Vacarme 29 / Prologue / 1984

les tourments de la rigueur

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17 juillet 1984 : Laurent Fabius devient Premier ministre. Incarnant une politique de rigueur devenue pérenne, il entend du même pas réconcilier les Français avec l’entreprise. Son arrivée, pourtant, signe davantage qu’une inflexion gouvernementale : un reflux de la politique hors de l’économie, et le renoncement de la gauche à s’approprier ce pan-là du réel, dès lors qu’elle ne peut plus en proposer de version radicalement alternative. Mais doit-on se résoudre à un tel abandon ? S’il n’est pas d’économie tout autre, tout revient-il pour autant au même ?

1984 semble entamer pour la pensée de gauche réformiste française le début d’un long deuil : celui de la croyance en une politique économique véritablement alternative et anti-capitaliste. En 1984, le tournant de la rigueur de 1982-83, censément provisoire, est en effet définitivement entériné : la politique de relance de Mauroy, qui reposait sur l’augmentation du SMIC et des revenus de transfert et sur le soutien à la consommation, constitue désormais un idéal-type de l’échec des politiques keynésiennes de lutte contre la crise dans le contexte d’une économie internationalisée (à l’époque, on ne parle pas encore de mondialisation). Autrement dit, non seulement le renversement du capitalisme n’est plus au goût du jour depuis longtemps, mais même son aménagement volontariste et étatique apparaît dorénavant impossible sinon dans le rêve d’une révolution mondiale ; dès lors, les communistes quittent le gouvernement, Laurent Fabius devient Premier ministre, et il ne sera plus question ni de nationalisation, ni de politique explicitement anti-patronale, ni d’éradication définitive du chômage. Quant à la gauche intellectuelle, elle va se déchirer apparemment en deux tendances -ceux qui crieront à la trahison, soit en conspuant tout économisme pour les non-économistes, soit en fuyant vers la gauche morale ou l’extrême-gauche pour les économistes ; et ceux qui dorénavant se tairont, soit en détournant le regard pour les non-économistes, soit en fuyant vers la théorie pour les économistes. Mais en réalité, tous ne feront peut-être que communier sans fierté dans un même renoncement -sur le fond, ni les uns ni les autres n’ayant vraiment d’idées pour surmonter cette impasse d’une politique nationale face à la dite « contrainte extérieure » - comme si dénégation ou refoulement s’avéraient ici des moyens de défense aussi impuissants l’un que l’autre pour contrer cette gifle du réel : non, il n’y a plus de modèle alternatif en économie.

Ainsi, malgré ses divergences, la gauche dans son ensemble interprète son échec de 1982-84 comme le fait de marges de manoeuvre désormais minuscules, comme si un couvercle trop bas empêchait de mener à bien toute autre politique que celle dictée par le concert des partenaires industrialisés. En vérité, elle est arrivée avec une guerre de retard. À partir de 1984, elle découvre l’internationalisation des économies alors que celle-ci est en germes depuis les années 1960. De la même manière, l’envolée du temps partiel et des contrats à durée déterminée ne date pas du milieu des années 1980 mais de dix ans plus tôt : la gauche arrive au pouvoir trop tard, pour parachever une condition salariale (qui relève du compromis fordiste de l’après-guerre) au moment où celle-ci est déjà en train en disparaître.

On pourrait ne voir là qu’un épisode douloureux, une fin des illusions un peu brusque, pourtant c’est de bien plus qu’il s’agit. Car le renversement est de taille : en 1981, c’est par son projet économique que la gauche se pose comme alternative politique et trouve sa légitimité populaire. L’autre monde qui est proposé par la gauche est fondamentalement défini par une alternative économique qui n’a jamais encore été mise en application : mettre l’économie au service de ceux qui jusque-là en souffraient le plus, les salariés. Après 1983, c’est malgré l’économie que la gauche cherche à être élue, à se présenter comme légitimement distincte de la droite. En d’autres termes, si au début des années 1980, on vote à gauche pour changer le rapport de forces et la politique économique, au nom d’une autre vision de l’économie jugée à la fois plus humaine et plus scientifique, après 1983, c’est malgré la faiblesse de ses propositions économiques que l’on vote pour elle. L’air de rien, les questions économiques sont abandonnées ou plus exactement, la question économique ne semble plus pensée que sous le registre de la contrainte et du désenchantement. Comme si elle ne se posait plus qu’en termes de moindre mal : à l’extérieur, donner des gages d’une économie de marché moderne pour satisfaire aux exigences internationales et à l’intérieur, colmater les dégâts de décisions mal assumées, notamment en défendant la protection sociale, filet de sécurité de plus en plus percé.

Les vingt dernières années en témoignent : les débats autour de la ratification du traité de Maastricht en 1992 révèlent l’ampleur de la renonciation à proposer un projet économique. Le traité d’Amsterdam en 1997 instituant le pacte de stabilité est presque totalement passé sous silence, présenté comme une formalité incontournable dont il n’y a guère à débattre. Reste le vote des 35heures, sorte de coup de force volontariste trop hâtivement chargé de racheter toutes les faiblesses d’une gauche qui ne propose plus de projet économique. Enfin, quel était le programme économique de Lionel Jospin en 2002 ? Qui s’en souvient ?

