Vacarme 21 / Processus

M, comme manga un abécédaire

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Quoi de commun entre Goldorak — par lequel une génération d’occidentaux découvrit le manga — et Chihiro — nouvelle référence cinéphilique ? Comment définir le manga ? Comme un système de production uniforme, comme un univers graphique cohérent, comme un genre identifiable par des constantes narratives et thématiques, comme une industrie du divertissement ? Éléments de réponses pour néophytes... Ou le manga expliqué par l’ordre alphabétique.

a comme ancêtres

Le manga puise ses sources dans la longue histoire de l’illustration japonaise. Parmi ses ancêtres, il faut évoquer les e-makimono, larges rouleaux où furent peints, à partir du XIème siècle, des épopées et des contes. On peut aussi rappeler que les idéogrammes de l’écriture japonaise — où les dessins font le sens et le sens le dessin - offrent un terrain propice au récit dessiné. Il existe en outre au Japon une tradition du dessin politique et satirique, bien avant l’Europe, où cette pratique ne s’impose véritablement qu’avec la Révolution française. De fait, on doit la dénomination « manga » à un caricaturiste du XIXème siècle, Katsushika Hokusai. Littéralement, ce terme signifie « images dérisoires », et désigne à l’origine l’ensemble des estampes représentant, sous une forme comique, des personnages connus.

C’est toutefois avec Osamu Tezuca que le manga moderne trouve ses bases. Les Japonais le savent si bien qu’ils ont officiellement fait de la date de son décès, en 1989, un jour de deuil national. Né en 1928, Tezuca commence sa carrière de dessinateur en 1947. Reprenant les techniques du roman-feuilleton, il invente la bande-dessinée-feuilleton, qui cherche à reconduire, d’épisode en épisode, l’attention du lecteur sur une durée quasi-illimitée, sur la base d’un scénario exploitable à outrance (un manga original peut se décliner sur plus de cinquante tomes) ; mais il amorce aussi ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le « roman graphique ». Surtout, il affranchit le dessin du statisme de l’illustration en s’inspirant directement de procédés cinématographiques : zooms, cadrages vertigineux, utilisation de la perspective, alternance de premiers et d’arrière-plans, lignes de vitesse qui signalent le mouvement, etc. Enfin, il émancipe le dessin du monde de l’enfance — tout en conservant sa puissance émotionnelle et poétique — en abordant tous les thèmes de la vie civile. À tous ces égards, l’œuvre considérable (il a créé plus de mille personnages au fil de plus de mille histoires) de celui qu’on a surnommé « le dieu du manga » fait aujourd’hui encore figure de « cahier des charges » graphique, narratif et thématique du manga.

a comme animation

Le support originel de la bande dessinée manga est le livre de poche, caractérisé par son très grand nombre de pages et son mauvais papier. Le passage de la bande dessinée à l’animation a toutefois lieu très tôt et en pleine harmonie — au contraire des adaptations approximatives et tardives des BD américaines ou européennes. À vrai dire, il s’agit moins d’un passage que du développement du fond-tronc BD en différentes branches faîtières : séries télévisées, vidéos, films, DVD, etc. — toutes ramifications qualifiées, au cours des années 1990, par le terme générique de « japanimation ». Dans l’histoire du manga, l’émergence d’un support lié à une nouvelle technologie n’a jamais provoqué ni crise ni remise en question. Au contraire, elle n’est considérée que comme un nouveau palier à atteindre pour augmenter la diffusion des œuvres : le manga est, sans complexe, une production industrielle.

C’est la notion d’interaction qui caractérise le mieux le processus singulier de création et d’expansion de la production manga : si les anime (le japonais a transposé phonétiquement le terme français pour désigner les dessins animés) perpétuent du manga originel son graphisme, ses codes et ses ressorts narratifs, ils ne se cantonnent pas pour autant à l’adaptation de bandes dessinées. Chaque support est le champ d’une création originale et indépendante : certains dessins animés peuvent être ainsi conçus exclusivement pour la vidéo (les OAV, pour Original Animation Video), certains personnages peuvent naître dans l’univers du jeu, quitte à être ensuite repris et déclinés sur d’autres supports. Les anime comics sont ainsi des photo-romans qui s’inspirent, sur un ou plusieurs volumes, d’une série télévisuelle, d’une vidéo ou d’un long métrage. Le champ manga est donc un vaste espace d’emprunts, de circulation et de déclinaisons virtuellement infinis. De ce point de vue, les pillages dont les mangas font l’objet, à Hong Kong et à Taiwan, sont purement et simplement considérés comme des signes de bonne santé — même si les Japonais prennent soin de désigner le pseudo-manga en provenance de Hong Kong par un terme spécifique : le manwa.

