Vacarme 41 / cahier

« Ne rien pouvant, ne rien voulant »

par

Il semble... Il semble que, souvent, on écrit le mieux un jour où l’on n’a rien à dire. Un de ces jours plats, lancinants, étouffés qui se réduisent à un emboîtement d’heures uniformes, anxiogènes de bout en bout, au point que les nerfs, saturés de dégoût, abdiquent de convoyer la sensation, ne parviennent plus à restituer l’écho du néant hébété que l’on porte en soi. Un jour où ces dispositifs et rituels qui nous servent d’ordinaire distillent un goût de marottes un peu séniles, tellement la sensation d’être éconduit domine tout. Après que plusieurs paliers de cette sorte ont été franchis, la souffrance occasionnée par le désœuvrement se retire. Un plancher crève sous le pas de l’ennui. En un tournemain, ou plutôt en une volte-face machinale, on se trouve au-delà des « portes de corne et d’ivoire » : écrivant.

Au cours de cet étrange prologue (qui, incidemment, dévore la plus grande part du jour) la distraction paraît être l’élément déclencheur : plus puissante que la concentration ou le recueillement, plus féconde que la puissance dont ces deux vertus prétendent offrir l’accès. Quelle est la nature de cette paroi qui a cédé, de ce bas niveau qui a trouvé son étiage ? L’obstacle, était-ce lui ? Ou simplement, il n’existe pas d’obstacle, mais un piétinement qui réalise à force de se prolonger la transsubstantiation du vide ? C’est un état paradoxal que l’absence, — « l’absence d’esprit ».Un « je veux travailler » qui broie du vide, analogue peut-être à cette sensation qui rend soudain aux amputés le souvenir du membre qu’ils ont perdu ; membre manquant qui est la résurgence de la vie, longtemps après la disparition de la douleur. (Résurgence quotidienne, unissant le caractère ataraxique de l’habitude à ce fait d’exception que constitue la présence réelle d’un fantôme.) Bref, ce piétinement, cette pétrification nous échoient lorsque nous sommes engoncés dans le plus rigoureux Dedans. Tout comme il existe une « trappe à liquidité », il existe, pour qui prétend penser, une trappe à intellection. Elle se referme lorsqu’on est en soi, quand bien même on se figure que l’on spécule, on se croit en train de peser des phrases, rassembler des idées ; c’est-à-dire, on croit investir le monde. Quand bien même on s’imagine en position de penser. L’ennui en personne, et l’incapacité à rien saisir, à n’être agrippé par rien dont il procède, ont beau nous laisser croire que nous dérivons au bord d’une mer d’huile, ils ne sont que deux parmi tous les masques de fer du Dedans. Quant à penser, les ruptures de l’effort sont si fréquentes et si larges, le contraste entre la noble visée et la patente sécheresse si énorme que ledit effort trahit son caractère artificieux. En réalité, on se tient dans la coque, dans le crâne, face à un miroir exactement similaire au mur vrai, au mur nu. Pourquoi ignore-t-on que l’on est en train de s’y mirer ? Parce que c’est toujours soi que l’on veut le moins voir, en dépit des faux-semblants du narcissisme. On ignore par conséquent que l’absence de toute image, à laquelle cette aride volonté de travail nous confronte si durement, n’est qu’une autre variété de reflet. Chacun est pour soi l’intolérable — et tout autant que dans la vie du corps, au sein de l’activité mentale. L’enfermement dans le crâne semble accidentel, il constitue en réalité une prescription rigoureuse comme le désert. Peu sont capables de transmuer les dérélictions dont ils sont la proie en un Dépeupleur, vérace comme une proposition mathématique [1]. Peu sont capables de descendre jusqu’à ce niveau où la geôle grouille de monde à nouveau. Souterrain rempli d’une lumière jaune, où des va, des viens trouvent force de loi, nécessité interne, de sorte que « geôle » signifie également promesse ; lieu où les homoncules ressemblent curieusement à des idées qui alternativement se meuvent ou sont en peine d’y parvenir. Une formule rythme le Dépeupleur : « si cette notion est maintenue. » Elle laisse entendre qu’il existe encore des « à condition que » ; or, bien sûr, tout cela (cet univers infâme, cylindrique, cette maison de redressement-écroulement, cette vie qui se résume à une fouille au corps. Et pourquoi pas, après tout ?) n’atteint à une texture réelle qu’au prix de l’inconditionnel. Cette formule a son vis-à-vis : « autant que faire se peut », qui est le seul point d’appui de la promesse. L’important, c’est la première proposition, l’inconditionnel. Arriverez-vous à en maintenir vivante la notion ? Avant d’atteindre l’immédiateté du propos, avant de connaître cette expérience inouïe au cours de laquelle l’écrit « coule de source », il faut baisser le front, repousser les relents de soi qui montent aussitôt que l’on veut écrire [2].

