Vacarme 29 / Fronts

saboter le programme entretien avec Didier Faustino

Comment inventer des usages non prescrits dans des lieux incertains, exposer nos corps mouvants à la fragilité des relations, créer des endroits qui, quoique dessinés dans l’évidence d’une ligne, ne seraient pas normatifs ? Traversés par le souci des circulations contemporaines, par les flux croisés de l’immigration clandestine (Body in transit) et des biens culturels (Casa nostra), les projets de l’architecte et plasticien Didier Faustino retournent le désir de domestication des sociétés disciplinaires, inquiètent l’architecture par l’architecture. Ironie d’un maître d’ouvrage, à la recherche d’oeuvres sans maître

Hétérotopies

Dans Stairway to heaven et dans Casa nostra, il y a une référence explicite à Foucault. Précisément, à un texte sur les hétérotopies. Je le cite. Je lui prends le ni l’un ni l’autre ; le non-lieu ; le territoire hors droit... Ce terme est essentiel à chaque fois qu’il est question d’espace public : pour y produire des lieux non affectés et non identifiés, des bâtiments dont l’usage n’est pas imposé ou prescrit. Dans Stairway to heaven, l’important c’est la cage d’escalier : un endroit où tu dois proposer un comportement - peu importe le panier de basket en haut. Dans Casa nostra, ce n’est ni une bibliothèque, ni une médiathèque : contre le self service de la culture, tu dois inventer des gestes.

My first house

Mon premier projet revendiqué comme tel, c’était d’abord cinq gamins rencontrés dans un sous-bois, au Portugal. Jeune architecte ayant du mal à revendiquer cette identité professionnelle, je leur dis, à eux, que je suis architecte ; ils me prennent au mot et me demandent de les aider à construire une cabane. Et là je pose un acte. Pas dans le bâtiment, mais dans le fait de me retrouver en présence de gens pour qui l’esthétique n’était pas induite, pas forgée par des codes. Et là, il y a hétérotopie : rien de prescrit, rien de préalablement écrit, rien de normé. On est dans un dialogue direct, avec les enfants, au-delà des contraintes et de la discipline de l’architecture. C’est un petit building fait avec du plastique sale et des compétences techniques pour faire tenir deux étages. C’est comme ça que tu deviens architecte : avec des situations et des demandes, d’abord ; après, avec des concours, des invitations, des rémunérations, des commandes, des statuts. Et là tu rencontres la norme de l’architecture, et tu tentes de la déjouer. Pour ce qui me concerne, c’est une chose que j’ai ébauchée, avant de construire, en constituant un corpus, une série d’expériences, d’expérimentations, presque naïves - les vidéos, les films, les installations.

Le rapport à Foucault, à ce texte précis sur les hétérotopies, je le mets en oeuvre en manipulant l’absurde dans les processes de projet : tu tentes, tu recommences, tu fais autrement, tu détournes, tu sabotes... À la limite, tu penses qu’il y a des projets qui n’ont pas pour but d’être construits et que l’architecture sert aussi à produire des artefacts pour questionner notre société - des constructions mentales où tu interroges de façon critique la manière dont on vit et dont on produit l’urbain, les corps dans l’espace... En fait, je suis venu à Foucault après avoir lu Hervé Guibert, et c’est d’avoir entendu parler de la relation entre les deux individus qui m’a intéressé. Le rapport des corps. Autrement dit, il y a d’abord eu Vices, qui m’avait... soufflé. Et après l’envie de lire Foucault, et la claque reçue.