c comme corps

Qu’ils situent leurs récits dans le Japon médiéval ou dans les sociétés high tech, nombre de mangas décrivent des mondes où l’intégrité des corps est mise à mal : on n’y compte pas les transformations, métamorphoses, mutations ou mutilations. Ici, les corps des humbles ou des guerriers passent au fil des sabres des samouraïs ; là — dans Le Tombeau des lucioles de Takahata, par exemple —, les corps de victimes de la guerre sont déchiquetés par les bombes. Ailleurs, ce seront les corps complétés, améliorés ou recomposés par les savants des mondes futuristes, où le commerce des prothèses et le remplacement des organes sont monnaies courantes, et où les humains, de plus en plus minoritaires, côtoient des robots, des androïdes et des cyborgs.

On peut sans doute lier ce souci de représenter un corps ainsi mis à mal au contexte historique dans lequel s’est développé le manga : celui d’un Japon pris entre l’effroi post-atomique et le déferlement de corps mercantilisés consécutif à l’américanisation de l’après-guerre. Le manga exhibe ces contradictions, les pousse à leur limite, comme pour mieux poser la question de la survie de l’esprit, à titre à la fois collectif et individuel. Akira, de Otomo, s’ouvre ainsi sur le spectacle de la destruction massive de corps provoquée par une explosion atomique et s’achève sur le retour messianique d’Akira, tandis que le super-corps de Tetsuo atteint cruellement ses limites. Dans leurs quêtes identitaires, les cyborgs Gally (l’héroïne de Gunnm) et Kusanagi (celle de Ghost in the Shell) acquièrent la dignité d’êtres vivants à part entière : leur mémoire finalement retrouvée constitue leur âme. Confronté à un monde où les frontières du corps sont de plus en plus incertaines, le personnage manga part à la recherche de son âme, de son nom (comme la petite Chihiro), et de sa mémoire cachée au-delà des limites du corps.

d comme disney

Le succès croissant de la japanimation l’a naturellement conduite à se confronter à l’industrie américaine, essentiellement représentée par les studios Disney. En vérité, Disney n’a jamais bénéficié, au pays de la japanimation, de la position presque monopolistique dont il a longtemps joui dans d’autres pays. Comme dans toutes les batailles, c’est un prétexte qui met le feu aux poudres : la sortie au Japon, en 1990, du Roi Lion. L’industrie japonaise, suivie par une partie du public, accuse alors Disney de plagiat du Jungle Tatei — Le roi Léo, l’une des meilleures séries télévisées du père fondateur Tezuca, récit d’apprentissage d’un lionceau qui accède au trône. Nul doute qu’il y eut alors, dans la vigueur de la réaction japonaise, des relents de protectionnisme : on ne touche pas à un bien national.

Reste que la relation du manga à la production américaine est plus complexe qu’il y paraît : Tezuca s’est lui-même inspiré de l’univers de Disney. On a pu par exemple s’étonner que les personnages du manga n’aient pas les yeux bridés. Mais les yeux ronds du dessin japonais sont moins l’expression d’un fantasme du « type européen » qu’une référence directe au style Disney — Walt Disney agrandissait les yeux de ses personnages afin de mieux traduire leurs expressions et leurs sentiments intérieurs. À la suite de Tezuca, l’ensemble des mangas reprennent ce trait stylistique. D’une certaine manière, les emprunts éhontés du Roi Lion peuvent être compris comme une réponse du berger américain à la bergère japonaise.

L’escarmouche consommée, la bataille s’est déplacée sur un plan juridique, financier et commercial : le principal consortium de studios japonais a fini par signer avec Disney un accord qui a tout l’air d’un pacte de non-agression : la japanimation reste maîtresse sur son marché national, mais un certain nombre de longs métrages sont désormais diffusés et distribués par Disney sur le continent américain et dans le reste du monde. En résumé, Disney, qui n’a pu réduire l’expansion de la japanimation, et dont la domination sur ses propres terres est actuellement de plus en plus contestée par d’autres studios américains, s’est allié avec l’industrie japonaise pour protéger ce qui lui reste de domination mondiale.

