Vacarme 20 / Processus

excédés à propos d’Intervention Divine, d’Elia Suleiman

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Dans l’entretien qu’il avait acccordé à Vacarme (n°8), Elia Suleiman posait la question de la représentation de la violece. « En insérant l’image de la violence, vous devenez responsable des limites que vous assigez à la douleur subie. » Et de défendre une esthétique du détour. Démonstration dans son nouveau film [1].

Intervention Divine d’Elia Suleiman laisse pantelant peut-être parce que, simplement, le désespoir n’y est pas montré chez les personnages mais représenté, cinématographiquement, donc donné à partager au spectateur.

Le film se divise en trois temps : soucis et tracas entre voisins, rencontre amoureuse entre un Roméo de Nazareth et une Juliette de Ramallah, transfiguration merveilleuse d’une résistante en guerrière ninja. Suleiman ne cherche pas le lien scénaristique entre ces trois éléments, voire l’évite. Déjà, en 1998, dans Chronique d’une disparition, son premier long métrage, il avait âprement résisté aux producteurs qui voulaient lui faire justifier l’arrivée d’un Mac Guffin (un talkie-walkie tombé d’un véhicule de policiers israéliens descendus pisser contre un mur), et avait gagné. Ici, il n’aura, semble-t-il, pas eu à lutter contre son producteur Humbert Balsan qui a mis à sa disposition un tank et un hélicoptère pour les faire flamber dans la plus pure tradition hollywoodienne, mais sans justification narrative élaborée.

Le propos est autre : pendant tout le film, Elia Suleiman nous oblige à nous servir de notre intelligence de spectateur, non seulement parce qu’il ne tient pas un discours frontal et nous laisse le soin de construire du sens à partir des matériaux qu’il nous propose mais parce qu’en plus, systématiquement, il brise tout ce qui pourrait se figer. Certes, cette ligne de conduite pourrait se revendiquer pour n’importe quel film ; dans Intervention Divine, il se trouve qu’elle correspond aux nécessités internes du film : l’excès de ce qui est représenté refuse une narration qui, à introduire les faits dans une chaîne causale, en légitime une explication, donc rend possible un espoir.

Dans Intervention Divine, il est trop tard pour faire appel à la raison : les derniers plans du film, les plus explicites, fût-ce métaphoriquement, scrutent le cinéaste assis avec sa mère sur un canapé, fixant tous deux un hors champ que la caméra nous montre dans le plan suivant : une grosse cocotte- minute dont la mère suggère qu’il faudrait arrêter de la faire monter en pression. Le gaz est éteint. Et la soupape de sécurité tourne, menaçante, sans faiblir. Le plan fixe nous laisse le temps de regarder les boutons de la gazinière. Ils sont tous en position arrêt. C’est la seule fois dans ce beau film où le cinéaste lui aussi lâche prise et se fait insistant. Et cela fait froid dans le dos. En fait, dans chacun des trois temps, le burlesque des situations, le traitement scénographique des amours contrariées, l’excès de la représentation cassent le confort qui pourrait s’installer et ballottent le spectateur pris entre rire et émotion glacée. Après tout, c’est peut-être la moindre des choses pour traiter du quotidien d’hommes et de femmes obligés de sans cesse inventer pour essayer de le rendre supportable.

La première partie du film rudoie déjà le spectateur en lui montrant des actes incompréhensibles : un homme détruit une route, des voisins l’observent, impassibles ; avec détermination, il entasse des bouteilles de bière vides sur le toit de sa terrasse. Aucun lien entre les trois faits qui sont montrés dans une durée fondée sur la répétition. Ce n’est que bien plus tard, lorsque la police vient cueillir ce « casseur de routes » que l’on comprend l’utilité des bouteilles : dans un Fort Alamo domestique et pathétique, le vieil homme bombarde de ces projectiles de fortune les policiers qui ne s’en émeuvent pas plus que cela. Pas de violence, la routine du côté des flics, et une détermination aussi exaspérée que dérisoire en face.

Excédés, les personnages d’Intervention Divine sont épuisés par une irritation de tous les instants. Les Palestiniens, les Arabes israéliens que montre Elia Suleiman [2] sont hors d’état de supporter plus : le moindre événement peut les faire sortir de leurs gonds et avoir une réaction disproportionnée, l’un tabasse un automobiliste pour des questions de circulation, l’autre jette des ordures dans le jardin du voisin et se drape dans une dignité moralisatrice quand la voisine lui rend la monnaie de sa pièce... Bref, pour parler de la situation des Palestiniens, Suleiman ne cherche pas la représentation d’une réaction politique organisée mais plutôt celle qui, au quotidien, se révèle éruptive, à vif, exaspérée avant que d’être explosive.

