prendre au sérieux le « phénomène Kaczynski » réponse à Eyal Sivan

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En réaction à la publication de l’entretien avec le réalisateur Eyal Sivan dans ce chantier consacré aux révolutions conservatrices, Frédéric Zalewski propose dans ce texte une autre façon de lire la trajectoire politique des frères Kaczynski.

L’entretien avec le réalisateur Eyal Sivan sur les frères Kaczynski appelle un certain nombre de précisions et de rectifications. S’il est tout à fait justifié d’insister sur la droitisation politique intervenue en Pologne depuis leur accès au pouvoir, d’intégrer le cas polonais à une réflexion plus générale sur les révolutions conservatrices en Europe, le regard plus spécifique qui est porté sur le « phénomène Kaczynski » apparaît en revanche plus discutable. La perspective privilégiée par Eyal Sivan conduit à expliquer leur politique par les contours de leur personnalités politiques, puis leurs personnalités politiques par leur gémellité, ce qui en fait des « pantins », soutenus par « des gens qui, pour des raisons diverses, ont intérêt à ce [qu’ils] soient aujourd’hui au pouvoir ». Cette thèse privilégie un angle plaisant et spectaculaire, mais elle apparaît fragile pour peu que l’on se penche sur les évolutions politiques de la Pologne depuis 1989.

Abordons d’abord quelques contresens, de portée intermédiaire, mais occupant néanmoins leur place dans l’interprétation d’ensemble. Il est en l’occurrence inexact que les frères Kaczynski aient par le passé formé un parti dont le nom était le « parti des canapés », et a fortiori que ce parti ait préfiguré le PiS. La notion plus générale de partia kanapowa est très présente dans le discours politique polonais depuis les années 1990 ; elle renvoie au phénomène de fractionnement partisan et s’applique en réalité à l’ensemble de la droite polonaise, principale victime de ce phénomène. Par ailleurs, on peut également être réservé sur l’interprétation qui est donnée de la citation d’Adam Bielan, qui dit de lui et ses amis politiques : « le paradoxe polonais est que nous sommes des conservateurs, mais des conservateurs révolutionnaires ». S’il est tout à fait pertinent de souligner l’affinité de cette idée avec la teneur plus générale du discours conservateur actuel, s’en tenir à cette idée passe sous silence l’insertion de ce type de phrases dans un débat public polonais très structuré depuis la chute de l’Ancien régime en 1989 par la question du nécessaire démontage de la société héritée du « socialisme », d’un retour à la « normalité » qui supposerait de déconstruire ce que le précédent régime avait construit, y compris et surtout du point de vue idéologique et « culturel ». L’interprétation qui est faite ici de cette citation gomme donc la « trame de sens » dans laquelle elle s’inscrit, brouille les différences ou les points communs de la situation polonaise d’avec les autres cas de révolutions conservatrice en Europe.

Enfin, on peut souligner le caractère un peu schématique de l’idée selon laquelle la dissidence se serait construite exclusivement dans les milieux de l’intelligentsia juive proche du communisme : il s’agit certes d’un foyer privilégié de la dissidence polonaise à partir des années 1960, mais ce n’est pas le seul. La dissidence d’inspiration nationaliste s’est également développée dès cette époque, et d’une façon plus générale, l’univers de la dissidence à la veille de 1980 dépassait de loin les cercles initiaux qui l’avaient inspiré dès les années 1960. Eyal Sivan abordait cette question pour avancer, prenant un angle d’approche psychologique, que les Kaczynski seraient déterminés par leurs « complexes » face à ces milieux ex-dissidents. En réalité, la façon dont s’est construit après 1989 un clivage au sein même de l’univers des anciens opposants est un processus plus large : une partie de l’opposition a refusé en 1989 les pourparlers avec le pouvoir, acceptés par les modérés de Solidarité, s’est du coup retrouvée dans l’opposition non seulement aux nouvelles équipes dirigeantes mais aussi au compromis sur lequel s’était fondée la démocratie elle-même. Cette frange radicale de l’opposition a réagi en prônant une politique de « décommunisation ». Elle a, dans le même mouvement, avivé les luttes pour la revendication de l’héritage de la « vraie » opposition démocratique d’avant 1989, niant leur part d’héritage aux anciens modérés de l’opposition démocratique, dénoncés pour avoir — à ses yeux — aidé les communistes à « s’en tirer à bon compte ». En un mot, s’il existe bien dans une partie de cette droite polonaise « radicalisée » un désir de revanche envers certains pans de l’opposition démocratique d’avant 1989, ce désir n’est pas exclusif aux Kaczynski et n’éclaire pas leur singularité.

