Vacarme 20 / Processus

la joie de l’insoumission entretien avec Yousry Nasrallah

À l’automne 2001, Vacarme a rencontré Youssef Chahine pour faire état des difficultés à créer librement dans l’Égypte du président Moubarak ; ce printemps, nous nous sommes interrogés à propos de la répression — sans précédent — voulue par le régime égyptien à l’encontre de la communauté homosexuelle. C’est dans ce cadre que devait prendre place un entretien avec le cinéaste Yousry Nasrallah. En repérages au Liban et en Syrie, l’entretien fut reporté.

Élève et collaborateur de Chahine [1], Yousry Nasrallah est l’auteur de longs métrages — Vols d’été en 1988, Mercedes en 1993, À propos des garçons, des filles et du voile en 1995, de La Ville en 1999, qui l’ont imposé comme chef de file de la nouvelle génération du cinéma égyptien. Mercedes, œuvre foisonnante sur la société contemporaine, À propos des garçons, des filles et du voile, passionnant document sur le port du voile, nous ont donné envie de rencontrer le cinéaste à l’occasion de son passage à Paris pour la publication en français de La Porte du Soleil d’Elias Khoury [2], saga sur l’exode palestinien entre 1948 et 1994, qu’il adapte aujourd’hui au cinéma. Artiste et intellectuel à la parole libre, c’est à travers le prisme de son parcours artistique que Yousry Nasrallah évoque la censure, le voile, l’intégrisme, la jeunesse égyptienne...

Le jeudi 23 mai 2002, Hosni Moubarak a cassé le verdict de la Haute cour de sécurité de l’État contre 50 des 52 homosexuels raflés sur le Queen Boat. Usant d’un droit que lui accorde la Constitution, le président égyptien a expliqué que « les chefs d’accusation ne relevaient pas des prérogatives de la Haute Cour de sécurité de l’État ». On doit légitimement se demander pourquoi cela ne fut pas dit plus tôt. Nouvelle diversion du pouvoir ? Résultat de pressions internationales ? Si le « chef d’accusation » est l’homosexualité, est-ce à prévoir que les sanctions soient les mêmes devant un tribunal civil ? Les 21 qui avaient été condamnés le 14 novembre 2001 trouveront quelques raisons d’espérer à la nouvelle (mais une année révolue a passé depuis leur incarcération). Les 29 qui avaient été innocentés par la cour de sûreté se trouvent à nouveau soumis à une procédure judiciaire. Quant aux deux derniers, coupables de « mépris des religions », leur condamnation n’est pas remise en cause.

Mercedes & la censure

Difficile de résumer l’intrigue de Mercedes, le deuxième long métrage de Yousry Nasrallah. Le héros, un jeune homme désabusé, issue d’une famille copte aisée, dandy communiste, assiste impuissant à l’effondrement du socialisme en Égypte et ailleurs. Le même est partagé entre l’emprise d’une mère omniprésente et la découverte de l’amour auprès d’une danseuse qui ressemble étrangement à sa mère... En marge de cette histoire d’amour, l’Égypte contemporaine apparaît dans ses contradictions : enrichissement excessif des uns, corruption, montée de l’intégrisme, présence d’un couple homosexuel qui semble augurer d’une tolérance encore à venir... Mercedes date de 1993 mais raconte la société égyptienne actuelle, prise dans ses contradictions... Un tel film est-il possible en 2002 ?

Mercedes est devenu un film culte. C’est celui de mes films qui a le mieux marché parce qu’il y avait Yousra qui est une superstar du cinéma égyptien. Aujourd’hui il marche encore mieux, il passe sur les chaînes câblées, il est diffusé en vidéo... À sa sortie, on l’avait accusé d’être immoral et confus... Beaucoup de jeunes d’aujourd’hui s’y retrouvent alors que c’est un film qui date de 1993... Au risque de vous choquer, je ne pense pas que mon problème soit la censure. Les censeurs sont de petits fonctionnaires dont on s’accommode. Évidemment nous vivons en dictature, mais ce n’est plus une dictature à la Nasser ou à la Sadate dans laquelle l’État est omniprésent pour régler chaque détail de la vie quotidienne. Les histoires de corruption sont, je pense, ce qu’il y a de plus faible dans le film. Parce ce que ce qui m’intéresse dans Mercedes, c’est de raconter l’histoire d’un héros différent au moment de la chute du socialisme : il est chrétien, communiste, ses cheveux sont blancs, il est le fils d’un diplomate noir, il a un frère pédé... Le propos du film est résumé par cette scène dans le bus où un intégriste lui demande si Dieu l’a créé ainsi. Et lui de répondre : « Si Dieu avait voulu que je sois comme tout le monde, il m’aurait créé comme tout le monde. » Les histoires de complot, de corruption, ce n’est pas original du tout. Tous les films égyptiens de l’époque — surtout les comédies — parlaient de cela. C’était presque une manière de m’en moquer.