La bonne posture est celle qui défait cette emprise. La vie sous les écrous du monde, la vie hors du crâne se déploie lorsqu’on échappe aux conditions, à ces mauvaises grâces qui se pressent à l’intérieur de l’esprit. Statique et cloîtré tout de même qu’au-dehors, dans le plein du monde qui n’a pour le sujet aucun regard. Capté par les lois de son déroulement. L’écueil, c’est que l’on désire être heurté, être pris, en même temps que l’on désire, au fond, n’avoir de connivences qu’avec soi-même. S’appuyer contre ce corset intérieur qui est à la fois lassitude et meilleur moyen d’endurer la lassitude [3]. Toutes les vies ou presque délivrent un seul verdict : les moments de déploiement pèsent si peu face à ceux où « perclus & reclus » est le mot d’ordre. Nous ne quittons pas à la demande une sphère pour l’autre. Nous n’entrons pas en un claquement de doigts dans cet inconnu. Hélas, il n’est pas du tout avéré que le travail, la discipline, le bon vouloir soient des conditions suffisantes pour y parvenir. Il faut obligatoirement se dépouiller, mais d’une ombre, d’un quelque chose dont la nature ne se laisse pas appréhender. Le président Schreber dit de lui-même qu’il est miraculé lorsque d’aventure il parvient à franchir tel ou tel seuil. Il constate que ces sauts s’accomplissent au prix d’un lourd travail, mais aussi bien lors de moments de complète passivité. Certes, un souffle, une idée, une compréhension prennent le pas sur l’engourdissement, mais c’est un fait du hasard, qui vous retourne, qui vous projette, arbitrairement. Beckett parle des « frontières précises mentales ou imaginaires » qui strient le Dépeupleur. Elles sont précises en cela qu’il est si ardu de les franchir. Leur délimité existe seulement parce qu’elles sont à la fois mouvantes, inscrutables, immatérielles, parce qu’elles constituent autant d’obstacles qui se chevauchent. Le style est sans doute le point d’équilibre découvert quand l’esprit est parvenu à abattre une quantité suffisante des protections qu’il érige contre lui-même (qu’il érige parce que telle est sa fonction) tout en maintenant celles qui sont minimalement requises pour qu’une intelligibilité perdure. Puisque les rigidités psychiques ont également pour fonction de contenir le babil entêtant au-dessus duquel l’esprit, à grand-peine, se maintient. (La tombée dans le babil est l’ultime obstacle, d’autant plus menaçant que la tendance de fond de la littérature contemporaine est de le considérer comme une Jérusalem céleste, du moins une Ultima Thulé, au nom de quoi elle le sanctifie.) Briser le crâne, la boîte en ivoire, la châsse de toutes les vanités, c’est séparer le désir des épaisseurs d’étiolement qui le confinent et qui le constituent (chaque épaisseur est de provenance différente, et répond à un besoin spécifique, si l’on se donne le mal d’en faire l’analyse). C’est s’apercevoir que le mouvement vers la réalisation (comme disent ceux qui commentent le football), le mouvement vers la chose écrite est un combat entre fatigue et fatigue. Fatigue de renoncer et fatigue de faire ; chacune prélevant sur le corps de l’autre de longues bandes de chairs. Toutes deux également bruyantes, également sûres de leur fait, convaincues de leur droit à l’existence. (Au sein du Dépeupleur, le diagnostic s’établit de façon plus lapidaire : on peut « se laisser retenter par l’échelle tout en restant mort à l’arène ».)

Dans cette vicieuse affaire, le cercle est bouclé : le Nirvana le plus étal contient en germe un besoin de s’atteler une fois encore à la tâche, n’importe laquelle — un besoin aussi brutal que ceux qu’éprouvent les reîtres après la bataille, au moment de mettre la ville à sac. La littérature de Blanchot ne se tient-elle pas dans cette oscillation entre abolition et résurgence ? Ne tire-t-elle pas sa force hypnotique de l’échange que ces deux essences entretiennent ? L’abolition est un « sourdre à nouveau » ; la prise de parole est une disparition antéposée. Échange subtil, un peu mécanique, entre deux polarités contraires. L’art de Blanchot taraude avec une infinie pudeur la ligne asymptotique qui les sépare. Ascétisme radical qui procure parfois, au cours de la lecture, une impression de complaisance (s’agissant ici des récits, non du travail critique). Car certes, la matière menace dissipation en avant de la main qui s’avance ; et certes la main menace d’accomplir la vérité en s’immobilisant. Beckett, moins latéral, découvre plus sèchement, plus platement le tourbillon affaissé auquel la vie mentale se résout : « Ils sont sujets toujours à de brusques retours de fièvre oculaire tout comme ceux qui ayant renoncé à l’échelle subitement s’y remettent. Tant il est vrai que dans le cylindre le peu possible là où il n’est pas n’est seulement plus et dans le moindre moins le rien tout entier [...]. Et les yeux soudain de se remettre à chercher aussi affamés que l’impensable premier jour jusqu’à ce que sans raison apparente brusquement ils se referment ou que la tête tombe. »