Mais venons-en au cœur du propos, qui concerne plus directement l’interprétation qui est faite du « phénomène Kaczynski ». Eyal Sivan a tout à fait raison de souligner le manque de préparation médiatique des frères Kaczynski : sans avoir pu le constater nous-mêmes, il est probable compte tenu des propriétés du champ politique polonais, dans lequel le degré de spécialisation du personnel politique, d’intégration des formes modernes de communication politique est moins poussé qu’en Europe de l’Ouest. Le personnel politique polonais est encore en grande partie composé d’hommes politiques « à l’ancienne », socialisés dans des arènes politiques très peu orientées par la nécessité d’adapter le discours et les pratiques politiques aux formes télévisuelles : luttes clandestines d’avant 1989, partis ou organisations de l’Ancien régime, journaux d’opinion et revues politiques constituant un espace assez distinct des médias « grand public », plus proches dans leur forme de ce que nous connaissons en France ou ailleurs en Europe. Même si cette règle n’est pas absolue (certaines campagnes électorales, dont celles des Kaczynski d’ailleurs, montrant un réel savoir-faire en matière de moyens de communication modernes), cette observation permet de relativiser l’absence de « professionnalisme politique » des frères Kaczynski et leur discordance d’avec le reste du personnel politique polonais. Pour avoir rencontré Jaroslaw au cours d’une enquête à la fin des années 1990, il me semble que celui-ci n’est pas le « pantin » intellectuellement limité que décrit Eyal Sivan : s’il entretient très certainement un rapport instrumental à la connaissance, son regard sur l’histoire politique de la Pologne est assez construit et sa trajectoire montre qu’il détient cette capacité au « coup d’œil » dont parle Max Weber pour expliquer le leadership politique.

Pour cette raison, il paraît très incertain de faire du PiS une machine ad hoc, un parti sans autre consistance que celle de soutenir les frères Kaczynski. Il est certes exact que ce parti a fourni un support collectif et institutionnalisé, pourvoyeur de ressources politiques, à la carrière politique de l’un et de l’autre. Mais ce parti s’inscrit aussi dans la logique des grandes coalitions de droite polonaise des années 1990, très divisée et très fragmentée. On dispose d’un précédent en la matière avec la coalition AWS, qui avait gagné les élections législatives de 1997. Mais à la différence de l’AWS, le PiS est aujourd’hui en mesure de se représenter aux élections et de compter sur un soutien électoral auquel les dirigeants de l’AWS ne pouvaient espérer prétendre après quatre années d’exercice du pouvoir : de ce point de vue, le PiS correspond aussi à une intégration et à une stabilisation de la droite polonaise dans des partis efficaces, même s’il est difficile de juger de sa durabilité à long terme.

Par ailleurs, l’angle de la gémellité est ici trompeur, et gomme d’autres aspects de la carrière politique des Kaczynski. Tout au long des années 1990, leurs trajectoires étaient davantage présentées et interprétées comme parallèles, mais bien séparées, éventuellement caractérisées par une certaine division du travail entre eux : à Jaroslaw la lutte politique, « les mains dans le cambouis », à Lech des postes plus honorifiques (il a par exemple été président d’une haute chambre de justice de 1992 à 1995). Dans le même temps, Jaroslaw menait une activité politique qui n’était pas si marginale que ne le suggère Eyal Sivan : il a fondé en 1990 un parti politique destiné à soutenir Lech Walesa aux présidentielles, l’Entente du centre (PC), dont le rôle n’a pas été négligeable et la durée de vie moins éphémère que bien d’autres partis de droite en Pologne. Si la victoire électorale des anciens communistes en 1993, puis celle de l’AWS en 1997 l’ont cantonné dans un rôle parfois secondaire, l’activation rapide et efficace du PiS au début des années 2000 montre son aisance dans le jeu politique polonais. En l’occurrence, l’image du « vieux routier » nous paraît plus juste que celle du « pantin » et éclaire le long et intense travail politique qui a précédé les succès du début des années 2000.