Et pendant ce temps, les voisins regardent. On pense aux Voisins de Mac Laren qui, en 1952, en pleine guerre froide, mettait en scène deux hommes en arrivant aux armes lourdes dans un bout de jardinet pour la propriété d’une marguerite qui pousse à la limite entre les deux pelouses. Ici, l’expansion burlesque fonctionne sur la même énergie, mais inversée, là où Mac Laren passait au tank, Suleiman - qui fait magnifiquement exploser un tank à un autre moment, mais dans des circonstances que le respect du plaisir du spectateur nous interdit de raconter sous peine d’en gâcher la surprise - Suleiman donc, en reste au jet de bouteille, au lance-pierre alors que le spectateur fait seul l’extrapolation : d’autres voisins, dans ces contrées, devraient partager le même territoire en harmonie [3].

Ici s’insère une différence avec le burlesque mis en place par Keaton auquel on a beaucoup comparé Suleiman. Là où le gag keatonien se paie le luxe des trois temps (difficulté, apparente défaite du personnage, retournement imprévu mais toujours efficace en faveur de Keaton), le gag, dans Intervention Divine, fonctionne sur deux temps : le troisième est celui du contrôle de la situation ; or, justement, le film de Suleiman tend à faire ressentir au spectateur l’absence de maîtrise que vivent au jour le jour Israéliens arabes, Palestiniens, voire, d’une autre manière, Israéliens ; le réalisateur, qui marque un grand respect envers la souffrance de ceux qui sont représentés et envers le spectateur à qui on ne fait pas la leçon, n’accorde donc pas de temps supplémentaire (alors qu’il joue le triptyque dans la structure même du film, pour d’autres raisons).

Cela étant, le rapport avec le burlesque reste tout à fait éclairant : la destruction de la matière et le sentiment de jouissance qu’elle entraîne sont ici utilisés à plein rendement. Mais là où Keaton, Bowers ou Lewis sèment une panique généralisée, parce que, par sa seule présence, le corps burlesque révèle le chaos du monde, Suleiman, lui, inverse le système : c’est le monde qui est absurde et le clown blanc, que bien sûr il interprète, qui rappelle la puissance de l’humain, par exemple, en organisant une scénographie de l’amour en temps de guerre.

Comment un Israélien arabe qui habite Nazareth peut-il rencontrer la femme qu’il aime puisqu’elle y est interdite de séjour, et qu’elle habite Ramallah ? La réponse cinématographique sera topographique : sur le seul secteur d’intersection possible, les quelques dizaines de mètres carrés d’un parking, celui du check point qui sépare les deux zones. Silence dans ces rencontres amoureuses où, dans leur voiture, l’homme et la femme se contentent de se tenir la main et d’assister aux humiliations que certains des soldats de Tsahal font subir à ceux qui veulent passer de l’autre côté. Les voitures sont garées face au poste de contrôle. Nos personnages assistent, muets, à la farce ubuesque qui se joue au quotidien dans ces check points et culmine dans une acmé où un gradé joue au colonel d’Apocalypse now lançant une attaque au napalm au son de la chevauchée des Walkyries. Pas de Wagner ici, ni de morts, la folie se montre autrement, dans les exactions bouffonnes d’un histrion, dont les conséquences sont imprévisibles et de gravité variable. Le choix de Suleiman rappelle vraiment celui de Coppola, avec une implication politique différente mais une motivation cinématographique similaire : il est des moments où, pour montrer les excès de la guerre sur un écran, il faut les faire porter par un personnage atteint de folie, ce qui permet de focaliser sur lui la gêne du spectateur mais aussi de faire passer la représentation de l’excès, insupportable sinon [4]. Tourné en temps de guerre, Intervention Divine ne campe pas dans les bons sentiments et Suleiman ne s’attache pas à montrer un personnage de bon Israélien dans un souci d’équilibre que d’autres films, plus calmes, peuvent se permettre ; au moins travaille-t-il dans cette séquence la figure d’un méchant autrement que dans le passage d’une silhouette (un flic israélien perd son prisonnier dans une inefficacité qui aurait pu être le fait de n’importe quel policier caricaturé dans le monde) : petit bourreau ordinaire, l’officier de Tsahal prend vie cinématographiquement par l’incohérence tragique de ses rackets, menaces et autres délires arbitraires.