e comme enfance

Si l’on trouve un enfant au centre de certaines des œuvres majeures du manga, ce n’est pas seulement pour des raisons commerciales de ciblage du public (l’âge des consommateurs de bandes dessinées ou de dessin animé est d’ailleurs beaucoup plus diversifié au Japon qu’il ne l’est en Europe ou aux États-Unis) ; c’est en raison des potentialités poétiques et éthiques du statut particulier de l’enfant au Japon. Avant qu’il ne s’inscrive dans les contraintes sociales, particulièrement féroces au Japon, des mondes de l’éducation, puis du travail, l’enfant nippon est traité avec des égards d’autant plus particuliers qu’il n’est pas entièrement pris dans la succession linéaire des générations, ni dans le seul développement de sa formation. L’enfant japonais est mi-homme mi-démon — le terme « démon » devant être ici compris dans son sens précis d’esprit familier : l’enfant représente, à part égale avec les anciens, l’esprit de la famille ; et sa propre vie prend place dans un ordre des choses qui est au-delà de l’ordre des choses. C’est parce qu’il évolue, un temps, dans le monde des racines, de la nature, et de valeurs si profondes et limpides qu’elles en deviennent littéralement imprononçables pour la plupart des adultes qu’il peut être considéré comme un passeur. Tezuca le premier exploite ce motif de l’enfant héros-victime-démiurge, en particulier dans Phenix l’oiseau de feu. Mais c’est Miyazaki qui le porte à son plus haut niveau d’incandescence : Princesse Mononoké raconte l’aventure d’un jeune garçon banni de son clan qui fait le choix d’aimer une jeune fille élevée par des animaux et elle-même ennemie de la communauté des humains-adultes. Quant à l’héroïne du Voyage de Chihiro, elle est confrontée à des parents insensibles au monde des esprits (pour avoir mangé sans retenue après avoir, justement, transgressé la frontière qui sépare l’univers des dieux de celui des hommes, ils sont vite transformés en porcs, à l’instar des compagnons d’Ulysse) ; elle s’éprendra d’un jeune magicien, et cet amour lui permettra de retrouver son nom. La métaphore est claire : affranchis du monde des adultes, les enfants sont les visionnaires de nos sources et de nos identités.

g comme genres

La production manga est subdivisée en une série de genres, largement spécifiés par le public visé. À défaut d’exhaustivité, on n’en décrira que quelques-uns :

Le mecha manga (prononcer méka) rassemble toutes les œuvres mettant en scène des robots ou personnages aux armures sophistiquées. On conseillera, parmi les productions les plus remarquables de ce genre, Apple Seed, ainsi que les séries Macros ou Gundam.

Le shoujo manga (prononcer chaud-jo) s’adresse, comme son nom l’indique (shoujoi signifie « jeune fille ») au jeune public féminin. Il est par ailleurs majoritairement réalisé par des mangaka femmes. Il développe des histoires sentimentales, inscrites dans le quotidien de la société japonaise, qu’il pimente de fantasmes plus ou moins tabous. Shoujo manga typique, Angel Sanctuary, dessiné par Kaori Yuki et publié par le collectif féminin X-Clamp, décline en plusieurs volumes les amours interdites, mais assumées, d’une sœur et de son frère. En France, le plus célèbre des shoujo manga reste la série télévisée Candy Neige André, diffusée au cours des années 1980 par le Club Dorothée.

Le shounen manga (prononcer chaud-nène) en est le complément naturel et symétrique : il s’adresse, comme son nom l’indique (shounen est le masculin de shoujo) à un public de jeunes garçons, et privilégie les épopées sportives — fussent-elles romantiques — oscillant sans cesse entre masochisme et brutalité.

On l’aura compris, les œuvres qui s’inscrivent dans ces deux derniers genres poursuivent en général des objectifs essentiellement commerciaux — au prix, le plus souvent, d’une relative médiocrité. Reste que ce type de catégorisation peut parfois conduire à des développements singuliers, comme ce yaoi manga (yaoi veut dire en substance « sans signification »), réalisé par des femmes en direction d’un public féminin, et spécialisé dans les histoires de garçons homosexuels.

Les mangas les plus intéressants n’en sont pas moins ceux qui, s’affrontant à la question de la différence des sexes telle qu’elle peut rigidement structurer la société japonaise, travaillent à transgresser ou à sublimer ces catégories. Le Akira de Otomo, où domine la violence physique et verbale d’un groupe de terroristes à l’idéalisme morbide, ménage une place réelle à son héroïne Kay qui, loin de se cantonner à n’être que l’objet fantasmé d’un désir adolescent, impose sa perception de la réalité. Par ailleurs, de l’épopée BD de Tezuca Phénix l’oiseau de feu aux plus récents longs métrages de Miyazaki — Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro — ce sont des petites filles qui mènent la danse, et qui le font d’une manière d’autant plus fine qu’à l’instar de l’Alice de Lewis Carol, les petites filles font l’objet, dans la réalité, de nombreuses surveillances.