Le problème entre hier et aujourd’hui, c’est la société civile. La censure peut vous donner l’autorisation de tourner un film mais alors une certaine presse et le public s’offusquent... Obtenir l’autorisation de tourner Mercedes ne me semble pas plus difficile aujourd’hui qu’hier, mais à présent, quel distributeur aura le désir de montrer un tel film ? C’est au niveau du public que les problèmes commencent. Il existe un climat de guerre larvée, pas de révolution... Une guerre civile « à la libanaise » où la société commence à exploser à cause de la corruption, du manque de démocratie. Tout se fragmente. En Égypte, il n’y a jamais eu de guerre civile et il n’y en aura jamais d’ailleurs. Mais tout cela se traduit par une ère de grande peur, les gens deviennent conservateurs. C’est là que je commence à avoir des problèmes pour me situer par rapport au cinéma égyptien, qui devient un cinéma conservateur pour un public familial.

C’est la société civile qui censure les créateurs en les amenant devant les tribunaux. On ne peut pas vraiment parler d’autocensure dans un contexte où la censure vient non seulement de l’État mais aussi d’avocats islamistes, de journalistes qui font « mousser » l’opinion publique contre tel ou tel genre de cinéma et de littérature... La censure s’est déplacée, elle n’est plus uniquement une censure d’État, donc elle est beaucoup plus compliquée et ambiguë. Moi je préfère de loin que ce soit l’État qui censure car au moins j’ai un ennemi clair et net. C’est très chic d’avoir l’État comme ennemi, c’est moins chic d’avoir son voisin...

Le couple homosexuel n’est pas sauvé à la fin de Mercedes...

On peut se dire que mes deux héros auront des enfants, et que parmi ces enfants, il y aura à nouveau des homosexuels... il faut l’espérer. En Amérique, des militants gays m’ont fait ce reproche. Je trouvais cela important qu’il y ait un couple homosexuel, que l’un des deux sauve celui qu’il aime. Que celui qui est sauvé dise : « Je l’aime et il m’aimait. » Cela ne s’était jamais vu dans un film égyptien.

Pourquoi avoir monté dans le générique de fin une succession d’images de guerre ?

Ce sont des images de massacres, des images pourries qui viennent des médias qui sont de grands croque-morts. Ils ne racontent jamais la vie. C’est tout le sens de Mercedes... J’ai fait Mercedes quand tout le monde disait que c’était la fin, la fin du monde socialiste qui venait de s’effondrer, la fin de l’Égypte qui allait virer dans l’intégrisme. Fin du monde ou pas, il en restera toujours deux pour s’aimer dans une arche de Noé.

Mon expérience de journaliste durant la guerre civile au Liban fut terrible, il y avait des gens qui mouraient... mais ce que je vivais au jour le jour, c’était une énergie incroyable qui aide à surmonter la mort, donc il y avait une joie, et dès que je sortais du Liban tout ce que je voyais à la télévision, c’étaient des images de mort... Les médias ne racontent jamais vraiment... La fin de Mercedes c’est ce que montrent les médias mais ce n’est pas ce que vous avez vu dans le film. Maladroitement c’est un peu cela l’intention.

À propos des garçons, des filles et du voile

En 1995, À propos des garçons, des filles et du voile est un documentaire sans manichéisme qui aborde la question du voile islamique. Le cinéaste y suit Bassem Samra, le comédien qui interprète le garçon qui se sacrifiait pour son amant dans Mercedes... Dans sa famille, avec ses copains et copines, ses collègues de travail, est-il le révélateur de votre démarche ?