Ainsi, dans Intervention Divine, Suleiman, peut-être parce qu’il a des papiers d’Israélien arabe là où Coppola est citoyen américain, Suleiman donc, pour faire ressentir l’insoutenable tension qui règne dans cette partie du monde, travaille la surenchère et clôt son triptyque par une grande séquence qui, une fois de plus, brise le fragile confort que le spectateur aurait pu se créer, d’abord en s’habituant à la concision d’un burlesque tragique, puis à la charge électrique d’un espace qui accueille une difficile histoire d’amour. Dans un troisième temps dialectique cette fois, Suleiman passe à la vitesse supérieure et à la faute de goût aussi délibérée que provocante.

Avant de s’arrêter à cette séquence qui gêne beaucoup de spectateurs, il faudrait juste rappeler qu’Elia Suleiman est un cinéaste à qui l’expérimentation ne fait pas peur : en 1992, il avait obtenu un prix du cinéma expérimental, le Rockfeller Award pour son court-métrage Hommage par assassinat.

La séquence dite de la ninja warrior, donc. Elle mérite que l’on s’y attarde, justement parce qu’elle a parfois été ressentie comme peu crédible, presque kitsch. Pourtant, elle n’est que l’aboutissement du système mis en place par le cinéaste : dans Intervention Divine, tout est affaire de détour, jusqu’à ceux d’une représentation qui, par sa démesure, renvoie avec ironie ce qui est l’objet de son outrance dans l’ailleurs du merveilleux numérique.

En résumé, une escouade de soldats de Tsahal (des commandos) s’entraîne au tir sur des silhouettes de l’ennemi taillées dans du carton, des résistants palestiniens, reconnaissables à leur keffieh. Première surprise en haut le cœur, les soldats démontrent leur technique du tir par une maîtrise gestuelle, celle du danseur puisqu’ils interprètent une terrifiante comédie musicale héritée de Busby Berkeley pour la mise en ordre des militaires et traversée des influences de la danse contemporaine (celle, éventuellement, de troupes palestiniennes ou israéliennes, ou encore du chorégraphe de Beau Travail, Bernardo Montet, dont certaines pièces ont été dansées à Tel Aviv). Deuxième temps, la seule des silhouettes qui n’ait pas été décimée s’anime par la grâce du numérique et s’envole dans une assomption pour le moins complexe et faisant appel - au moins - à trois sources iconographiques différentes, ce qui rend l’expression ninja warrior très réductrice. Tout d’abord, comme ce combattant est une femme et qu’elle s’élève dans les cieux, on peut y voir un renvoi à l’Assomption de celle qui a été la mère du Nazaréen, la Vierge Marie, et l’allusion est ironiquement soulignée par le fait que ses munitions, ses balles viennent miraculeusement s’organiser en auréole autour de sa tête. Par ailleurs, les deux autres sources d’iconographie renvoient à un ordre marqué par une idéologie précise, la chevalerie : d’une part, comme les chevaliers du Moyen-Âge (les Croisés qui sont venus sur cette même terre pour délivrer les lieux saints de la présence musulmane il y a dix siècles ?), ce guerrier se protège grâce à un bouclier qui prend la forme exacte de la carte d’Israël. De l’autre, l’icône renvoie aux femmes combattantes, princesses venues tout droit des films de chevalerie chinois des années 1960 du type de ceux de King Hu, Golden Swallow (L’hirondelle d’or) par exemple, et qui ont inauguré cette posture d’attaque, une jambe tendue, l’autre repliée au niveau de la cheville et qui aujourd’hui est métonymique des films de Bruce Lee, ceux-là même que les jeunes gens doivent voir à Ramallah. Autant dire que la combattante s’arme de ce qu’elle prend à ses ennemis.