Signalons enfin, pour clore ce recensement très partiel, un « genre » plus spécifiquement graphique : le SD, pour Super Deformed, qui propose une version volontairement décalée et caricaturale des personnages de manga traditionnels — corps très petits, simplification exagérée du visage. Certaines œuvres sont entièrement SD ; d’autres en exploitent les potentialités comiques ou critiques en réservant l’esthétique super deformed à des scènes ou à des chapitres introductifs, conclusifs ou digressifs, instaurant une sorte de tension interne à l’œuvre.

g comme ghibli

Dans les années 1980, les studios Ghibli naissent de la rencontre de Hayao Miyazaki et Isao Takahata, considérés aujourd’hui comme de véritables icônes au Japon. Tous deux ont fait leurs armes dans des studios de la japanimation en adaptant des mangas pour leur exploitation commerciale à l’étranger ou en créant de toutes pièces des séries télévisées également exportables. Des séries habilement conçues pour convenir au plus large des publics comme Belle et Sébastien ou Heidi seront ainsi des succès commerciaux, même si, à l’époque, personne ne songe à y déceler une quelconque prétention artistique. Après le succès artistique et commercial du long métrage Nausicaä, les deux mangaka décident de fonder les studios Ghibli — terme qui désigne un vent chaud soufflant dans le désert du Sahara. Après s’être imposés comme des producteurs et des faiseurs de séries commerciales, Miyazaki et Takahata entreprennent de réaliser des longs et moyens métrages dont la qualité artistique et poétique puisse donner ses lettres de noblesse à l’animation nippone. D’abord réservés à un cercle de fans, les anime de Ghibli — qui n’intègre à ses débuts quasiment aucun salarié — rencontrent un public de plus en plus large, à la mesure de la qualité de leurs productions. Des œuvres comme Le Tombeau des lucioles, Mon Voisin Totoro, Princesse Mononoké ou Le Voyage de Chihiro bénéficient de sorties mondiales et ne sont plus seulement primées au Japon mais aussi en Europe. Ghibli réalise le rêve de toute structure culturelle : allier l’exigence et le succès artistique, l’audience du grand public, et le succès commercial. Envers de ces succès, de nombreuses rumeurs courent à propos d’une entreprise parfois qualifiée de secte (on s’est moqué par exemple du parking de Ghibli, dont le nombre limité de places correspondrait à des préoccupations écologiques), et l’autoritarisme de Miyazaki et de Takahata est régulièrement pointé du doigt. Ghibli a connu ses schismes, mais fait déjà école : on peut compter sur les studios Gainax, l’autre aventure de la japanimation, pour créer des œuvres de plus en plus exigeantes.

g comme goodies

En 1977, le Star Wars de Georges Lucas avait été le premier film de l’histoire du cinéma à faire plus de bénéfices en produits dérivés (goodies) qu’en nombre d’entrées. Depuis, le précédent américain a été plusieurs fois dépassé par des mangas de la japanimation, en tête desquels Grendizer, Goldorak, Akira ou Dragon Ball Z.

Entre autres goodies, on peut signaler les rami cards, sortes de cartes à jouer illustrées par des personnages ou des scènes tirées d’un manga ou d’un anime ; ou encore les shitas, feuilles plastifiées de la taille d’un tapis de souris, utilisées comme sous-mains, naturellement ornées par un héros manga.

h comme héros

Comme tout personnage épique, le héros manga est l’incarnation des valeurs de sa communauté : vengeur de sang, chef de tribu — le clan fût-il la meute adoptive de Princesse Mononoké, à laquelle elle reste irréductiblement fidèle. Dans beaucoup de récits, cependant, cet attachement viscéral à une collectivité soudée par des liens de solidarité classiques se heurte à un contexte urbain caractérisé par l’oubli de ces valeurs. Dans le chaos de la Tokyo post-atomique, des néo-clans se forment qui puisent directement dans la tradition : Kaneda, dans Akira, dirige sa bande de motards comme un groupe de guerriers ; et dans les mangas de Masamune Shirow (Ghost in the Shell, Apple Seed), des équipes de commandos en butte aux stratégies officiellement affichées par leur hiérarchie fonctionnent comme des familles de substitution.

