondément désespéré : c’est le règne de la surveillance, mais c’est aussi sa fin ou son impossibilité. On a produit tout un tas d’angles morts et le trafic d’organes sur internet ne pose pas de problème majeur. Tout le monde ne peut être surveillé de la même manière, ou ne doit pas être surveillé au même moment.

La diversité des points de vue du spectateur, c’est bien, mais je dois reconnaître qu’il est beaucoup plus difficile de produire le contraire : une oeuvre en volume qui apparaîtrait toujours de la même manière depuis n’importe quel point de vue sous n’importe quel angle de vision. La multiplicité de points de vue, c’est plus confortable.

Ce qui frappe, c’est la manière dont ces pièces, en un sens purement visuelles - on est presque dans la couleur pure -, sollicitent et mobilisent le corps...

J’ai toujours ressenti que la peinture, qu’un monochrome (comme version réduite de la peinture) engageait le corps. On est dans la perception, non dans le langage ; la visualité, c’est le début de l’engagement corporel. Du coup, il est tout naturel de conduire l’expérience esthétique dans un déplacement, ou dans une séparation des autres, la porter au bout de ce qu’elle peut avoir de corporel... Cela correspond à l’idée que le dessin, que la perception engagent le corps tout entier, qu’il peut y être à la fois contraint, orienté, obligé, conduit. Par exemple, dans cette pièce, « Timbre » : une toile jaune, fixée face à une boîte creuse avec un tableau noir au fond, et une vitre qui joue comme un piège à reflet, mélangeant le jaune et le noir ; là encore, le corps vient perturber, s’interposer, dans cette façon très simple de projeter une peinture sur une autre peinture et de créer une troisième couleur, purement virtuelle. Le corps, s’interposant, permet de voir la procédure - je ne dissimule pas la procédure, de façon à ce que cet écart permette de faire une expérience esthétique et fasse sens. Cela permet de garder à cette couleur-reflet sa qualité : quelque chose de très fugitif, de relativement fragile et qui varie selon la luminosité. En même temps, j’ai voulu utiliser ce qui d’habitude est de l’ordre du parasite - le reflet. Cela demande pas mal de contrôle. Le reflet, dans la rue, on le perçoit de manière éclatée, il y a tellement de miroirs... Ici, l’enjeu est de l’isoler et de le délimiter. Un fond neutre, blanc, qui gomme toute figure, des formes géométriques, et un seul objet. En réduisant les paramètres, on parvient à maîtriser le reflet. Il fallait absolument, pour réussir cette sorte d’effet-Méliès à pas cher, se donner une situation très simple, schématique.

C’est une expérience à la fois éclairante et déceptive : le reflet du spectateur lui montre comment l’effet se produit, mais le fait du même coup disparaître.

Oui, mais il comprend, par une expérience corporelle très simple, que ce qu’il voit est un reflet, et qu’il perçoit quelque chose qui n’existe pas : la couleur qu’il voit n’est ni au fond de la boîte, ni dans le tableau sur le mur. C’est une couleur qui est au fond de son oeil, un mélange optique pur. Dans les machines que je fabrique, le simple fait d’approcher pour voir oblige à tenir compte de la présence du corps : tu as besoin d’approcher pour voir, mais si tu t’approches trop, tu ne le vois plus ou tu vois autre chose... C’est un problème pour le surveillant !

La défroque de Marsyas

Ceux qui ont exploré les possibilités du monochrome ne se sont pas beaucoup penchés sur le problème de la couleur de la peau. C’est pourtant une question classique dans la tradition picturale, d’autant que la peinture est elle-même souvent considérée comme une peau, comme on le voit bien dans les représentations du mythe de Marsyas écorché par Apollon. Les peintres en bâtiment parlent d’ailleurs de « première peau », de « deuxième peau »... C’est l’un des points de contact essentiels entre la peinture et le corps.

De mon côté, je n’ai pu approcher cette question qu’avec beaucoup de prudence, très lentement. Par comparaison, un problème comme celui du reflet est beaucoup plus simple, parce que son histoire reste limitée au champ de la peinture - la peau, elle, charrie des éléments sociaux, politiques, elle cristallise la culture, le plaisir... De là, l’angoisse de produire quelque chose d’un peu dégoûtant, la crainte de rappeler, si peu que ce soit, les abat-jours de Nuit et brouillard. Pour échapper à cela, j’ai multiplié les expériences : par exemple, en utilisant les techniques de mapping, qui finalement sont proches des techniques de surveillance. Le mapping, c’est le « texturage », du placage de texture réelle à l’aide de modeleur 3D. J’ai texturé des maisons entièrement en peau ; cela donnait un résultat assez bizarre, proche des modes de représentation surréalistes, mais qui ne correspondait pas du tout à ce que je recherchais. J’ai aussi essayé de passer par ces entreprises qui fabriquent des teintes à la demande, à partir d’échantillons d’un matériau, ici ma peau (ce qui pose, par parenthèse, la question de l’échantillonnage : la couleur de la peau, sur quelle partie du corps la prélever ?). Toujours est-il que le résultat était la plupart du temps désastreux, méconnaissable - un discours explicatif devenait nécessaire, et il aurait tiré mon travail du côté de l’art conceptuel.