Pour un chrétien d’Égypte comme moi, tourner un film sur un sujet aussi difficile que le voile ne pouvait fonctionner moralement qu’en filmant des gens que j’aime beaucoup. C’est ce qui m’a décidé à choisir Bassem Samra et sa famille. C’est là que naît l’intérêt du film : être séduit par des gens tout en refusant catégoriquement le côté conservateur, petit bourgeois, qu’ils véhiculent. Car c’est là que réside toute la problématique du voile. Poser un phénomène social comme étant uniquement un phénomène idéologique ou de croyance religieuse, cela me semble stupide. Parce que la question que je pose dans le film, très simplement, est celle-ci : « Regarde ces photos de tes parents autrefois, tes parents qui sont très croyants... ta mère n’était pas voilée, qu’est-ce qui est arrivé ? »

Poser le voile comme étant simplement une émanation idéologico-musulmane, ou même le poser comme un phénomène de radicalisation idéologique, c’est stupide et pas vrai du tout. C’est aussi réducteur que de poser le voile comme un phénomène uniquement idéologique ou économique, c’est de l’aveuglement. À l’époque où je fréquentais l’université, c’était le plein boom sadatien de l’ouverture économique. Du jour au lendemain, il y a des gens qui se sont enrichis de manière hallucinante. À la fac, on assistait à des défilés de mode et de voitures de luxe outranciers... Dans les manifestations il y avait des filles superbes qui se jetaient sur les barrières policières en manteaux de vison... C’était très beau et choquant à la fois, en tout cas c’était la première fois qu’on voyait cette fracture terrible entre les nantis et les autres. Du coup, les filles qui venaient de milieux plus modestes et de la campagne avaient l’air de « boniches ». Quelqu’un est arrivé qui leur a dit : « Vous n’êtes ni pauvres ni riches, vous êtes musulmanes. » C’est un phénomène comparable sur ce point au jean... J’ai suivi Bassem dans son village. Une de ses cousines m’a dit que pour elle, porter le voile, c’était une manière de se démarquer des paysans et de se lier à la modernité. C’est très paradoxal mais c’est ainsi. C’est ce qui m’a poussé à faire le film. Cela ne m’intéressait pas de faire un film pour dire : quelle horreur les femmes qui portent le voile, l’islam est réactionnaire... Je ne crois pas que l’islam soit plus réactionnaire que le christianisme ou le judaïsme.

Faire ce film sur le voile, ce n’était pas le dédramatiser mais le « dédémoniser » et certainement empêcher les islamistes de se l’approprier totalement. Ce qui a choqué les intégristes en Égypte, c’est à quel point le film les ignorait parce que je ne discute à aucun moment avec eux à propos de savoir ce que dit le Coran. J’avais envie de parler un autre langage qui est en rapport avec le réel.

Cette ambiance, on la ressent dans À propos des garçons, des filles et du voile, on a le sentiment d’une tension permanente et d’une frustration constante dans les relations entre filles et garçons...

Ce malaise vient à mon sens du fait que cette société est en train de changer très vite et que les gens s’accrochent à des normes, à des valeurs qui n’ont rien à voir avec la religion, mais avec la suprématie de l’homme. Aujourd’hui 75 % des foyers égyptiens dépendent du travail de la femme. Ce n’est pas une question de libération, mais de survie. Parallèlement cela n’a pas amené une évolution de la législation et des mœurs qui gèrent les rapports entre les hommes et les femmes.

