Vacarme 20 / chroniques

Jusqu’en mille quatre-vingt huit et depuis
mille sept-cent quatre-vingt dix-huit, le bras
nord du grand transept n’est pas. Le bras sud ?
il reconnut immédiatement la flèche la plus haute
sursitaire oui sursitaire.
mori, memoria
Ora marchait devant, marchait et parlait en même temps,
comment vois-tu ceci, comment vois-tu cela, il voudrait
dire-encore, il se souvient, son ombre sur les murs,
errante, ombre, errant sur les murs.
Il pénètre dans l’avant-nef par le parvis par ce
qui devait être les tours Barabans c’est-à-dire
des donjons
conçue avec des voûtes construites sur croisée
d’arcs en plein cintre épaulées par des arcs-boutants il ne
reste guère aujourd’hui que quelques ruines de colonnes
qui auraient aussi bien pu être un temple grec par exemple
quelle importance
dorique par exemple immense sans doute
avec un entablement à triglyphes et métopes
avec un fronton dévasté où apparaît encore la tête d’un
cheval et fragment de statue un pied peut-être et des
corniches un pied ? c’est tout oui peut-être c’est tout
mais qui parle de quoi
au fond
au fond quelle importance il est dans sa chambre il se
souvient brochure touristique dont la photo de couverture
reproduit un de ces pieds de piliers découpé moins haut
que large un autre derrière plus bas et le fragment d’un
autre encore devant et d’une autre
hauteur rien que des fragments des détails
le reste est invisible
guide pratique est écrit à gauche avec une illustration
naïve d’enluminure en G il repousse la brochure et ferme
les yeux
trafic ininterrompu sur la route au dehors de l’autre côté
de la fenêtre fermée
bourdonnement en sourdine flux sanguin dans les tempes
voûte résonne dans la tête en écho dans une multiple
cathédrale insondable
Pourquoi était-il venu jusqu’ici et pourquoi
était-il revenu ? Ora
une mémoire dans la mémoire un mode
d’emploi qui ne délivre aucune solution
il le retrouvait ponctuellement entre les murs de la
cathédrale ou d’autres quand il y aura
de nouveau ces mêmes murs.
marche devant
parle
Ora. Certains disaient qu’il marchait sur l’eau — et quoi
encore mais lui l’avait vu un jour se détacher et glisser
d’une autre personne comme ça une poupée gigogne que
l’on sort d’une autre.
L’humidité la chaleur la réfraction mirages.
des mirages.
tout le monde peut marcher sur l’eau
s’y mirer
la réflexion le changement de direction des ondes retour de
la pensée sur elle-même.
os ora eaux entre deux eaux oral or labor
labora laborintus lacs labyrintus entre deux
entrelacs
Le réseau des entrelacs un réseau qui épuise la patience
qui fatigue l’imagination une carte
une carte routière ou bien ce plan de Sybille de l’abbatiale
où tout ce qui est représenté n’est pas toujours visible ou
réel
bien qu’il s’y perdît maintes fois la tour nord du grand
transept n’a jamais impressionné que son esprit pas ses
rétines
il parcourt ses pas résonnent murs à ciel ouvert bleu
comme une piscine ou ça ? ici là oui là c’est par ici c’est
étrange quelle couleur tu es sûr quelle importance ce bleu
et le bruit tu entends quel bleu il parcourt portes
d’honneur parvis de l’avant-nef narthex tours avant-nef
porte latérale de l’avant-nef palais du pape Gélase
passage Galilée tiens c’est original tour de l’horloge qui ne
tourne plus et ça croisillon sud du grand transept et ça
encore vous êtes ici.
il pense alors aux entrelacs de l’enluminure en G de la
brochure.
Un pied ? c’est tout oui peut-être c’est tout un fragment
de pied comme ceux dans le palais de Jean de Bourbon. le
mur blanc la vitrine l’éclairage deux pieds chaussés sur un
socle ceux de qui tu te souviens le reste de la statue n’est
plus là il ne reste que les pieds chaussés donc des pieds
de marcheur de voyageur
souviens-toi
la position serait une pose une pause statique arrêt
immobile sur place mais un marcheur tout de même un
promeneur se l’imaginer
un pèlerin puisqu’il est dans une abbatiale son voyage est
spirituel il ne peut qu’arriver à cet endroit loin de chez lui
pour être bien chez soi c’est ainsi qu’il se l’imagine mais
lui n’est pas ainsi pas un pèlerin.
ne reste que les pieds le reste n’est plus là.
la table la lampe de chevet la montre le mur blanc les
pastilles phosphorescentes collées ici et là au hasard il est
cinq heures trente et une il se souvient il parcourt
ses souvenirs
Quelle importance ? Ora murmurait-osait à peine
murmurer de quoi parlez-vous que cherchez-vous,
imperceptiblement presque recueilli comme en prière
toutes ces paroles sont incomplètes.
il riait
Glissement de terrain et de temps au sud du palais de
Jacques d’Amboise : la cartouche de Claude de Guise
abbé de Cluny.
Ou l’affleurement minéral à même les façades des
différentes strates d’une même histoire.
Télescopage
CLAVDE DEGVISE. F. FIERI. 1586
La phrase résonne dans sa tête : je t’écris ce que je
t’envoie, j’t’écris c’que j’t’envoie, dis t’enregistres là ?