Parfois l’individu ne bénéficie même pas du support d’une communauté classique ou néo-traditionnelle. Le héros est alors celui qui parvient à s’affranchir des règles relatives imposées par sa société pour innover en se référant à des règles fondamentales comme la bravoure, l’altruisme et surtout l’imagination. Qu’il évolue dans un univers historique, contemporain ou futuriste, il marque sa différence en perpétuant l’idéal ambitieux du samouraï. Dans Kenshin le vagabond, manga situé dans le Japon médiéval, Battôsaï, tueur mythique devenu repenti pacifiste, parcourt les grands chemins pour protéger la veuve et l’orphelin. Le héros de Ghost in the Shell désobéit aux ordres pour se fondre dans le net mondial ; celui de Robotech revendique ses droits de journaliste dans un monde en guerre ; et Manji, personnage constamment dévoré par un vers dans L’Habitant de l’infini de Hiroaki Samura, poursuit indéfiniment sa quête parce qu’il ne peut pas mourir. Mais le héros peut aussi tout simplement rester un enfant, comme dans tous les mangas de Takahata et de Miyazaki.

h comme histoires

L’imaginaire narratif du manga puise sans complexe dans toutes les sources de la littérature mondiale, bien au-delà des mythologies japonaises ou chinoises. Les premiers récits d’Otomo (Akira) s’inspirent explicitement des nouvelles de Mérimée. Quant à Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles), il adapte dans plusieurs anime des textes de Prévert — suivant en cela le maître français Paul Grimault (Le Roi et l’oiseau), dont la rencontre avec l’œuvre semble avoir été fondatrice de la vocation de nombreux mangaka. En vérité, l’ensemble des auteurs de mangas doivent avoir sur leur table de chevet, entre autres recensions de contes merveilleux, la Bible, l’histoire de Bouddha, ainsi qu’une histoire universelle pour faire bonne mesure.

L’inspiration littéraire ne s’arrête toutefois pas aux thèmes, ni seulement aux histoires : la bande dessinée nipponne intègre aussi dans ses sagas des procédés narratifs : flash-backs, préludes et épilogues, constructions par chapitres plus ou moins clos sur eux-mêmes, qui permettent de structurer des récits-fleuves dont la cohérence risque toujours de se perdre au fil des années.

m comme mangaka

C’est le terme générique par lequel on désigne tout dessinateur de manga. Dans le champ pléthorique de l’industrie manga - comme du reste dans tout autre champ de production et d’exploitation industrielle et culturelle — force est de constater que les véritables auteurs, susceptibles de se distinguer par la singularité de leur style et de leur univers, sont rares : ils en font d’autant plus l’objet d’un véritable culte qui les élève au rang de figures presque légendaires : la consécration étant la publication d’un art-book, livre-rétrospective genéralement luxueux.

L’univers de la japanimation est structuré en studios rassemblant plusieurs mangakas. Si chaque studio peut se réclamer d’une production singulière, notons toutefois que plusieurs studios peuvent travailler ensemble sur un produit commun. Chaque studio est censé avoir une identité, mais les modalités de cette identité sont très diverses : stylistiques, génériques, voire sexuées — certains studios rassemblent exclusivement des femmes.

Par ailleurs, la majorité des studios se caractérise par une intense division et spécialisation du travail. On distinguera, entre autres, les mecha designers et les character designers. Les premiers sont cantonnés dans le dessin des robots et des exosquelettes — ces armures high tech de plus en plus impressionnantes dont sont revêtus les héros des mangas dits mecha [cf. GENRES]. Quant aux character designers, ils conçoivent exclusivement les personnages. Leur art est d’autant plus complexe que l’équilibre d’une œuvre peut être compromis, tant par des silhouettes bâclées ou des visages trop simplifiés que, inversement, par un excès de complexité. Il faut saluer sur ce point la réussite de character designers comme Mamoru Oshii (pour l’adaptation long métrage de Ghost in the Shell) ou Nobuteru Yuki (pour l’adaptation vidéo du long métrage et du manga Gunnm).

m comme musique

C’est sans doute l’une des parts les moins glorieuses de la production de la japanimation. La plupart des musiques de films anime n’y joue qu’un rôle secondaire, et dépasse rarement le niveau de la musique d’ascenseur ou de super- marché. À ce titre, le soin apporté aux bandes originales de Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro et surtout Ghost in the Shell, qui intègrent pleinement la composition au travail en cours, fait exception.