Dans certains projets, j’ai pensé faire réaliser une peau de deux mètres sur deux (en utilisant la technique des masques de cinéma, latex coulé sur argile, ou celle du tressage de peau cultivée à l’hôpital), puis l’installer dans un cube de verre autour duquel on aurait pu circuler (vision à 360°). Une peau qui ne puisse être la peau de personne, une peau humaine et impersonnelle, démesurée, et qui soit entièrement offerte aux regards. Cela restait assez dégoûtant... Peu à peu, s’est imposée l’idée de montrer un modèle nu, sous surveillance, avec une partie de son corps échantillonné et projeté sur un monochrome (« Série B : le temporaire »). La couleur de la peau du modèle travaille la couleur du pigment. Très vite, j’ai choisi de braquer la caméra sur le diaphragme : cela donne un mouvement très lent, un battement dans le sens de la perspective que l’on n’identifie pas lorsqu’on regarde la toile. Et malgré ce que ce dispositif pourrait avoir de violent, cela donne un résultat assez doux. La respiration du modèle y est pour beaucoup je crois ; quand le spectateur a compris de quoi il retournait, il se sent respirer. On retrouve le couple traditionnel du peintre et du modèle, à cette différence près que le peintre, c’est ici le surveillant. Cela induit un rapport au corps assez contemporain : isolé dans sa boîte de verre, le modèle est séparé de l’espace comportemental du spectateur, et en même temps objectivé. Cela produit à la fois une espèce de narcissisme déplacé, couplé à une surveillance qui tourne à vide, qui n’est qu’une fabrique de couleurs.

Dans cette installation, il devient impossible de séparer les questions politiques, liées à ce pouvoir exercé sur un corps, des préoccupations visuelles et picturales...

Cela m’a frappé chez Foucault : la manière dont un dispositif plastique peut s’articuler à un dispositif de pouvoir. Les caissons de privation sensorielle qu’utilisait la Stasi, ce sont des choses terrifiantes, mais qui questionnent directement l’esthétique, parce qu’elles mobilisent de l’espace, du temps, de l’intelligence, des matériaux... Au service d’une coercition maximale. En même temps, mes questions sont des questions de coloriste ; le but de ce dispositif, c’est d’abord d’inscrire la couleur de la peau dans le champ de la monochromie - ou réciproquement, de ramener tous les débats à propos du monochrome du côté du corps. En particulier, travailler sur le corps projeté, c’est s’éloigner de l’idéal de la « couleur seule », parce que la couleur devient inséparable du rayonnement, du spectre, de l’impur, du mouvement permanent.

À partir de là d’ailleurs, rien n’empêche d’étendre ce dispositif au-delà du corps, de faire fonctionner sur d’autres objets cette espèce de prélèvement en temps direct, qui mélange couleur projetée et pigment. Filmer le ciel ; ou filmer un grand pan de pigment pur, puis le projeter sur une toile ; ou filmer deux tableaux, un rouge, un bleu, et les projeter à vingt-cinq images secondes pour obtenir un violet. La technique picturale, en un sens, demeure toujours la même, trois couleurs, un support, à ceci près que le numérique devient un liant, comme pouvait l’être l’huile ou la tempera, le blanc d’oeuf. Les possibilités de mélange se trouvent multipliées - en même temps que les problèmes techniques... Les couleurs ne sont plus dissociables de leur espace de présentation. L’une au Japon, l’autre à Nice, le tout se mélange à Laval en Mayenne. Cela augmente d’autant l’influence du corps des spectateurs sur la procédure. La synchronisation de plusieurs caméras est une chose très délicate : en passant dans le champ de ces caméras, l’ombre des spectateurs suffit à perturber cette synchronisation, et à produire des effets colorés. Cela fabrique aussi des espaces étranges. Par exemple : deux caméras filment le ciel, et leur image se trouve vidéoprojetée, au sol, au fond de deux grandes boîtes en verre entre lesquelles on peut circuler. Un nuage passe, son image traverse la boîte de droite, puis celle de gauche continûment : si l’on se tient, à ce moment, entre les boîtes, dans quel espace est-on au juste ? C’est un effet-Méliès minimal, mais intéressant : le but de ces dispositifs est de restituer l’objet surveillé de manière relativement réaliste ; et pourtant, l’espace rapporté par la télésurveillance produit des zones mortes, des aberrations d’échelles, des effets spéciaux. Moi, ça me fait une sensation bizarre d’être debout et traversé par un nuage numérique.