Risquons-nous alors à une comique fiction : qu’aurait pensé Foucault d’un tel renoncement ? Il se serait sans doute senti d’abord peu impliqué, tant l’ensemble de son oeuvre témoigne d’un ferme refus de penser la politique à partir de la seule vie matérielle des individus, et plus généralement de toute explication du réel en termes de « détermination en dernière instance ». L’économique n’a jamais été le moteur premier de la politique et de la vie en général pour Foucault, qui voyait dans cette conception un effet, non du réel, mais d’un certain discours ancien, celui ancré à gauche notamment par la pensée de Marx qui « baignait dans le XIXème siècle comme un poisson dans l’eau ». En ce sens, le traumatisme de 1982-84 n’aurait sans doute jamais été pour lui que la fin d’un discours et non pas d’une illusion -puisque tout discours a des effets dans le réel - et encore moins d’un monde -tant Foucault n’a jamais prêté un tel pouvoir à une politique gouvernementale quelconque, qu’elle soit de droite ou de gauche. Les structures profondes des relations de pouvoir, y compris celles de production, ne font pas acception des personnes. Pour le coup, en accord avec Marx sur ce point, il se serait donc peut-être seulement amusé de ceux qui voient dans Thatcher, Reagan ou Mitterrand les seuls et uniques responsables de la mort d’une économie politique possible.

Dès lors, il se serait peut-être aussi senti un peu soulagé. Pour qui a passé sa vie à montrer qu’il n’y avait pas d’alternative clef en mains, ni de lutte finale face à l’asile, à la prison, aux normes sociales et aux relations de pouvoir en général, mais seulement des problèmes et des luttes spécifiques, le renoncement à l’illusion d’un modèle alternatif global en économie ne devrait être qu’un gain pour la pensée. Notamment par la dévaluation des concepts qui avaient structuré discursivement un tel modèle depuis plus d’un siècle, et notamment des concepts de valeur-travail et de renversement dialectique. Si le travail cesse en effet d’être érigé comme source primordiale d’une Valeur quasi-démiurgique puisque constituant l’ensemble du monde humain (et donc capable de le renverser dialectiquement), pour le meilleur et pour le pire, peut-être devient-il possible de penser plus spécifiquement et de manière plus critique les institutions et les discours qui structurent aujourd’hui la sphère économique, et en premier lieu la microéconomie et ses présupposés, les stratégies d’entreprises et leurs mots d’ordre. D’un point de vue foucaldien, ce n’est peut-être pas un modèle alternatif qui manque aujourd’hui mais à la fois une connaissance et une résistance plus critiques face aux nouveaux mécanismes économiques qui forgent notre vie en termes de monnaie, de finance, de contrats, d’information, de comptabilité, etc.

Toutefois, sur ce dernier point, Foucault se serait peut-être davantage mis en colère. Pourquoi une telle abdication, au moins jusqu’à la fin des années 1990, sinon dans des marges de plus en plus restreintes, de la pensée et de l’action devant le réel ? Depuis quand le triomphe d’un paradigme dans la sphère politique (et géopolitique) doit-il engendrer le renoncement à toute critique ? Au contraire, même, n’était-il pas politiquement et même moralement plus facile de critiquer le capitalisme depuis que l’on ne risque plus d’être accusé de collusion avec l’infamie soviétique ? Et cette exigence de « critique » doit bien être ici entendue en ses deux sens. D’une part, une critique épistémologique permettant de mieux penser les implications forcément politiques de la théorie économique (demeurant en ce sens nécessairement une science molle, ce qui n’est pas nécessairement une tare tant la mollesse laisse de possibilité aux choix) et celles des confusions (entre norme et fait, entre discours et comportement, entre analyse et conjecture, etc.) qu’engendre inévitablement toute fuite dans la théorie : partant d’une mise à l’écart du réel, celle-ci conduit à produire un discours assis sur des postulats qui ne sont plus questionnés, un discours par nature normatif et qui finit par légitimer théoriquement des politiques, quant à elles, bien réelles. D’autre part, une critique proprement politique, c’est-à-dire en acte et spécifique. Avoir annoncé pour un temps qui n’est pas encore advenu la « mort de l’homme » n’a pas empêché Foucault de proclamer plus tard : « Face aux gouvernements, les droits de l’homme ». Pourquoi, de même, annoncer l’inutilité du concept de la valeur-travail, et avec elle l’impossibilité de toute théorie radicalement alternative dans les conditions du régime de discours actuel, empêcherait-il les économistes de proclamer « face aux délocalisations, les droits du travailleur », tant sur tout problème spécifique, même en économie, d’autres choix et d’autres réformes sont toujours possibles ?

En bref, la critique pour Foucault, ne se nourrit pas d’abord de l’alternative et du possible, mais d’une réflexion sur les discours et les pratiques, c’est-à-dire sur le réel humain. Or, c’est peut-être bien cela qui manque tant aujourd’hui aux économistes comme aux non-économistes de gauche : une attention à ce réel humain qui obligerait « les scientifiques » à se considérer comme appartenant à une irréductible science humaine et les profanes à s’intéresser, au nom même de leur humanité, à l’économie.