Ces succès électoraux sont d’ailleurs à interroger en eux-mêmes pour dépasser une interprétation trop exclusivement centrée sur la psychologie des deux frères Kaczynski. En effet, l’habilité du PiS aura été d’agréger dans une entreprise politique unique des mobilisations et des discours dispersés, certes concordant mais non regroupés dans un même cadre, et qui dénonçaient pêle mêle les tendances claniques et la corruption du personnel politique (discours aidés en cela par de retentissantes « affaires » au début des années 2000), les problèmes d’insécurité, le mépris des élites libérales pour la Pologne « d’en bas » ou encore l’absence de rupture avec le communisme. C’est un contexte de forte disqualification du régime démocratique de l’après 1989, doublée d’une criminalisation du régime d’avant 1989 qui prépare le terrain au PiS. Une étape importante dans cette direction avait été franchie en 1999 avec la création de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), institution publique mi-politique, mi-savante et donc les statuts précisent qu’elle doit aider à mettre en lumières « les crimes contre la nation polonaise » commis par le nazisme et le communisme. Toutes ces questions ont donc été mises en relation les unes avec les autres dans un projet de changement de régime, qui leur donnait tout à coup le sens plus général et une lisibilité qui leur faisait défaut. Ce projet s’adressait en outre aux catégories fragilisées par la nouvelle réalité, à la Pologne paupérisée par le libéralisme, et de ce point de vue l’alliance avec les néo-agrariens de Samoobrona et les nationaux-catholiques de la LPR est très significative d’un « populisme » visant à mobiliser les catégories populaires autour d’un projet conservateur. Ainsi s’explique, davantage que par une volonté de « brouiller les clivages », le ton nationaliste adopté dans leur exercice du pouvoir par les frères Kaczynski : il reflète la construction d’un soutien électoral à une relecture anticommuniste et nationaliste du passé plus ou moins récent de la Pologne. Basculement profond, le plus important depuis 1989, qu’un regard qui fait des Kaczynski des figures dérisoires et décalées se prive de saisir — de ce point de vue, les résultats des élections d’octobre 2007, marqués par la victoire des libéraux de la Plateforme civique (PO), restent en demi-teinte : non seulement le PiS a obtenu 1,9 millions de voix supplémentaires par rapport à 2005, puisées dans les catégories de population en quête de protection sociale, mais leur projet de création d’une IV République continue à cliver le champ politique polonais.

Ainsi ne faudrait-il pas, pour déconstruire un mythe, en construire un autre : celui de personnages de roman, arrivés au pouvoir parce qu’ils avaient décidé enfants de lier leur destin et s’étaient jurés de « décrocher la lune ». Cette vision serait rassurante : en insistant sur le côté pathologique du « phénomène Kaczynski », elle le renverrait aux marges du monde démocratique normal et rationnel. Ce faisant, elle masquerait l’impact culturel et social de leur arrivée au pouvoir, qui vient radicaliser et consacrer une série d’entreprises politiques conservatrices et anticommunistes amorcées dès la rupture de 1989, et leur donner un sens collectif inédit en leur fournissant pour la première fois un soutien électoral très large. Mais elle masquerait aussi la vulnérabilité bien réelle de nos démocraties face à la vague de « révolutions conservatrices » qui parcourt l’Europe. Cette vulnérabilité suppose d’interroger les ressorts « concrets » de la légitimité et de la solidité de la démocratie, mais aussi la fragilité des alliances sociales sur lesquelles celle-ci repose.

Post-scriptum

Ce texte nous est arrivé par courrier après la sortie en librairie du numéro 41 de Vacarme.

Texte clos le 25 octobre 2007.

Professeur de Science Politique à Paris X, Frédéric Zalewski est l’auteur de Paysannerie et politique en Pologne. Trajectoire du parti paysan polonais du communisme à l’après communisme, 1945-2005, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2006.