Je n’ai jamais caché le projet du film, je racontais que je faisais un film sur le voile mais qu’il s’agissait aussi d’un hommage aux femmes qui travaillent. Cela a mis très en colère une enseignante qui m’a répondu : « Il ne vous est jamais venu à l’esprit que l’on travaille parce qu’on a besoin de cet argent et pas du tout parce qu’on est libre ? Je préférerais de loin rester à la maison que de venir enseigner des trucs imbéciles à ces gosses ! »

L’homme, lui, n’est pas là. L’homme qui réussit, c’est celui qui a quitté l’Égypte pour aller travailler en Arabie Saoudite. Quand il revient, les gosses ont grandi et ce sont les femmes qui se sont occupées de leur éducation. L’absence de l’homme crée un conservatisme terrible. Je le montre dans le film. Quand l’homme est parti, la femme se voile pour dire : « Je suis vertueuse », car elle a peur. C’est très complexe, mais pour simplifier, le message qu’elle envoie à l’homme est : « Je sais que tu sais que je sais que tu sais que je sais... que tu es nul, mais on va faire semblant de ne pas le savoir. » C’est un peu ça qui passe, parce qu’il y a une grande peur d’assumer la disparition des codes moraux du passé où l’homme était le provider...

Ce qui m’importait le plus en faisant ce film était de ne pas donner sur le voile une réponse unique et définitive. J’ai filmé en continuité pendant deux heures la scène où les enseignants discutent à table des raisons de porter le voile, et je pensais pouvoir donner une réponse dans un premier montage. Mais c’était impossible, c’était stupide. Je me demandais ce que voulait dire cette scène... Que s’était il passé réellement ? Ces gens, pour la première fois, avaient compris que loin d’être une affaire tranchée, le voile relevait d’une grande confusion, et ils éprouvaient le besoin de dire pourquoi. C’est comme cela que j’ai pu monter la scène : en ne choisissant pas de répondre à la question mais en montrant le désarroi... ce n’est pas le bon mot... le doute, le questionnement de ces jeunes gens lorsqu’ils pensent au voile.

Vous avez l’impression d’une évolution dans un sens ou dans un autre depuis la réalisation du film ?

Le même mode de comportement se reproduit comme si rien ne s’était passé. Des comportements qui ne remettent pas en question les valeurs morales. Quand ces valeurs ne sont pas remises en doute, ça pourrit un peu et devient plus hypocrite. Ce qui m’a plu dans les personnages que j’ai filmés, c’était leur subversion, un côté très rebelle dans leur manière de s’exprimer. Entre ce qu’ils disaient et ce qu’on lisait dans leurs yeux : « N’imagine pas que c’est ainsi que je vis... je me débrouille. » Que ce soient les filles et les garçons, ils sont malins... Ils te disent : « On va parler hypocritement mais on n’est pas complètement des hypocrites. » C’est ce qui les rend parfois très drôles. En voyant les films égyptiens d’aujourd’hui, j’ai l’impression que cette hypocrisie est devenue réelle...

Voyez cette amie de fac qui est aujourd’hui prof d’université, elle se pose toujours la question du voile. En tant que musulmane, elle aimerait peut-être se voiler, et c’est un choix que je respecte, mais en même temps parce qu’elle est mère, elle se dit que si elle met le voile, elle met aussi certaines idées dans la tête de ses enfants. C’est dans ce contexte que j’inscris le film.

Retour sur le Queen boat

L’hypocrisie et le conservatisme que vous décrivez ont-ils quelque rapport avec ce qui s’est passé au printemps dernier dans l’affaire du Queen Boat ? Dans le cas d’une communauté homosexuelle émergeante, visible, et tout d’un coup contrainte de se cacher, la répression venait à la fois de la société et de l’État...

Comment vous le dire, ça me gêne un peu d’en parler. Votre question me gêne vraiment parce que tout en déplorant terriblement que des gens soient arrêtés pour leur préférence sexuelle, en étant prêt à signer des pétitions pour leur libération, je trouve très bizarre que dans une société où il y a tant de conservatisme, où le voile est de plus en plus porté, où il y a un enjeu dramatique concernant la sexualité en général — toute forme de sexualité — que des gens s’imaginent qu’ils vivent sur la Lune et se retrouvent tous les jeudis publiquement comme si de rien n’était, comme si on vivait dans un vacuum en profitant de privilèges de classe... parce que ce sont tous des gens de bonne famille...