n comme nature

Le discours manga est fondamentalement écologique. La nature y est toujours susceptible de subir les outrages d’une humanité qui menace dans le même mouvement sa propre survie comme espèce. De nombreux mangas s’ouvrent sur un monde anéanti : Le Tombeau des lucioles situe son action juste après 1945, et Akira débute par une explosion atomique. De Tezuca à Miyazaki, la nature est à la fois personnage et lieu, sujette aux métamorphoses et toujours menacée. Quant aux mangas strictement urbains, comme Amer Béton, Akira, Métropolis, Ghost in the Shell, Gunnm ou Apple Seed (où les cités sont habitées par des réfugiés ayant fui les grands conflits armés), les univers ultra-modernes et pollués qu’ils décrivent sont traversés par la nostalgie d’une nature vitale et disparue. Dans ce contexte, le retour possible d’une nature triomphante est assimilé au message de l’Apocalypse : dans Nausicaä de la vallée du vent, la nature-forêt purifiera le monde afin que toutes les créatures puissent vivre à nouveau en paix avec elles-mêmes. Car la nature est un temple où réside le sens de la vie, lieu où s’éprouve concrètement la relation de l’être avec son univers.

o comme otaku

Au Japon, le manga fait partie de la culture nationale : les hommes, les femmes, les cadres et les ouvriers, les adultes comme les enfants, lisent quotidiennement des BD, dont le prix est d’ailleurs très abordable. Certains mangas se sont vendus à plus de cinq millions d’exemplaires en une seule semaine — soit un tiers environ de l’ensemble des publications hebdomadaires. Un certain nombre de genres mangas visent, au sein de ce public, des groupes particuliers [cf. GENRES]. On s’arrêtera ici sur une catégorie du public qui, pour être moins nombreuse que les jeunes garçons et les jeunes filles auxquels s’adressent respectivement le shounen manga et le shoujo manga, n’en est pas moins financièrement plus dynamique, et renvoie surtout un autre reflet de la société japonaise. On désigne les lecteurs et les consommateurs de ce groupe par le terme otaku, inventé par l’écrivain japonais Akio Nakamori. Au sens littéral, l’otaku est « celui qui s’abrite dans sa maison » : en d’autres termes, celui qui se consacre à sa passion du virtuel, quitte à s’exclure de la réalité quotidienne. En France, les fans de manga se nomment entre eux otaku, mais cet emploi édulcore l’acception nippone : le terme fait référence aux personnes compulsivement fascinées par le monde manga, ses robots, ses monstres et ses codes — rassemblés dans des data books aussi complets que des dictionnaires. Fashion victims extrêmes, ces grands adolescents ou jeunes adultes poursuivent leur enfance avec acharnement. Le photographe Ling Fei a montré, dans Jeunes Japonais, Extravagance des corps, quelques un(e)s d’entre eux, habillé(e)s et maquillé(e)s comme les héros des character designers mangakas. À chacun son cosplay — contraction des termes anglais costume et playing, accoutrement directement inspiré d’un personnage d’un anime ou d’un manga ; chaque année, des sessions rassemblant de nombreux fans donnent lieu à des défilés de cosplay. Dans les rues de Tokyo, on peut ainsi croiser des motards en bandes directement sortis d’Akira, ou des mômes habillés de fripes, chaussés de boots, maquillés à outrance et portant des nez de clown mimant les personnages d’Amer Béton de Taiyo Matsumoto. Les otaku ont leur lexique, parfois discriminant : gagabalien, par exemple, est le surnom péjoratif dont sont affublés les fans de Dragon Ball Z. Dans les grandes villes japonaises, les otaku adoptent une attitude explicite de contestation, au risque de la marginalisation — fût-elle ici compatible avec la surconsommation. Comme la plupart des héros manga, ils affichent un statut de « passeurs ».

r comme religiosité

De tous les mangaka, Mamuru Oshii — Pat Labor, Ghost in the Shell — est celui qui marque le plus explicitement les références religieuses dans ses œuvres. Mais la production manga dans son ensemble exploite les fonds religieux, soit qu’ils fournissent un cadre — des histoires de moines, de communautés mythiques, ou même de Bouddha (dont Tezuca a fait l’une de ses plus célèbres bandes dessinées) —, soit qu’ils procurent des motifs indéfiniment déclinables, avec plus ou moins de bonheur — des anges luttant contre les démons directement empruntés aux mythologies juive ou chrétienne. Plus généralement, la majorité des mangas sont empreints d’une spiritualité diffuse où l’on retrouve les grands traits de la religiosité qui anime la société nippone — syncrétisme complexe fait de confucianisme, de bouddhisme et de shintoïsme : un certain fatalisme, une conscience profonde de la brièveté de la vie humaine.