Que ne donnerait-on alors pour « la queue d’une idée » (H. James) ? Pour voir sa propre main jaillir et se poser sur ce reflet, sur cette onde dont autrefois on a ressenti le passage. Mais « la queue d’une idée », ce n’est qu’une formule ; il s’agit en fait de la lutte entre la désagrégation et son contraire (auquel ne correspond aucun substantif). Le mode natif de la sensation ainsi que du rapport au monde tient en un verbe : se défaire. La narration se rêve sous les traits du raisonnement ou de la robe, ou comme un envol, un tire-d’aile, cependant la pensée est à la fois un cylindre et les mouvements qui le tapissent, qui font retour, retour — retour — sur l’envers ou le sillage d’eux-mêmes. Qui parfois forment un cercle — alors, l’esprit, le cylindre en son entier, comprend qu’il vient d’être traversé par une découverte, une compréhension, un indice. Alors il vibre — chaleur distante émise par les astres. Partant, la narration n’est rien de ce qui la constitue. De cette assise malheureuse provient la sensation de « reprendre goût à la vie » dont les grandes œuvres, les meilleurs styles prouvent l’existence à leurs lecteurs. (Sensation qui fait que chaque lecteur conserve en mémoire, spécialement, les lignes introductrices des quelques livres qui bâtirent son amour de la littérature, et ressaisit avec les muscles de sa bouche les incipit adorés, au moins autant que sa pensée les retraverse.) Tout ici-bas suit dans son évolution un parcours qui est celui-là même de la maison Usher, néanmoins le ressaisissement advient, « faute de moins bien », en dépit de tout, c’est-à-dire de soi pris comme un tout, aussitôt qu’une parcelle de ce soi menacé succombe à l’appel, tombe en marche. Lorsque l’on écrit et que l’on est jeune encore, on ne désire, comme l’indique Kafka, rien d’autre que la Conversation avec l’homme ivre, faite d’orages, de caprices et de voyages. Plus tard, quand les choses sont retombées, ce dont il s’agit ce n’est plus que de la Conversation avec l’homme en prière : le temps des constats qui pétrifient. Aux paroles que vous lui adressez, cet homme livre une réponse qui n’est pas décevante, dorénavant. Non content de se déclarer très heureux, il remarque que vous êtes très bien habillé, que votre cravate lui plaît beaucoup ; que vous avez la peau fine. Et que les aveux ne deviennent évidents que quand on les rétracte.

Aller de l’ivresse à la prière, voilà donc ce qu’il nous reste à faire.

Notes

[1Belle ambiguïté de ce nom. A priori on croit qu’il s’agit d’une personne. Or il s’agit davantage d’un lieu que d’une personne. Mais finalement, on se dit qu’il s’agit autant d’une fonction que d’un lieu, une fonction de répartition, oserait-on dire. À la fois un fonctionnement et son résultat. Des mouvements qui confinent à l’immobilité et inversement. Bref, la réalité même de la pensée, immatérielle et incorporée.

[2Car le Dedans est non seulement blafard mais également vaniteux. Et le désir lui-même nous enferme dans la trappe ; et c’est lui qui nous fait ressentir cet échec comme une interdiction, pour finalement nous infantiliser. Le parcours d’Oblomov est exemplaire à cet égard. Avant de terminer sa vie comme un infans, il connaît l’agonie des espérances déchues et les rationalisations subséquentes ; se raccrochant à chaque justification pour justifier une existence dont les objets sont de moins en moins substantiels. Au point d’acquiescer à une mollesse proprement vertigineuse : « Il déplora avec douleur son manque de culture, cette stagnation qui avait mis fin à l’épanouissement de ses forces morales, cette lourdeur qui le gênait en tout. [...] Dans son âme naissait la conscience que certains aspects de sa personnalité ne s’étaient jamais éveillés, d’autres avaient à peine éclos, mais en tout cas aucun ne s’était complètement épanoui. Cependant, il sentit avec une acuité douloureuse que son âme renfermait, tel un tombeau, quelque principe bon et lumineux, peut-être déjà mort à l’heure qu’il était, à moins que ce gisement d’or ne reposât, caché, dans les profondeurs d’une montagne, lui qui aurait dû depuis longtemps devenir monnaie courante. [...] Quelque chose l’avait empêché de se jeter sur l’océan de la vie pour le survoler, toutes les voiles de la volonté et de l’esprit dehors. On eût dit qu’un ennemi caché lui avait apposé sa lourde main tout au début du voyage, et l’avait rejeté loin de sa véritable destination d’homme. » (Grandeur du passé simple, pour ce qui est de signifier le parachèvement, c’est-à-dire l’achèvement consommé de part en part.) L’ennemi caché, autrement dit le Surpeuplement. Cette abondance qui n’est pas que fausseté, et que Proust, par exemple, a dû surmonter pour passer de Jean Santeuil à la Recherche.

[3État de fixité, de dolorisme attentiste que Flaubert a connu, qu’il sait rendre avec une efficacité lapidaire : « Ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc écrase de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la vitre, puis tournoie, s’en va. Des glas indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit [...]. Des habitudes qu’ils avaient tolérées les faisaient souffrir... » (Bouvard et Pécuchet) Une habitude qui ne vous porte plus est une habitude qui vous tue.