La gêne vient du mauvais goût affiché dans la recherche d’une telle densité iconographique qui, en plus, fait appel au numérique pour afficher le recours au merveilleux. Là non plus, le sourire n’arrive pas seul, et, devant cette surreprésentation, les sentiments sont mélangés (à quel genre de combattant cette image renvoie-t-elle ?). Je crois seulement qu’ici l’affichage de l’excès est tel qu’il ne ressortit pas au kitsch traditionnel qui se vautre parfois dans une dépréciation de soi et du monde. Il me semble plutôt que cette scène, avec tous ses signaux qui clignotent, ne renvoie pas le spectateur vers une position de non-dupe qui en décrypterait le codage mais plutôt à un signal d’alerte : que faut-il donc faire pour sortir de la caricature dans la représentation des Palestiniens ? Et l’on se rangera ici derrière Hermann Broch : « L’art naît des pressentiments du réel et ce sont eux seulement qui le font s’élever au-dessus du kitsch. » [5]

Pour tempérer la description du désastre et la rendre d’autant plus crédible, Elia Suleiman fait traverser son film par une superbe femme palestinienne (Manal Khader) et surtout par un clown blanc qu’il interprète avec une totale économie d’expression. En le voyant, impavide devant la femme qu’il aime, dans la voiture, sur le parking, on pense à la façon dont John Berger, qui a été le mentor de Suleiman pendant son séjour à New York, décrit dans son roman Un peintre de notre temps, un « portrait de l’artiste en émigré » et qui pourrait être la trame trouée de ce film : « Déprimé comme je le suis, ce soir, ces trois petits incidents - ou plutôt la manière dont j’ai réagi - semblent résumer toute ma vie actuelle. Dans chaque cas, j’ai réagi négativement. Je me suis tenu à l’écart de chaque situation. Tout ce qu’il m’est possible de faire, c’est couvrir cette toile blanche trop petite et, quand elle sera terminée, la poser contre le mur derrière les autres. À ce point, c’est du malheur. Et on ne ruse pas avec le malheur »( [6]. Alors le cinéaste ne triche pas, il force le trait et le personnage qu’il interprète traverse ce chaos d’absurdités sans véritablement réagir, un peu comme s’il était anesthésié, comme les grands personnages d’idiots : l’atonie les préserve de s’impliquer dans le monde mais permet au spectateur de porter un jugement sur le réel. On connaissait les idiots bienfaiteurs, les Keaton, les imbéciles heureux, le Ninetto de Uccellaci et Uccellini de Pasolini, les martyres chrétiens, la Beth de Breaking the Waves de Lars Von Trier, le Johanes de Dreyer dans Ordet.

Il faut maintenant rajouter les idiots excédés.

Intervention Divine ne donne pas de solution, il permet de constater que la fin de Chronique d’une disparition de 1998, n’est qu’un lointain souvenir. On s’en souvient, c’était au milieu de la nuit. Dans le salon d’une famille israélienne arabe, le père et la mère dormaient pendant que la télé diffusait l’hymne et les couleurs du drapeau israélien et que le fils, interprété par Elia Suleiman, tournait le dos à cette scène pour contempler les étoiles dans la nuit. Aujourd’hui, dans ce même cadre familial, les personnages constatent que même arrêtée, la soupape de sécurité siffle de manière menaçante. Et ils restent impavides, ligotés dans le sentiment de déréliction qu’engendre l’impuissance.

Elia Suleiman, lui, fait des films.

Notes

[1Sortie prévue :
2 octobre 2002.

[2Dans un entretien aux Cahiers du cinéma (novembre 2000), le cinéaste analyse ainsi la situation : « Car, au cours des derniers jours et au terme de cinquante-deux ans d’occupation, les Israéliens viennent de comprendre, sans en être tout à fait convaincus, que ceux qu’ils appellent Arabes israéliens se sont mués en Palestiniens. »

[3Lors de la conférence de presse donnée à Cannes pour la présentation d’Intervention Divine, Elia Suleiman a affiché ses positions politiques : « Je suis contre un État palestinien pour les Palestiniens tout autant que je suis contre l’État d’Israël. La seule solution décente serait un État où tout le monde pourrait vivre et circuler sans restriction. Je sais que ce n’est pas une réflexion très pragmatique, mais je suis réalisateur et pas politicien. », 21 mai 2002

[4On pense au monologue final que Gitaï fait tenir, par un émigrant de la première heure en Eretz Israël, à la fin de Kedma, présenté au festival de Cannes cette année : le désespoir y met aussi la raison en feu.

[5Quelques remarques à propos du Kitsch. Éditions Allia, 2001, p. 8. Le texte date de 1950-51.

[6p. 85, Éditions Maspero, 1978.