Autodidacte

Etre autodidacte, c’est une façon de lire les textes : pas de les comprendre, mais d’en faire quelque chose, et après coup, maintenant, de les décrypter, de les saisir. C’est une façon de les faire miens. Foucault, ce texte, je l’utilise. Je le cite. J’ai besoin de ces phrases-là pour que le projet existe... Mais pour être très honnête, je suis réticent à l’idée de me revendiquer de Foucault - comme une figure imposée, une figure de style. Ce qui est important, c’est ce qui m’arrête, me souffle, me file une claque, me bouge. Et ce côté autodidacte, c’est sûrement l’effet d’un accès très tardif à tout ça... la lecture, le cinéma, l’art... l’effet du moment, hors scolarité, où tu choisis, un jour, au-delà du free service de la télé, ce qui t’intéresse... J’ai été dans un lycée technique où tu apprends des gestes précis, de la tôlerie, de la plomberie, et où tu te retrouves orphelin de tout : rien ne se passe. Autodidacte, ça veut dire que je suis libre de prendre où je veux et que, dans les méthodologies de travail, je refuse systématiquement ce qu’on me présente.

Vices

À l’époque de mes études, Vices me frappe parce que s’y formule la demande de territoires vicieux et que rien, dans l’enseignement de l’architecture, ne parle comme ça. Il est question d’autoriser quelque chose de l’ordre de la pulsion, de l’animal, en architecture - dans le territoire. Et pour moi, c’est le corps qui investit l’espace : sentir un lieu, avoir du désir par rapport à un espace, être traversé par des fantasmes sexuels, ça existe. Et c’est important d’y penser dans le métier même de l’architecture. Vices est devenu comme une doctrine, un texte qui a cette valeur de l’exigence constante et où j’identifie la seule chose nécessaire pour l’architecte : ne jamais oublier la corporalité dans le processus projectuel, l’animalité.

Epures

Bien sûr mon dessin est clean ; hyper-clean même. C’est un moment de condensation de la pensée ; c’est une épure. Et, dans la façon dont tu envisages l’espace, le dessin fait office de filtre, de tamis. Mon métier d’architecte, c’est de produire et de penser l’espace. Revendiquer Guibert, c’est refuser de gérer et de coder la spatialité : à tout moment je tends à m’échapper des normes, à rappeler le corps et les plaisirs. Mon dessin est une arme. Il y a un ascétisme des projets, une rigueur. L’épure, c’est la seule façon pour moi de produire du filigrane. C’est là qu’on trouve le trouble, le doute, la fragilité du propos. Tous les projets, dans cette façon obsessionnelle que j’ai de les rendre dessinés jusqu’au bout, de ne laisser rien au hasard, sont traversés par ça. Et le dessin est ma façon de les rendre déviants : de les poser en filigrane, derrière la réalisation, parfaite. Il y a une tension. Parce que je travaille dans une précision chirurgicale. Parce que j’aime le lisse, la perfection, l’exacerbation de l’artifice. On est presque dans des objets évidents : le container, c’est un container ; l’escalier, c’est un escalier ; la maison, c’est une maison... Des lieux artificiels, des fictions construites, pour la pulsion, le corps, leurs usages.

Hygiénapolis

C’est comme Hygiénapolis : un terme que j’utilise, un leurre, une ville générique qui serait au-dessus de nos villes. Il évoque la ville hygiénique dont la surface serait lisse. Mais ce mot n’a jamais été un référent esthétique. C’est une chose intellectuelle, et l’antithèse de Vices. Hygiénapolis, c’est la ville qui n’existe pas. Hygiénapolis, c’était une façon de formuler mes premières hypothèses de travail, ma volonté de produire une architecture qui soit un territoire où les corps deviennent conscients de ce qu’ils sont... Mais c’est aussi tout ce que je conteste, le lieu de la société, de la consommation, du refoulement de la pulsion immédiate... Alors je travaille sur la fabrication de lieux dangereux. Je veux fragiliser la sécurité et le rêve d’être immortel, dans lesquels nous vivons - cette fiction du corps inaltérable.

Body in transit

En tant qu’architecte, je construis de l’espace et j’exècre la fixation des corps, le contrôle... Ce projet-là, c’est d’abord l’invitation à la biennale de Venise - le thème donné par Fuksas était : « la ville, moins d’esthétique, plus d’éthique ».

