théâtre à l’italienne le cousin Berlusconi : entretien avec Anna Maria Merlo

Occuper l’image, obnubiler l’adversaire : fort de ces deux préceptes simples, Silvio Berlusconi réussit durant sa présidence à rendre inaudibles toutes les oppositions et à faire de l’indéfendable son principal étendard. Alors qu’une silhouette présidentielle occulte les écrans français, jusqu’où l’analogie peut-elle être soutenue ? Anna Maria Merlo, correspondante en France du quotidien Il Manifesto, tente l’exercice.

En tant qu’observatrice italienne de la vie politique française, la campagne présidentielle et les premiers mois du vainqueur vous rappellent-ils des choses ? Notre nouveau président vous semble-t-il, comme à nous, un cousin politique de Berlusconi ?

Ils ont indiscutablement en commun une forme de personnalisation à outrance et d’hyper-communication : cette façon de se vouloir au centre de tout, d’occuper le devant de la scène, de parler sans cesse de soi. Berlusconi, c’était un « moi, moi, moi » ininterrompu. Sarkozy, c’est pareil : il pousse la monarchie républicaine à l’extrême. Mais je ne suis pas sûre pour autant que Sarkozy soit si proche de Berlusconi, ni moins encore qu’il s’en soit inspiré : pourquoi imiter un personnage aussi pathétique ? Je crois plutôt qu’ils ont une source d’inspiration commune : les États-Unis. L’un et l’autre ont voulu importer un certain style politique américain, en n’en retenant que le plus superficiel. Ils ont importé la personnalisation, la théâtralisation, l’importance donnée à la communication, sans les structures institutionnelles qui contrôlent et modèrent le pouvoir du président. L’autre aspect qui les rapproche, c’est leur excès de proximité avec les médias. Avec une vraie nuance tout de même : Sarkozy est l’ami des patrons de presse ; Berlusconi, c’est lui le patron. En fait, à vrai dire, ce sont surtout les différences qui me semblent instructives.

Par exemple ?

Par exemple, « l’ouverture ». C’est peut-être une manœuvre tactique pour donner le coup de grâce à une opposition aux abois, et peut-être que ça ne durera pas au-delà des municipales, mais quoi qu’on en pense, cela témoigne d’un traitement de l’adversaire tout à fait impensable dans l’Italie berlusconienne. Berlusconi a mis le dénigrement et l’insulte au centre de la vie politique : il traitait ses opposants de « communistes », l’électeur de gauche de « couillon », il remuait la boue des affaires judiciaires pour faire oublier ses propres démêlés avec la justice, etc. La stratégie de Sarkozy est beaucoup plus maligne : au lieu de détruire l’autre en le dénigrant, il se l’approprie. Même pendant la campagne, il n’insultait pas Ségolène Royal.

Avec des mots comme « racaille », ou « Kärcher », il semblait pourtant cultiver la transgression langagière, un peu à la manière de Berlusconi.

Oui, mais il ne désignait pas l’opposition : il visait une partie du peuple, pour plaire à une autre — il courtisait l’électorat d’extrême droite, de toute évidence. Ce qui m’amène à une autre différence entre Berlusconi et Sarkozy : tous deux ont rapproché la droite de l’extrême droite, mais ils l’ont fait de façons très distinctes. Sans Alleanza Nazionale [parti « post-fasciste », ndlr] et sans la Ligue du Nord, Forza Italia n’aurait jamais pu être majoritaire. Pour accéder à la majorité, Berlusconi a choisi l’alliance gouvernementale, en nommant des ministres issus du néo-fascisme. C’est d’ailleurs son legs : la réhabilitation d’une idéologie et d’un personnel politique qui étaient hors du jeu politique depuis 1945. Sarkozy a fait une manœuvre beaucoup plus intelligente : il n’a pas porté l’extrême droite au pouvoir, il a séduit ses électeurs. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

« Stratégie plus maligne », « manœuvre plus intelligente » : est-ce à dire que, pour vous, la principale différence entre Berlusconi et Sarkozy tient à ce que le deuxième est plus habile ?

Plus habile et moins creux, du moins pour l’instant. Comment dire ? Berlusconi c’était de la politique sans rien. C’était vraiment du carton-pâte. Derrière la propagande, qu’est-ce qu’il y avait ? Ses propres affaires : il est entré en politique pour se sauver de la justice. Que retient-on de l’Italie berlusconienne ? En politique intérieure, rien d’autre que des baisses d’impôts, pour les plus riches essentiellement — comme Sarkozy, certes, mais dans des proportions encore plus importantes — et en politique étrangère, rien d’autre qu’une allégeance complète aux États-Unis et une amitié personnelle avec Poutine. Sarkozy donne l’impression d’avoir un peu plus de sérieux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il fascine en Italie. Un peu comme Blair avait pu l’être, il est devenu, à droite et à gauche, le modèle d’un leader qui ne prend pas de gants, qui décide, qui agit, qui change les choses, là où l’actuelle coalition de centre-gauche n’a pas la force de le faire, et là où Berlusconi n’en avait pas la volonté — sauf pour sauvegarder ses intérêts. Cette fascination est évidemment fragile, puisqu’on n’a encore rien vu. C’est d’ailleurs toute la difficulté du parallèle Berlusconi / Sarkozy : l’un commence, et l’autre est fini. En Italie, on a déjà vu l’envers du décor. Berlusconi a été démasqué dans toute sa misère. Sarkozy, non. Du moins pas encore !

