Vacarme 21 / Chroniques

mettons

Mettons que je ne sais plus pourquoi je vis ici, puisque j’écris sur Vienne - ou plutôt, quand j’écris, je suis à Vienne. Et mettons qu’ici je ne bois ni café au lait, ni grand crème, ni Kapuziner, mais un capuccino, et les loyers sont chers, mais on mange pour beaucoup moins, et soudain tous les amis s’appellent Giulio ou Giorgio ou Luciano, Ginevra, Marina, Alda. Mettons qu’on rêve déjà dans une autre langue, mais il paraît que ça ne veut rien dire : il faut savoir compter dans une autre langue, et j’en suis incapable, je ne sais pas multiplier ni diviser ni additionner, je n’apprendrai jamais les opérations les plus simples en italien. Mettons qu’ici la vie est comme partout : un jour quelqu’un se mariera, quelqu’un sera professeur, quelqu’un se pendra, ira dans un hôpital psychiatrique ; tout sera comme partout, aucun Colisée, aucun Capitole ne nous sortira de là, alors qu’est-ce qui nous aide à vivre ici, à défaut d’en sortir ? Mettons qu’ici les gens ne sont pas mieux qu’ailleurs, mais cinq minutes dans la rue suffisent à chasser d’un coup l’éclair de folie, la tentation d’abandonner tout ça. Mettons, les gens sont un peu plus beaux et très aimables, mais on sait bien ce qu’il y a derrière. Est-ce qu’on le sait vraiment ? On ne sait rien du tout. Les gens ne sont pas désagréables, et qu’ils soient plus aimables est pour moi suffisant. Mettons qu’ici on arrête de prendre les choses trop au sérieux : le Tibre a charrié tant d’eau en 2500 ans, et tout le monde le sait ici. À l’entrée de la vie le mot Pazienza est inscrit, alors patience, patience. Ici les crises, crises d’Etat, crises privées, sont plutôt des maladies infantiles. Les gens savent qu’il faut bien s’arranger. Mettons, ici j’ai appris à m’arranger avec les autres. J’ai réappris à le faire mais, je l’admets aussi, quand la porte se referme sur la chambre où je travaille, il n’y a plus aucun doute : on pense en solitaire, être seul est une bonne chose.

[ferragosto] ébauches

Ferragosto est arrivé, les jours fériés du mois d’août, presque aussi importants pour les Romains que Noël ou Pâques. Les employés, les portiers, les blanchisseuses, les femmes de chambre attendent cadeaux et pourboires : en ces jours de chaleur, voilà qui devrait permettre même aux plus pauvres de quitter la ville et gagner la campagne, une journée au moins, sinon plus, pour manger et boire copieusement. C’est la raison pour laquelle, au plus fort de l’été, Rome est vide et livrée au touristes. Celui qui les rencontre à chacun de ses pas, lui qui, tout étranger qu’il est, depuis toutes ces années connaît si bien la ville qu’il trouverait ses interrupteurs dans le noir, regrette de ne pas pouvoir s’en aller lui aussi. Ce sont eux, la masse des casse-pieds, qui se ruent sur tout ce qui bouge, l’appareil photo au cou, tous les acheteurs de souvenirs, tous les vainqueurs en temps record des musées et des églises, les héros du Chianti, ce sont eux qui lui gâchent le plaisir. Mais cet étranger, qui préférerait de loin fermer ses persiennes et ne plus sortir de chez lui, croise aussi de temps en temps quelques pèlerins plus tranquilles, quelques jeunes gens enthousiastes ou un vieux couple qui n’était pas revenu depuis vingt ans peut-être et ne s’égare que quelquefois. Il se dit alors qu’aussi ineptes les voyages soient-ils, ils pourraient connaître ce qu’il vécut au début, quand, dans un premier mouvement d’enthousiasme et de déception, la ville s’était ouverte à lui et s’était refermée. Il se dit aussi qu’il avait disposé de plus de temps pour apprendre à voir et à entendre. Et qu’il aimerait leur dire, à eux qui n’ont pas ce temps, ce qu’il a découvert.

La fascination : Rome ville ouverte, aucune de ses strates ne peut être isolée, elle joue sur toutes les époques à la fois, les oppose, les mêle, demain l’ancien pourra être nouveau, demain le nouveau aura déjà vieilli.

La vitalité de Rome, fascinante, l’utopie, un messagio. Utopique comme toute grande ville, plus encore que toutes les autres grandes villes, le sentiment qu’à Rome, la continuité est le message que la ville délivre à l’esprit, son caractère utopique [...]

Le détail incommensurable, les ambienti, cette ville s’en sort si bien sans personne, et parce qu’elle ne cesse de démontrer son insignifiance, parce qu’elle offre ses propres instruments de mesure, avec elle un travail est peut-être encore possible, une leçon, comme nulle part ailleurs on ne peut en avoir. Elle n’a nulle clôture historique, il n’est pas un siècle où elle se soit manifestée. Les allées, les venues, les retours - l’utopie en permanence, le sentiment que l’esprit se retrouve ici chez lui, quand dans le monde il semble de plus en plus qu’on est physiquement nulle part chez soi.

Post-scriptum

Textes traduits de l’allemand par Sacha Zilberfarb