s comme société

Les sociétés-villes de l’univers manga sont généralement fascisantes, composées de classes strictement hermétiques les unes aux autres, et tout au plus structurées par le contraste entre des dirigeants mégalomanes et un peuple apathique. Tous les modes de solidarité traditionnels semblent y avoir explosé. Une fois de plus, c’est le maître Tezuca qui lance ce topos critique, avec les cités de la saga Phénix l’oiseau de feu, l’Inde des castes de son Bouddha, ou encore l’Allemagne nazie des Trois Adolf. Depuis, cette tradition ne s’est pas démentie. Avec Gunnm, le mangaka Yukito Kishiro oppose le sort du peuple habitant la basse ville de Kuzutetsu et celui des riches et des gouvernants qui s’épanouissent dans la haute ville de Zalem. Des séries, des courts et des longs métrages futuristes comme Robotech ou Gundam reconduisent cette opposition à l’échelle du cosmos. Elle y est d’autant plus radicale que dans ces récits, les castes dominantes sont composées de militaires qui prétendent agir pour la survie de l’espèce entière. Les cités-mondes d’Apple Seed, de Pat Labor et de Ghost in the Shell reprennent le même schéma, au bénéfice cette fois de policiers et d’agents spéciaux. Le récent long métrage Métropolis de Rintaro, inspiré d’un manga de Tezuca, clôt la boucle de cette tradition critique : au cœur de la cité utopique se dresse le Ziggurat en hommage aux élites, tandis que dans les sous-sols survit la multitude.

t comme télévision

La japanimation naît conjointement à la télévision. Le Japon de l’après-guerre connaît une occupation américaine dont les influences culturelles se prolongent jusqu’à aujourd’hui. D’emblée, la japanimation se pense comme une industrie du divertissement proche de la conception américaine. Dès la conception de l’œuvre, le succès commercial de l’entreprise culturelle est l’objectif à atteindre ; or ce succès passe par la télévision. À partir des années 1960, les principaux studios japonais travaillent pour les chaînes de télévision et produisent des séries devenues aujourd’hui mythiques, comme Astroboy, Le chevalier au ruban ou Macross, qui useront des générations de dessinateurs et formeront le goût de générations de spectateurs. Elles représentent la force de frappe de l’entreprise de japanimation : des auteurs intégrés dans des équipes de production, en général parfaitement anonymes, qui produisent pendant des années des œuvres commerciales sous les ordres d’un ou plusieurs pères fondateurs, dont l’autorité et la réputation apportent la caution artistique de toute la série. Actuellement, plus de quarante nouvelles séries TV sont produites chaque semaine au Japon.

C’est aussi par l’entremise de la télévision que les Français a pu découvrir le monde de l’anime japonais, pour le meilleur parfois, ou pour le pire. L’aventure a commencé en 1975 avec la diffusion de UFO Grendizer — Goldorak de Gô Nagaï. Quatre ans plus tard, Goldorak faisait la une de Paris Match. Au début des années 1990, c’était le tour de la série Dragon Ball Z, relayée par la parution chez Glénat de la version française des quarante-deux tomes de l’édition BD, dont chacun s’est vendu à plus de cent mille exemplaires. L’apocalypse manga ne fait que commencer.

