Vacarme 29 / Prologue / 1984

l’autre musique

par

Deux ans après la « Marche des Beurs », un concert de SOS-Racisme incarne une mobilisation épurée de toute dimension politique.

Philippe Juhem a notamment publié : « Entreprendre en politique. De l’extrême gauche au PS : la professionalisation politique des fondateurs de SOS-Racisme », Revue française de science politique, vol.51.

Au soir du 15 juin 1985, les animateurs de SOS-Racisme, Julien Dray et Harlem Désir, anciens militants de l’extrême gauche étudiante, peuvent être satisfaits. Leur concert gratuit place de la Concorde a été un formidable succès : ils affirment avoir réuni près de 500 000 personnes, et personne n’a souhaité les démentir. Et pourtant leur association a moins d’un an d’activité. En quelques semaines, de février à mars 1985, leurs bénévoles ont convaincu artistes (Simone Signoret, Coluche, Alain Bashung), intellectuels (Bernard-Henri Lévy, Marek Halter), acteurs politiques (Jack Lang, Simone Veil, Jacques Toubon), journalistes (Laurent Joffrin, Jean-Marcel Bouguereau) de leur démarche : une « réaction morale » contre le racisme, qu’incarne un badge en forme de main portant le slogan « Touche pas à mon pote » et vendu à près de deux millions d’exemplaires. Ni idéologie, ni programme : il s’agit de ne rejeter personne dans la solidarité envers les victimes d’un renouveau du racisme dont le FN est réputé être à la fois le symptôme et la cause. L’initiative entend être strictement « apolitique » et elle est d’ailleurs soutenue à la fois par des acteurs politiques de la droite et de gauche.

Pour les militants qui se souviennent des affrontements entre droite et gauche au sujet des regroupements familiaux, des primes au retour des immigrés ou des conditions d’hébergement dans les foyers Sonacotra, le mouvement paraît incompréhensible : alors qu’en 1980 toute organisation antiraciste devait forcément apparaître de gauche, en opposition aux gouvernements de Giscard, SOS-Racisme se déclare apolitique ; tandis qu’hier il fallait faire bloc contre la droite, SOS s’affiche avec J. Toubon et S. Veil ; au lieu de formuler des propositions pour une politique alternative, SOS recommande seulement de porter un badge. L’apolitisme semble être devenu la mise en forme requise dans l’espace propre de l’antiracisme ou auprès des journalistes.

En effet, le recul de popularité des socialistes et la baisse des ventes des journaux identifiés à la gauche se traduisent à Libération et au Monde par la distance avec le gouvernement et « la gauche ». Libération instaure la hiérarchie des salaires, ouvre un service économie et une rubrique boursière, éditorialise sur l’archaïsme des syndicats et la modernisation nécessaire de l’économie française. Libérationse saisit du concert, qu’il promeut toute la semaine précédente par des encarts spéciaux : culture rock et progressisme non idéologique, la rédaction perçoit l’assistance du concert comme le coeur de son lectorat potentiel.

Le succès de SOS repose donc sur une mise en forme spécifiquement ajustée à cet ensemble de transformations conjointes des espaces politiques et journalistiques.

  • Le gouvernement ne souhaite pas être mis en cause sur sa politique : Julien Dray et Harlem Désir ne mobiliseront ni sur le logement, ni sur le chômage, ni sur l’accroissement des inégalités ; ils choisiront une cause qui ne fait pas l’objet d’une politique publique nettement discernable, et le gouvernement financera les concerts de SOS, leur donnant un retentissement sans équivalent dans le monde associatif.
  • Les lycéens apparaissent moins politisés et moins à gauche qu’auparavant : SOS sera festif ; le concert gratuit et le badge sont des technologie d’enrôlement produisant des militants de basse intensité qui n’auront pas à défendre un programme charpenté mais seulement à se solidariser avec un slogan généreux. Ce mode de présentation festif, jeune et spontané sera exactement ajusté à l’actualité-distraction recherchée par les journalistes, notamment ceux de la télévision.
  • À partir de 1981, la gauche et la droite commencent à être mises dans le même sac - la « classe politique » - et critiquées pour leur goût de la manoeuvre politicienne et leur éloignement des « préoccupations des Français » : SOS se présentera comme un mouvement de jeunes, une réaction spontanée de citoyens ordinaires à des actes racistes.
  • Le FN émerge et progresse : SOS s’appuiera sur l’hostilité qu’il suscite et bénéficiera de beaucoup de soutiens spontanés qu’il aurait été coûteux de solliciter.

Au finale, le succès de SOS-Racisme réside dans sa capacité à donner à son offre d’engagement un mode de présentation qu’aucun acteur puissant du débat public n’est en mesure de critiquer sans courir le risque d’être accusé de faire le jeu du FN. Dans cette conjoncture où tout ce qui ressemble au militantisme de gauche se voit critiqué pour archaïsme et ringardise, SOS apparaît comme l’exact inverse : jeune, spontané et apolitique. SOS-Racisme est en somme le produit de l’adaptation de militants déjà chevronnés à une conjoncture politico-journalistique induite par l’alternance qui aurait dû jouer contre eux et ce qu’ils représentent.