Vacarme 29 / Prologue / 1984

Bretelles apparentes

par

13 août 1984 : le nouveau ministre de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, lance la politique de libéralisation financière qui conduira à abandonner l’encadrement du crédit et assurera bientôt une mobilité quasi parfaite des capitaux. Aux prémices de ce processus d’interconnexion des places financières et de décloisonnement des marchés, les traders en chemise rayée, icônes du temps, personnifient ce que l’on n’appelle pas encore mondialisation.

Philippe Vasset a publié : Exemplaire de démonstration, roman, Fayard, 2003 ; Carte muette, roman, Fayard, 2004.

Des quotidiens aux manuels d’économie, c’était toujours la même photo : sur fond monochrome - gris, orange ou bien vert émeraude - des meutes de jeunes gens en bras de chemise, le carnet à la main et le combiné sur l’épaule, hurlaient, le bras levé. Les magazines expliquaient qu’ils gagnaient des sommes folles au prix d’une concentration de tous les instants, et multipliaient, à leur sujet, les métaphores guerrières. Peu importait la nature exacte de leurs activités - gestion de portefeuille, rachat et dépeçage d’entreprises ou pure spéculation : ils évoluaient tous dans le même univers, celui des salles de marché, des tableaux de cotations et fuseaux horaires, et leurs existences avaient la beauté des axiomes incarnés. Agents absolument rationnels, ils cherchaient toujours le profit maximal, n’avaient aucune attache, ne supportaient aucun répit, bref, ils étaient l’illustration parfaite des théories néolibérales (les premiers écrivains à s’intéresser à ces figures en devenir, et notamment Don DeLillo, dans son magnifique roman Joueurs, les présentent d’ailleurs comme de pures abstractions, des pôles successivement négatifs ou positifs agrégeant, comme de la limaille, des discours leur préexistant).

C’est la presse, et plus particulièrement les magazines économiques, alors à leurs débuts, qui ont fait émerger le trader comme icône économique et culturelle. À longueur de colonnes, ces publications ont décrit et célébré le rôle des marchés financiers et de leurs agents, montrant que leur puissance s’exerçait sur tous les aspects du réel : la monnaie, bien sûr, mais également les matières premières, l’immobilier, l’industrie, etc. (on entendra à nouveau le même discours dans les années 1990, lorsqu’un nouveau pan du quotidien se mettra à fluctuer : l’électricité, les minutes de téléphone, etc.). Mais on n’écrit pas des articles sur un pouvoir anonyme. À la une des journaux sont donc apparus de nouveaux visages : Michael Milken, Georges Soros, Marc Rich et, en France, Bernard Tapie et Jean-François Hénin, le PDG d’Altus Finance, la banque d’investissement du Crédit Lyonnais, alors surnommé le « Mozart de la finance ». On a mis en scène leur influence - c’est la fameuse photo de Georges Soros au bord de sa piscine en pleine crise de la livre -, raconté leur itinéraire mythique, leur audace, leurs coups d’éclat, leurs victoires. Certains ont même hérité d’une tribune, moins pour diffuser un message ou des idées que pour servir d’exemple, de référence : ce sera, en France, le principe de l’émission de télévision présentée par Bernard Tapie, « Ambitions ».

Au début des années 1980, seules quelques fictions s’intéressent au monde de la finance, mais, contrairement à la presse, elles abordent leurs sujets de biais et n’oeuvrent pas directement à la construction du mythe du trader (en matière de patriotisme et de testostérone, le cinéma n’aura pas cette pudeur : au début des années 1980, Top Gun et autre Navy Seals dominent les écrans). Plusieurs romanciers à succès vont raconter les marchés sous l’angle policier, inventant un nouveau genre, le thriller financier. L’un d’entre eux, Paul-Loup Sulitzer, va même aller jusqu’à singer les personnages qu’il décrit, construisant chaque nouveau livre comme une OPA et adoptant tous les signes extérieurs de l’homme d’affaires (cigare, bretelles apparentes, etc.). Aux États-Unis, l’univers de l’argent sera traité par le prisme de la comédie, notamment dans le film Un fauteuil pour deux, avec Dan Ackroyd et Eddie Murphy. Le comédien noir y incarne un coursier propulsé dans une salle de marché suite à un quiproquo, mais qui saura retourner la situation grâce à son bon sens et à son habileté, et ira jusqu’à détrôner les vieilles familles présentes dans la corbeille de Wall Street depuis des décennies. Derrière les rafales de blagues, le message est limpide : n’importe quel petit malin, même noir, même pauvre, peut réussir sur les marchés, espaces utopiques où le brassage de l’argent dissout les classes sociales.

Dès l’apparition des premiers scandales boursiers, notamment la chute de Michael Milken et de Marc Rich (accusé d’avoir vendu du pétrole à l’Iran), le discours va changer et plusieurs drames vont prendre la finance pour sujet, présentant le trader comme une figure trouble, voire franchement maléfique, capable de tout et échappant à tout contrôle. Ce seront American Psycho, de Brett Easton Ellis, où le héros vend des actions le jour et torture des prostituées la nuit, et surtout Wall Street, d’Oliver Stone, où Michael Douglas, dans son second rôle d’importance (le premier était dans À la poursuite du diamant vert...) incarne Gordon Gekko, un trader qui s’écrie à tout bout de champ « Greed is good ! ».

Incarnation du tout économique, la figure constituée du trader n’a été, après la fin des années 1980, que rarement déclinée. Les avocats, les consultants, les gestionnaires de fonds de pensions sont restés des agents sans visage, interchangeables (et les quelques films qui leur sont consacrés, tels La Firme, avec Tom Cruise, ou L’Avocat du Diable, avec Keanu Reeves, les dépeignent comme des personnages falots, à la croisée d’intérêts qui les dépassent). Parallèlement, les marchés sont passés du statut de terrain de jeux, où tout était possible et où gloire et fortune pouvaient se construire à partir de rien, à celui de zones de non-droit qu’il convient de circonscrire au plus vite. Sous l’influence des mouvements altermondialistes, ce sont aujourd’hui des administrateurs - commissaires européens, fonctionnaires de l’OMC et du FMI - qui symbolisent le pouvoir de l’argent, et non plus des praticiens - financiers ou autres -, considérés comme de simples vecteurs (témoin Rogue Trader, le seul film de marché des années 1990, consacré à l’affaire de la banque Barings, et dont le personnage principal, le « trader renégat » Nick Leeson, est présenté comme un petit fonctionnaire ayant pioché dans la caisse et non comme un bandit de grand chemin).

Les centres désignés de la puissance économique sont désormais identifiés comme des bureaucraties (administrations internationales, entreprises multinationales), et leurs décisions systématiquement assimilées à de l’idéologie. En vingt ans, on est donc passé d’une représentation épique à une représentation spectrale de l’économie, désormais décrite comme un champ contrôlé par des puissances invisibles, trop lointaines pour être identifiées, et traversé de forces colossales, contre lesquelles on ne peut rien sinon manifester le plus bruyamment possible la douleur qu’elle nous infligent (mode d’expression qui est le plus souvent celui de la galaxie altermondialiste).

Le mode de description du monde de l’argent n’est donc plus le récit, mais le couple information/analyse : il ne s’agit en effet plus de raconter un monde largement invisible et surtout interdit, mais de décrypter un univers familier mais constamment parasité par la désinformation et la propagande. On craint sans cesse d’être manipulé et d’être victime d’une machination. Autrement dit, l’information économique elle-même est désormais vécue sur le mode épique : le récit se diffuse sur le fil des agences.