Vacarme 29 / Prologue / 1984

l’école privée (d’elle-même)

par

24 juin 1984 : plus d’un million de manifestants défilent à Paris pour défendre l’enseignement privé catholique, mis en cause par le projet de loi Savary. Déjà malmené par la rigueur et les désillusions, le sentiment de puissance du peuple de gauche a vécu : non seulement « l’École libre vivra », conformément au slogan de ses adversaires, mais toutes les manifestations seront désormais mesurées à l’étalon de celle-ci. De là une amertume durable : pour longtemps, invoquer la laïcité deviendra la meilleure manière de renoncer à réinventer l’école en faisant mine de la défendre.

Hélène Buisson-Fenet a récemment publié : Un sexe problématique, PUV, 2004.

Foucault ne s’est pas intéressé à l’école - en tous cas pas à celle de son temps. Penché sur les disciplines et les contrôles, on comprend que l’éducation scolaire des années 1980, aussi loin des règlements gymniques des « primaires supérieures » que de l’éducation aux normes baptisée aujourd’hui « éducation civique, juridique et sociale », ne l’ait pas fait frémir. Philosophe et universitaire, que pouvait bien lui inspirer l’enseignement pré-bac où la philosophie n’a d’autre attrait tardif que son coefficient à l’examen ? L’année 1984 donne pourtant à voir, dans l’Éducation nationale comme ailleurs, une rupture consommée de l’élan réformiste. De Pierre Mauroy à Laurent Fabius, et d’Alain Savary à Jean-Pierre Chevènement, il se produit un renoncement moins motivé par les résistances sociales à la volonté de « Libérer l’école » - c’est là le titre du programme du PS sur l’éducation, publié en 1978 - que par les abandons politiques d’une majorité parlementaire plus prompte à rassurer ses électeurs qu’à soutenir les réformes en cours. À 20 ans de distance, les circonstances qui président à ce changement de cap produisent aussi comme un effet d’écho déporté : la question laïque, sortie du chapeau, apparaît comme un moyen pratique de rester sourd à l’évolution du rapport des familles de classes moyennes à l’institution scolaire, et dissimule sous les invectives et les moulinets le fait que construire l’école de masse est à la fois nécessaire, et insoutenable.

Si l’on éprouve à chaque rentrée combien le « pamphlet scolaire » est devenu un genre narratif à part entière, on oublie souvent que ce marronnier qui fleurit les librairies en septembre s’enracine dans les années 1980, sous des titres évocateurs : Jacqueline de Romilly commence avec L’enseignement en détresse en 1983, la même année Bartholi et Despin publient Le poisson rouge dans le Perrier, l’année suivante Mochino interroge : Voulez-vous vraiment des enfants idiots ?, tandis que D. de Jumilhac déplore Le massacre des innocents. À la rentrée 1984, le linguiste Jean-Claude Milner fait paraître De l’école, dans lequel il dénonce peut-être plus brillamment que d’autres l’existence d’un complot contre le savoir, fomenté par les « gestionnaires » de l’administration centrale de la rue de Grenelle, la « Corporation », c’est-à-dire le Syndicat national des instituteurs et des professeurs de collège (SNI-PEGC), enfin les « chrétiens démocrates » assimilés aux pédagogues modernistes. Contre les sirènes du puérocentrisme, l’école doit retrouver sa fonction essentielle, l’instruction rigoureuse et ordonnée d’élèves de plus en plus faibles. L’argument apparaît aujourd’hui particulièrement éculé. À l’époque, il permet à Chevènement de justifier du tournant radical de la politique éducative que le second gouvernement socialiste lui confie. Car il s’agit avec lui moins d’innover que de rebâtir et de restaurer : chaque fois qu’il le peut, le ministre exalte « l’élitisme républicain » (il est à l’origine de l’expression), et les fondements méritocratiques de l’école à la française ; l’instruction civique est rétablie dans les cycles élémentaires et le collège, où la Marseillaise devient à nouveau obligatoire. Les disciplines transversales sont confinées à la maternelle (« disciplines d’éveil »), et les seules inspections générales sont chargées de produire de nouveaux programmes à la « forme simple et claire » ; les devoirs à la maison sont à nouveau autorisés ; on rétablit le brevet des collèges, qui sanctionne les études de premier cycle. Par ailleurs, comme l’indique dès le titre un ouvrage que le ministre fait publier en 1985, il s’agit d’Apprendre pour entreprendre, et la promotion de ce rapprochement entre la formation initiale et le marché du travail se réfère explicitement à la théorie du capital humain [1]. Avec ses ouvriers bacheliers dans un secteur automobile particulièrement performant, l’exemple japonais apparaît comme un modèle : il faut donc obtenir de l’Éducation nationale que d’ici l’an 2000, 80% d’une classe d’âge atteigne le niveau du baccalauréat. La création des bacs professionnels devrait pouvoir y aider.