Post-scriptum

repères

1947. Osamu Tezuka invente une forme de BD distincte des dessins d’illustration ou des dessins satiriques en vigueur auparavant.
1949. Tezuka publie Métropolis, très librement inspiré de Fritz Lang, première incursion dans l’univers rétro-futuriste du dessinateur.
1963. Tezuka fonde les séries Astroboy et Le Chevalier au ruban. Immense popularité des adaptations télévisées.
1968. Isao Takahata et Hayao Miyazaki débutent leur collaboration en réalisant des séries TV destinées à l’exportation.
1973. Katsuhiro Otomo publie Juusei (d’après le Mateo Falcone de Mérimée).
1974. Otomo pose les bases de son univers — violence, sexe et drogues à Tokyo — dans Boogie Woogie Waltz.
1975. Début de la diffusion en France de l’adaptation TV de UFO Robot Grendizer — Goldorak de Gô Nagaï.
1978. Toschio Suzuki, futur directeur du studio Ghibli, est rédacteur en chef du magazine Animage, qui propose une approche cinéphilique de la japanimation.
1979. Début de Gundam, épopée dirigée à l’origine par Hajime Yatate, déclinée jusqu’à aujourd’hui sous la forme de séries TV (16 volets en 15 ans), de 9 longs métrages et de 4 séries de vidéos originales. Gundam participe à l’émergence du genre mecha, où des robots de combat deviennent des acteurs du récit.
1980. Domu, de Otomo remporte au Japon des prix jusqu’alors réservés à la production romanesque.
1982. Publication des premières planches de Akira de Otomo, qui porte à leur paroxysme les thèmes chers à l’auteur : la violence des jeunes en écho à celle des aînés, la fascination des comportements extrêmes et la critique sociale.
1984. Nausicaä de la vallée du vent de Miyazaki. Le film sortira, très écourté, aux USA sous le titre Warriors of the Wind, et en France sous le titre Princesse des étoiles.
1985. L’Histoire des trois Adolf de Tezuca relate l’histoire des nationalismes allemand et japonais à travers l’histoire de deux enfants.
1985. Fondation du studio Ghibli, qui produit la même année Laputa château du ciel de Miyazaki et Takahata. Le film cite Le Roi et l’oiseau de Grimault et Prévert.
1987. Publication du Bouddha de Tezuca.
1988. Mon voisin Totoro de Miyazaki, tiré d’un conte de Miyazawa.
1988. Char’s Counter Attack, issu de la série Gundam, est l’un des premiers longs métrages de la japanimation à allier gros budget et ambition artistique.
1988. Le Tombeau des lucioles de Takahata d’après une nouvelle de Akiyuki Nosaka.
1988. Adaptation cinématographique par Otomo de son manga Akira.
1989. Adaptation d’Apple Seed, de Masamune Shirow, qui met en scène un couple de policiers en proie aux contradictions entre leurs convictions de citoyens et les exigences de leur métier.
1989. Mort de Tezuca.
1989. Réalisation du premier Pat Labor (Pat Labor 2 suivra en 1993), vidéo de Mamoru Oshii, qui met en scène de nombreux mecha et est empreint de références religieuses.
Début des années 1990. Les scores de Disney sont dépassés par ceux de la japanimation sur le marché japonais
1991. Roujin Z, second long métrage de Otomo.
1993. Umi Ga Kikoeru, première animation TV du studio Ghibli.
1993. Le character designer Nobuteru Yûki impose ses silhouettes hiératiques dans le manga vidéo Gunnm de Hiroshi Fukutomi.
1993. Porco Rosso, de Miyazaki.
1994. Pompoko, de Takahata est n°1 au Box Office japonais. Première utilisation d’images de synthèse, dues à la « jeune garde » de Ghibli.
1995. Ghost in the shell, de Mamoru Oshi.
1996. La mangaka Tarô Rin, qui a acquis ses lettres de noblesse en participant à la réalisation des séries Astroboy et Jungle Tateï pour les studios Tezuka, dirige l’animation de X the movie pour le collectif de mangakas féminines Clamp.
1996. France : succès d’estime du Tombeau des lucioles de Takahata.
1996. Les studios Disney concluent un accord avec la Tokuma Shoten Publishing Co. Ltd, et Daiei KK, respectivement distributeur de la japanimation et consortium de studios japonais — auquel appartient Ghibli. Disney obtient un quasi-monopole pour la distribution des œuvres dans le monde entier.
1996. Série TV Kenshin le vagabond (plus de 100 épisodes), histoire d’un tueur mythique artisan de la restauration de l’empereur après le Shogunat. Adaptée d’un manga, cette histoire sera également déclinée sous la forme d’un long métrage et de quatre vidéos originales.
1997. Pour la première fois depuis dix ans, le studio Ghibli cède le prix du meilleur dessin animé japonais au studio Gainax pour Evangelion, de Hideaki Anno.
1997. Princesse Mononoké de Miyazaki connaît un succès mondial.
1997-99. Publication de la version française du Bouddha de Tezuca aux éditions Tonkam (8 volumes).
1999. Cui-cui, nos voisins les Yamada, suite de sketches sur la vie quotidienne d’une famille japonaise.
2000. Blood le dernier vampire, excellent court-métrage fantastique réalisé par Hiroyuki Kitakubo et produit par Mamoru Oshii.
2001. Sortie au Japon de l’adaptation, par Rintaro, du Métropolis de Tezuca, sur un scénario d’Otomo : les pères fondateurs de la culture manga sont réunis. Sortie mondiale en 2002.
2002. Sortie mondiale du Voyage de Chihiro de Miyazaki (Ours d’or à Berlin cette même année).
2003-04. Sortie (ou reprise) de 4 longs métrages de Miyazaki : Laputa, un château dans le ciel (1986), Kiki’s delivery service (1989), Nausicaä de la vallée du vent (1984) et Porco Rosso (1992).