Oui oui j’ai enregistré j’ai bien imprimé dans la mémoire là
où les événements se reproduisent, ouioui enregistré
imprimé dans mémoire où événements
s’reproduisent.
Au bout de la rue pavée un mur rose
à l’angle de la rue ouverture levée de rideau lumière, la
scène est un désert. Sous les pavés le sable.
À pas reculés il trace dans la terre une ligne comme les
enfants avec un doigt dans le sable, ici c’est la cathédrale.
Les architectures sont des plaques de marbre sur
lesquelles on grave la mémoire a-t-il entendu quelque part
ici l’architecture s’est dispersée démantelée, une pierre ou
deux au Panthéon, quelques autres à la construction
d’ouvrages d’art d’hôtels d’immeubles de bureaux de
murs de chantiers de viaducs de latrines ou de ministères
on en trouve partout ici il y en a là et ailleurs
encore, un peu partout. Elles soutiennent encore quantité
d’édifices dans le monde,
parcelles d’abbaye dans les lieux païens,
église de lumière partie en poussières.
On peut dire qu’elle rayonne.
Il ne reste plus qu’une stèle pour évoquer ce qui existait
jadis, lignes ciselées figurant les murs, plaque de marbre
sur laquelle on grave l’architecture, table d’orientation et
pierre tombale. Ici le nord, vous êtes ici. Errances
désert et rayonnement
désert c’est désert c’est désert
(ralenti aporie)
rayonnement c’est rayonnement c’est rayonnement
(élan accélération dispersion)
réfraction mirage, réflexion mémoire
crâne cr vers terre vous voûte crânnienne vous
vers volvere re revolver vers verset ciel vers
ciel leste ciel vous vers voûte céleste vers
prose po poséidon pro vers prosodie dis propos
disproportionné sec dis dissequé perd
percé dispersé persé ersé dis sé ode dis
odyssée
Debout la face contre le mur le dos repose sur le sol, sa
nuque relâchée en arrière le froid contre le crâne yeux
fermés paupières détendues dans un grand relâchement
alors tout glisse ses doigts s’enfoncent dans le sol très
lentement ses mains ses poignets ses coudes et puis ses
épaules ensuite son dos son bassin ses jambes ses talons
lent engourdissement lourdeur immobilité totale
ensevelissement
il ne ressent plus rien commence alors une longue et
minutieuse visualisation interne de son propre corps
l’intérieur de la tête le crâne et puis chaque parcelle de
chaque membre jusqu’aux extrémités il ne connaît plus la
position de son corps il n’en connaît plus les limites tout
son corps respire par chacune de ses cellules c’est par
chacune des pores de sa peau qu’il s’emplit et se vide
cycliquement de l’air il n’est plus que flux une légère brise
le soulève et l’envole le disperse et le dilue
dans l’air
Doucement il bouge un doigt, un autre
il reprend conscience de chaque parcelle de son corps
l’une après l’autre, les resitue dans l’espace dans leurs
connexions leurs articulations
réorganise les yeux et les pieds devant
ainsi de suite selon une direction.
Il ouvre les yeux dans le monde
Années dix sept-cent quatre-vingt-dix,
la révolution démantèle les bâtiments monastiques.
Pour combler les pertes, des aménagements intègrent le
site à la ville les documents historiques expliquent : le
marché s’installe dans le cloître classique transformé en
place de ville sa galerie ouest devient une rue couverte
desservant un nouvel axe urbain dont le tracé provoque
des démolitions importantes qui aboutissent à
l’anéantissement quasiment complet de l’église abbatiale,
aujourd’hui en lieu et place de l’abbatiale : des
habitations du dix-huitième au vingtième siècle un
restaurant un parking des voitures une école des arbres
des maquettes un transformateur des néons une scie
électrique des sandwiches une route goudronnée une
vieille bombonne de gaz et une télé foutue des panneaux
de signalisation dont un sens interdit l’air frais le ciel et la
lumière du soleil
et Ora
et lui
c’est, se dit-il, tour à tour tout cela
cette intégration ce recouvrement cette dispersion
et de la même façon qu’un pas en entraîne
un autre : ainsi la mémoire.
mori, memoria
et aussi ce rayonnement se dit-il de cathédrale dans ma
tête qui se disperse.
Cette musique est lumineuse. Le compositeur : les œuvres
qui paraissent planer en plein ciel, souvent elles ont
croupi dans les ténèbres d’un cerveau morose.
Les formes sont asymétriques et éparpillées
disloquées, ce prélude rayonne comme venu de loin
d’un autre âge et pourtant actuel
l’évidence.
(cathédrale engloutie)
Le compositeur n’a que suggéré une idée entre
parenthèses à la fin de chacune des partitions de sa série
de préludes chacun de ces préludes est seul et ne prélude
rien aucune autre partition si bien que chaque prélude est inachevé, des fragments
pourtant chaque prélude se suffit à lui-même
pense-t-il et de fait de la même façon qu’un pas
en entraîne un autre : ainsi la mémoire
pense-t-il.
memento memorie me mori memento mori
mem menace mem même moires mémoires
mes moires moirage rage r mirage miracle
mim mirare minutieux mirage