Une telle orientation idéologique, qui a de quoi déstabiliser des enseignants dont le vote est traditionnellement ancré à gauche, n’aurait guère trouvé de légitimité si son préalable n’avait pas consisté à régler la question des relations avec l’enseignement privé « par des mesures simples et pratiques ». Souvenons-nous en effet qu’en juin 1984 une manifestation de plus d’un million de participants rassemble les opposants à la loi Savary sur « le grand système d’enseignement unifié », entraînant son retrait et la démission du premier ministre socialiste de l’Éducation nationale. Ce que l’éditorial du Monde de l’Éducation de juin 1984 appelle « la fracture » oppose en fait les extrémistes des deux camps. Les partis de droite, actant la conception désormais plus utilitaire qu’idéologique des familles à l’égard de l’enseignement privé, même confessionnel, n’attendaient qu’un faux pas pour mobiliser les réseaux catholiques, et à leurs côtés tous ceux pour qui le libre choix de l’établissement scolaire doit s’accompagner d’une assistance équitable de l’État. L’opportunité se présente lorsque le Comité National d’Action Laïque réussit à faire amender le projet de loi en reconnaissant aux communes le droit de refuser de verser la contribution aux établissements privés.

Prudent face à la sensibilité de l’opinion, J.-P. Chevènement abandonne la notion « d’établissement d’intérêt public » pour une reprise des différents contrats proposés dans la loi Debré de 1959. Il reconnaît la spécificité des établissements sous contrat à la condition qu’ils se conforment aux règles communes de la sectorisation et des schémas de formation, et précise que la nomination des enseignants du privé sous contrat ne se fait plus « sur proposition » du chef d’établissement (loi Guermeur), mais « après concertation et en accord » avec lui. Les collectivités territoriales prendront en charge les dépenses de fonctionnement des deux types d’établissement ; dans le cas des mairies réticentes à financer le primaire privé, « elles pourront s’en acquitter en nature ».

Définie comme la stricte séparation public/privé de l’enseignement, la laïcité virulente des années 1980 permet de ne pas braquer le projecteur sur les ambivalences de la réforme Haby [2]. Une sorte de bonne conscience largement partagée par les syndicats enseignants de gauche semble se suffire de la disparition formelle des filières dans le « collège unique ». En fin de compte, il importe peu qu’elles se reconstituent par le biais d’options hiérarchisées dès la classe de quatrième, qu’on constate une distillation fractionnée des élèves au cours d’un processus d’orientation de plus en plus complexe, ou que le mécanisme compensateur du soutien scolaire se grippe lamentablement. L’important, c’est d’avoir marqué l’essai. Quant à sa transformation, dont le rapport Legrand propose de dessiner la trajectoire, elle attendra : il est plus sûr de défendre la liberté de choix des familles (« Libérez l’école ! » proclament des affiches en réponse au programme socialiste) ou la neutralité financière de l’État, que de s’engager dans une pédagogie « de projet » ou des pratiques de « tutorat ».

Querelle scolaire et querelle pédagogique vont finalement de pair, et il y a une logique dans l’opposition d’une partie des enseignants à la gestion d’A. Savary. Ceux qui au nom de la laïcité refusaient, avec la loi sur le « grand système d’enseignement unifié » proposée par le ministre, une forme de service public pluraliste respectueux d’un « caractère propre » des établissements confessionnels, n’avaient aucune raison d’accepter un pluralisme pédagogique au sein même de l’école publique. Le rapport Legrand sur les collèges, insistant sur la différenciation des pratiques didactiques pour s’adapter à un public scolaire à l’hétérogénéité croissante (celles-là même dont l’enseignement privé se prévaut pour expliquer son succès actuel), mettait en évidence la marge d’autonomie des enseignants et les renvoyait ainsi à leurs propres responsabilités face aux élèves. Il suggérait qu’un projet de société visant à réduire les inégalités ne pouvait se satisfaire d’une école publique « une et indivisible » telle que la République des Jules l’avait conçue pour ses propres enfants. La proposition de loi Savary relevait d’une logique semblable, suggérant que non seulement la différence confessionnelle ne met pas en péril l’école républicaine, mais qu’un traitement égalitaire des deux écoles vaut avant tout par les discriminations économiques - donc sociales - qu’il supprime : suggestions inaudibles pour les inconditionnels de la laïcité.