Et puis, c’est une histoire. À peu près au moment de la maison pour les gamins, je me promenais dans le sud du Portugal, et on était dans un moment particulier, dans quelque chose qui était en train de se forger, là bas ; dans quelque chose de fourmillant, de libre. Entre la Révolution des oeillets et le mouvement de l’adhésion à la Communauté européenne. Et puis les phénomènes de contrôle, de législation stricte, ont commencé à s’établir. Moi, je voyageais au sud du Portugal, et je tombe sur des baraquements d’ouvriers immigrés. Je les rencontre. On commence à discuter. Ils m’invitent chez eux, et je suis dans le tabou de nos sociétés, là où le mouvement autonome d’un individu n’est plus possible et où il faut pouvoir fixer, contrôler, surveiller et gérer tout ce qui est de l’ordre du flux. Devant ces ouvriers, j’étais super-éthique : bourré de bonnes intentions. Parce qu’on est dans une actualité des phénomènes de la clandestinité des passages. Mais il y a d’un côté ceux qui font attention à la façon dont se passe un voyage (moi, notamment), et ceux qui se soucient seulement du départ et de l’arrivée. C’est là que je veux travailler : sur la spatialisation de ce flux, clandestin. On est dans l’essence même du problème de Venise, de l’éthique. Et c’est tout le contraire de mes hypothèses antérieures : on n’est plus face à un corps qu’il faut rendre conscient ; on n’est plus dans une production d’espaces, d’objets, de lieux, de territoires dangereux qui viseraient à restituer sa fragilité au corps. On est dans une situation absolument fragile et il n’y a rien à éprouver : il faut protéger.

Technologies industrielles

Donc je commence à dessiner l’objet le plus hygiénique possible, à inventer un artefact de protection pour un corps vivant en danger effectif. À la limite - atroce - c’est du packaging pour ces corps-marchandises vivants. Et la première idée, c’est de faire la cartographie de ce corps. Je réfléchis sur la technologie, la façon aujourd’hui de ramener ça à des données, de faire un répertoire où tout devient identifiable et où on peut régler les problèmes, comme ça, techniquement. On a des instruments haute performance. En un sens, je reviens avec body in transit sur toutes les expérimentations du début - les films, les installations, les vidéos sur la transpiration, le corps, le mouvement... Avec le scan 3 D je veux construire l’architecture la plus précise du corps : une enveloppe qui sera au plus près du corps à protéger. Mais en fait je me trompe : le corps est mouvement, flux, et le scan ne peut rien enregistrer de stable. Le corps vivant est impossible à cartographier comme ça. Il faut le dessin.

Le fait de ne pas dessiner n’était donc pas une réponse en soi, et je formule d’autres hypothèses. Je dois trouver le moyen de production, le processus de fabrication de cette architecture. J’arrive à la boîte, au contenant, au container. On est dans une histoire de flux, dans le corps-marchandise, qui va d’un point A à un point B. Mais on a affaire à une valeur qui n’est pas estimable. Alors je cherche des entreprises qui produisent des contenants pour des choses de très grande valeur. Au point où, dans l’économie mondiale, les mouvements de populations et de biens s’entrelacent. Une entreprise qui fabrique des enveloppes pour les armes de grande valeur, des missiles - et que j’utilise pour ce qu’elle est : un producteur industriel. Je demande un container pour un corps humain vivant qui puisse tenir cinq heures dans une position tenable que j’ai définie - et que j’ai tenue moi-même, dans l’avion. On est dans une pure logique industrielle.

Armes

On m’a dit : « Vous avez produit un objet cynique ». Et j’étais embêté. Je ne savais pas exactement ce que ça voulait dire. J’avais un doute. Parce que je suis loin de rigoler avec tout ça. Le projet est évident, et je défends cela. Il faut que ce soit sharp justement parce qu’il ne faut pas focaliser sur la forme mais démonter les processus. En architecture, on doit produire nos armes. Et c’est là que j’ai besoin de Foucault, de Guibert... Ils inventent des moyens de résistance. En architecture, c’est le cas de François Roche, par exemple - et moi, je travaille contre la javellisation dans nos sociétés : en répondant à la commande, à côté, en offrant un outil capable de générer des situations non prescrites, non imposées.