Ma gêne vient de... comment vous le dire... je suis peut-être d’une autre génération que Hossam Bagat (auteur de l’article « Pourquoi l’Égypte cible les homosexuels » in Vacarme n°19) qui est un garçon que j’aime beaucoup. Je n’ai jamais été pour cacher des orientations sexuelles, je n’ai jamais caché les miennes, mais je ne me suis jamais permis de penser que c’était normal, que c’était simple dans une société comme la société égyptienne... J’ai toujours eu conscience qu’il y avait un défi lancé dans cette histoire du Queen Boat... et quand on lance un défi, on le paye. On ne s’étonne pas ensuite qu’on soit défié à son tour.

Mais c’était un mouvement naturel du fait de l’occidentalisation de la société égyptienne...

Absolument. Mais il ne faut pas le jouer naïvement.

Vous estimez qu’ils ont été naïfs ?

Oui.

Je ne vois pas vraiment qu’elle fut leur naïveté... Ils essayaient de gagner une nouvelle liberté ?

Il y a deux manières d’envisager la chose : soit on est militant et on assume, on le fait en sachant ce qu’on est en train de braver et c’est très dangereux parce qu’on peut aller en prison ; soit on le fait en cachette en faisant attention de ne pas se faire attraper. Vrai ou faux ?

Mais on ne peut pas être entre les deux, faire comme si de rien n’était... On n’en est pas là. Ce n’est pas parce qu’il y a une vraie visibilité des homosexuels en France que cela doit être pareil en Égypte. Ce n’est pas comme cela en Égypte, l’homosexualité peut être une pratique courante, mais on n’en parle pas.

Mais c’est encore une manière de taire... une autre chape de plomb ? Cette nouvelle génération refusait de vivre cachée et souhaitait affirmer sa visibilité... N’est-ce pas une manière de militer ?

Si elle milite, qu’elle fasse du militantisme comme le FAHR en France dans les années 1970... Je ne sais pas. Mais si vous me posez la question de savoir si j’ai envie de militer pour cela... C’est une question que je me pose mais je n’ai pas de réponse. De réponse évidente. Dans un contexte où on excise les jeunes filles, où on discute encore de savoir si c’est bien ou mal de battre les femmes, dans un contexte où l’éducation est délabrée... pourquoi aurais-je envie de parler de cela spécifiquement dans mes films ? C’est une question que je dois me poser mais il y a tellement de raisons de militer en Égypte...

Quand vous présentez un couple d’hommes qui s’aiment dans Mercedes, c’est peut-être un acte militant ?

Dans mes films il y a des gens qui s’aiment et il n’y a aucun jugement là-dessus. Ce n’est ni bien, ni mal. J’ai eu l’occasion de montrer Mercedes dans des festivals gay et lesbien, à San Francisco par exemple. Tout de suite, il y a eu la « très gentille », « très affectueuse » attaque d’un militant gay qui m’a dit que je montrais les gays dans des endroits plutôt glauques comme la scène des toilettes du cinéma. J’ai juste répondu que c’est comme cela que ça se passait en Égypte. Il m’a répondu qu’on savait que ça se passe ainsi mais qu’on n’avait pas besoin de le montrer. Le militantisme gay à San Francisco, c’est Bambi version gay...

Qu’est-ce qui vous paraît actuellement le plus préoccupant dans la société égyptienne ?

Qu’est-ce qui est plus perfide dans une dictature à mon sens ? C’est que vous êtes constamment dans l’illégalité mais vous faites ce que vous voulez. Il y a mille analyses aujourd’hui sur le pourquoi de l’affaire du Queen Boat, ça fait des années que ce problème se rencontre. Mais un jour — parce que cela convient à tel organisme d’État — on tombe sur les homosexuels...

Prenons l’exemple des taxis : il y a une convention sociale qui veut que vous payiez deux ou trois fois plus que ce qui est inscrit au compteur. Tout le monde est d’accord. Qu’est-ce que cela signifie, d’avoir des lois qui ne correspondent jamais au mode de comportement réel des gens ? Cela veut dire que vous finissez par avoir tout le temps l’impression d’être humilié ou d’être dans l’illégalité. Un beau jour, ça peut vous tomber sur la tête et ça vous mine. Ça vous oblige à être hypocrite, servile, lâche... Et surtout cela a pour magnifique résultat de vider une société de toute vraie contestation politique. Le jour où les chauffeurs de taxi viendront se plaindre de la corruption des flics dans la rue, tout de suite le flic dira mais toi aussi tu es dans l’illégalité. Toutes les corruptions sont permises... Voilà comment fonctionne une dictature. C’est sa grande perfidie. Une dictature brutale d’État, c’est simple à voir. Soit on est avec, soit on est contre. Une position morale est possible, alors que là : qu’est-ce qui est bien, qu’est ce qui est mal ? Toute forme de fiction se heurte à un code qui n’est pas consensuel. Le cinéma a besoin d’un consensus. Ne serait-ce que pour s’y opposer en prenant position par rapport au consensus. En Égypte, c’est le flou total et ça mine la société.