Posée à vingt ans de distance sous l’oripeau du « foulard islamique », la question laïque obéit à la même fonction : placer sur l’avant-scène des « principes » simples et massifs, que l’on dit essentiels pour caractériser en substance la philosophie de notre système éducatif, et qui permettent de se détourner du débat sur ses objectifs et les effets de sa structuration. Rabattue sur l’impératif moral de ne pas laisser le « communautarisme » envahir nos cours de récréation et même nos salles de classe, la laïcité puriste des années 2000 évite ainsi de revenir sur la ghettoïsation des établissements d’éducation prioritaire désertés par les classes moyennes grâce aux règles d’une sectorisation calquée sur un plan d’occupation des sols peu favorable, à proximité des grandes agglomérations, à la mixité de l’habitat [3]. La massification du secondaire, comme l’unification des filières du collège à la fin des années 1970, suffit à répondre à l’impératif de démocratisation. C’est faire peu de cas d’une ségrégation continuée [4], et surtout de la panne actuelle du lycée d’enseignement général : de 1995 à 1998, fait sans précédent dans notre système éducatif, le pourcentage de bacheliers généraux par génération chute d’environ 15 points - si le taux de succès au baccalauréat se maintient difficilement autour de 60%, c’est grâce aux voies technologiques, et surtout professionnelles.

Entre l’école de 1984 et celle de 2004, une coutume scolaire s’est donc installée, qui semble consister à parler de laïcité pour ne pas avoir à parler de l’école populaire, de son désir encombré, de sa reconnaissance hésitante et des dénégations pratiques que le système, en l’état, lui oppose. Plus largement, c’est l’ensemble des mesures susceptibles de faire entrer le sujet populaire dans l’école qui se trouve soupçonné : que ce sujet manifeste ses préférences religieuses, la volonté de faire appliquer ses droits, le désir de débattre de questions d’actualité qui ne figurent pas dans le programme, l’attente d’une vie scolaire qui ne soit pas réduite à l’heure mensuelle de « vie de classe ». Cheval de Troie du libéralisme et de la privatisation du système, des conflits ethniques et de la judiciarisation dite « à l’américaine » (il faut bien se trouver un contre-exemple), ce sujet-là doit être sacrifié à l’intérêt général, à l’unité nationale et à l’universalité des valeurs républicaines... à moins que ce soit aux enfants de classes moyennes engagées concurremment dans l’institution scolaire. De Chevènement à (Luc) Ferry, il y a là de quoi rassurer les Français non seulement sur l’école, mais sur leur propre identité. Quitte à renoncer à la tâche, plus ingrate et plus périlleuse, de les rassembler sur le volet scolaire de l’intégration sociale, qui aurait pu être conçue comme un objectif politique prioritaire dans une modernisation du système d’éducation choisissant de répondre à d’autres sirènes qu’à celles de la « school efficiency ».

Foucault aurait dû s’intéresser plus longuement à l’école, et plus particulièrement à celle de son temps. Il y aurait vu les efforts d’une institution pour renouveler le mode d’administration de ses populations sans assumer le désordre temporaire d’un projet de démocratisation réelle, et ses renoncements à répartir plus équitablement la plus-value éducative ; ses résistances précoces à un mode de régulation plus décentralisé pourtant déjà justifié par les effets positifs de la déconcentration sur les disparités interrégionales, et ses sursauts laïcards qui écartent un peu plus quand ils prétendent intégrer davantage. Il aurait pu y discerner, en somme, un gouvernement contradictoire.

Notes

[1Théorie développée en 1964 par Gary Becker, aux fins explicites d’étendre à l’ensemble des sciences sociales les concepts de l’économie la plus orthodoxe. Le capital humain désigne le stock d’aptitudes et de connaissances incorporé par les individus, qui contribue à leur capacité productive. Comme tout capital, il est mesurable en termes monétaires, susceptible d’accumulation, enjeu d’investissements, et facteur de productivité. Pour une présentation et une critique du concept, voir Jérome Gleizes, Le capital humain, Multitudes n°2, mai 2000.

[2Votée en 1975, la réforme Haby institue le « collège unique ».

[3Voir le récent rapport Fitoussi-Laurent-Maurice sur la ségrégation urbaine et l’intégration sociale, présenté devant le Conseil d’analyse économique.

[4En 1999, 85% des enfants de cadres ont le bac contre à peine la moitié pour les enfants d’ouvriers, et les classes préparatoires aux grandes écoles accueillent 52% d’enfants de cadres supérieurs quand cette CSP forme moins de 13% de la population active.