Vacarme 21 / Vacarme 21

la rue est à nous

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Strasbourg, mai 2002. Des habitants du quartier des XV protestent contre les déambulations de prostituées à proximité du collège Pasteur, le va-et-vient des voitures de clients, les préservatifs et les seringues abandonnés sur les trottoirs. Ils ripostent en organisant chaque soir des patrouilles au cours desquelles ils photographient l’immatriculation des véhicules, qu’ils menacent de publier.

Paris 19ème, mai 2002. Dans le quartier de Stalingrad, un « Collectif anti-crack » lancé neuf mois plus tôt par des riverains excédés par la visibilité du trafic, manifeste chaque semaine devant les « repaires du crack » pour mettre la police et les élus face à leurs responsabilités.

Tréogan, Côtes-d’Armor, août 2002. Une rave party rassemble seize mille personnes dans les champs prêtés par la mairie. La mort de trois cents poulets dans un élevage industriel est imputée au bruit par les paysans. Un « Comité anti-rave » mobilise des manifestants « venus de tout le canton » qui défilent en soutien aux habitants, « trahis par les élus locaux ».

Choisy-le-Roy, Val-de-Marne, août 2002. L’ « Association pour la résorption des bidonvilles de Choisy » dénonce les « risques d’épidémie » présentés par les campements de Roms qui occupent des parcelles abandonnées, auxquels la rumeur publique reproche la mendicité agressive, les vols, l’envahissement de la chaussée par les gosses.

Paris 9ème, septembre 2002. Une « Association de défense des riverains du secteur Douai-Fontaine » conteste l’installation d’un centre d’accueil sanitaire et social, soupçonné de vouloir ouvrir les portes du quartier aux toxicomanes. Elle exige un référendum.

L’heure est donc au lynchage. On savait le nouveau pouvoir attelé à rétablir l’ordre, sa mission. On avait oublié que le peuple pouvait s’en charger lui-même. D’où la sensation pénible, depuis le 5 mai, d’être à la fois parfaitement prévenu et perpétuellement inquiet. C’est sans doute ce qui se produit à chaque fois que la droite semble sur le point de réaliser son essence : coïncidence du pays légal et du pays réel.

Mais il y a autre chose. Si ces formes d’auto-organisation sécuritaire nous troublent, et si nous ressentons le besoin de commencer par elles, ce n’est pas seulement parce que leurs cibles ressemblent au négatif d’un sommaire de Vacarme : prostituées, usagers de drogues, sauvageons et nomades — la liste est presque trop belle. Ce qu’elles visent, en fait, ce n’est pas la non-conformité à la norme, c’est l’occupation de l’espace public.

Regardons bien. Outre un acharnement anti-minoritaire, toutes ces mobilisations partagent, avec la sociologie qu’on leur pressent (commerçants, propriétaires et familles), une certaine conception de la rue. À partir du bon droit à être chez soi, la désignation d’étrangers, dont on souhaite le départ. Depuis la volonté — en elle-même légitime — de sécuriser son espace privé, la prétention à régenter l’espace public, selon les mêmes règles : clôture des lieux, revendication de propriété, gestion en bon père de famille. Le porte-parole du Collectif anti-crack résume : « la rue appartient aux habitants ».

Quelque chose a bougé, un glissement, imperceptible, énorme. « La rue est à nous », c’était une formule de la gauche, son imaginaire. Elle pourrait s’en souvenir. « La rue est à nous », c’est-à-dire à personne en particulier. Liberté de circulation, possibilité des rencontres, investissement provisoire d’un espace par essence inappropriable : la rue, cela se prend, cela ne se garde pas.