La Porte du soleil

Est-ce que cette difficulté à raconter la société égyptienne contemporaine est une des raisons qui fait que votre prochain film raconte l’exode palestinien de 1948 ?

Il s’agit au contraire de la société moderne ; l’histoire adaptée du roman d’Elias Khoury, La Porte du Soleil, dont la traduction française vient de paraître chez Actes-Sud, couvre cinquante ans de l’histoire des Palestiniens. Cela ressemblera d’une certaine façon à Mercedes. Je veux montrer ce qu’on ne raconte jamais — des deux côtés — quand on parle des Palestiniens, parce que cela ne convient à personne. Chez nous l’image symbolique de la deuxième Intifada, c’est l’image du petit garçon mort dans les bras de son père... Ce qu’on ne raconte pas, c’est la joie de l’insoumission. Les Israéliens interprètent la croissance de la démographie au cours de la première Intifada comme un acte militant, alors que ce n’est pas du tout ça. Le mec et la fille qui sont sortis dans la rue, qui ont dit non, qui se sont révoltés, qui ont été beaux parce que c’est très beau de se révolter, sont rentrés chez eux hyper excités... C’est normal. La révolte est très sexy. Évidement de cela, on ne parle jamais, ni chez vous ni chez nous. Ce sera un film très sexy, ça va beaucoup baiser... C’est ce que j’aurais fait de plus ambitieux.

Alors que je plaide dans mes films pour l’individu, d’une manière presque militante, en essayant toujours de réduire au maximum l’arrière-fond politique, curieusement c’est dans ce film qui parle de « la » cause la plus opprimante, la cause palestinienne, que je me trouve plus libre que jamais. Là, tout d’un coup des individus sont extrêmement épanouis, ils existent avec une telle force... C’est la première fois que j’arrive à raconter des histoires d’amour simplement. C’est le même phénomène que les grossesses révolutionnaires... Quand on fait la révolution, on arrive à faire l’amour et ça donne lieu à des histoires. Alors que nous Égyptiens, nous n’arrivons ni à faire la révolution, ni à faire l’amour... (rires)

Comment la société égyptienne pourrait-elle sortir de sa sclérose ?

Je ne sais pas. Vous ne voulez pas que je pontifie quand même. Je sais juste que mes films, je les fais dans ce contexte et qu’à travers ces films j’essaie de questionner. Ne serait-ce que pour que le spectateur, en sortant du film, se pose quelques petites questions sur son existence. Et surtout, comment dire, soit tenter de casser, briser cette haine, cette honte de soi.

Je crois que les Égyptiens qui voient mes films ne peuvent pas sortir du film en ayant honte d’eux-mêmes. Même si c’est ce qu’ils disent à haute voix. Secrètement l’image de lui-même que je renvoie à mon spectateur est belle et je crois — là je parle en cinéaste — que c’est la raison sine qua non : s’il n’y a pas cet amour de soi, il n’y a rien.

Post-scriptum

D’Elias Khoury en français :
La petite montagne, Arléa, 1987, Un parfum de paradis, Arléa, 1992, Le petit homme et la guerre, Arléa, 1995, La Méditerranée libanaise, Maisonneuve et Larose, 2000.

Notes

[1Yousry Nasrallah a été assistant réalisateur de Youssef Chahine sur Adieu Bonaparte (1985) et sur Alexandrie encore et toujours (1990).

[2La Porte du Soleil (Titre original : Bâb al-Ghams) d’Elias Khoury, traduit de l’arabe (libanais) par Rania Samara. Actes-Sud, 2002.