N’avez-vous pas le sentiment qu’ils ont tous deux trouvé une audience, y compris auprès d’électorats populaires, dans un même rapport décomplexé à l’argent, dans une commune exaltation de la réussite, l’un et l’autre se présentant comme des self-made-men, l’un et l’autre encourageant leurs électeurs à s’enrichir, l’un et l’autre affichant leur proximité avec des milliardaires, etc. ?

C’est vrai, mais ils l’ont fait de deux manières différentes. Le bateau Bolloré, oui, c’était une « berlusconade ». Mais le lien entre pouvoir et richesse sous Berlusconi était encore beaucoup plus primaire : Sarkozy, c’est un président de la République qui a des amis milliardaires, tandis que Berlusconi, c’est lui le milliardaire, l’homme le plus riche d’Italie qui est devenu président du Conseil. En fait, ce sont deux traductions différentes du mythe américain de l’entrepreneur. Cette traduction en italien, qu’est-ce qu’elle raconte ? Qu’est-ce qu’il raconte aux Italiens, Berlusconi, et en particulier à l’électorat populaire ? Moins une histoire de réussite à partir de rien qu’une vaste histoire de combinazzione [magouilles, combines, arrangements scabreux, n.d.r.]. Comment est-il devenu riche ? Tout le monde le sait : avec une concession d’État accordée par le gouvernement Craxi, et en fraudant le fisc. Il n’a rien inventé. Il n’a rien d’un d’innovateur industriel de la tradition piémontaise, par exemple. Donc quand Berlusconi signifie aux électeurs italiens qu’il est devenu richissime, ils comprennent une chose : « Toi, tu es devenu richissime parce que tu as triché avec les impôts, et parce que tu as obtenu une faveur du pouvoir. Donc je comprends bien que, moi, électeur, tu vas me laisser en paix tricher dans mon coin. » C’est typiquement italien. À cet égard, Berlusconi est un phénomène très local, très italien.

Et quels sont, selon vous, les ressorts de la traduction française par Sarkozy de ce mythe reaganien ?

J’ai l’impression que Sarkozy joue moins sur l’évitement des règles que sur le contournement des solidarités. Toute une partie de la société voudrait bien payer moins d’impôts pour se libérer de la solidarité vis-à-vis des autres : Sarkozy joue sur cette fibre. On le voit bien avec la suppression de la carte scolaire ou avec les franchises médicales. On verra s’il pousse la destruction des solidarités aussi loin que Reagan, Thatcher ou Berlusconi. Mais d’une certaine manière, je crains que le mal n’ait déjà été fait. Que dit la droite, partout en Europe ? Elle dit : « Payez moins, gardez davantage pour vous, et les autres tant pis : qu’ils travaillent, qu’ils se débrouillent. » Or quand ce genre de discours a politiquement du succès, cela signifie qu’il était déjà culturellement mûr. Ringardiser la solidarité, culpabiliser la pauvreté, montrer du doigt les paresseux qui ne travaillent pas et qui arnaquent la protection sociale : ce sont pourtant de vieux discours, des discours archaïques, du XIXe siècle, mais ils sont réapparus, et ils sont même repris par la gauche. Cela signifie que les esprits sont en train de changer, ont déjà changé. Partout en Europe, les protections sociales bâties après la guerre sont à bout de souffle, leur légitimité s’érode, la précarité se généralise, et la droite s’engouffre dans la brèche, pour détruire le système de l’intérieur : c’est ça, je crois, une révolution conservatrice. Le pire héritage de la période Berlusconi, c’est sans doute ça : la berlusconisation des esprits qui le précède et qu’il porte à l’extrême. J’espère que vous saurez y résister. Parce qu’on vit mal dans une société comme ça.

Une question naïve, pour finir : auriez-vous des conseils à nous donner pour surmonter ce qui nous attend, depuis votre expérience d’Italienne de gauche, et depuis l’expérience de la gauche italienne ?

Si vous voulez vous inspirer de la gauche italienne, ne faites pas ce qu’elle a fait, et faites ce qu’elle n’a pas fait. Je ne suis sûre de rien, mais je crois que face à ce genre de personnage, il y a deux enjeux majeurs pour la gauche. L’invention de nouvelles solidarités, d’abord : la gauche italienne ne l’a pas fait. Au contraire. Elle a collecté un surcroît de recettes fiscales en augmentant les contrôles — ce pour quoi elle est haïe. Eh bien, à quoi a-t-elle promis de les utiliser ? À baisser les impôts ! L’autre enjeu, c’est, comment dire ? La vérité, un discours de vérité. La gauche italienne, là non plus, n’a pas réussi à sortir le pays de cette crise du mensonge dans lequel il est plongé depuis l’arrivée de Berlusconi. Or on commence aussi en France à se laisser bercer par le mensonge : voir, par exemple, Cécilia qui sauve les infirmières. Je crois que votre gauche, comme la nôtre, aura des difficultés tant qu’elle ne parviendra pas à remettre la vérité au centre de l’espace public. Je ne sais pas si cela vous aide beaucoup, mais je crois que c’est l’un des défis majeurs que vous devrez relever.