Vacarme 42 / lignes

l’impossible dépassement

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Dans le numéro précédent, on tentait de rappeler combien la lutte de classe était, au moins aujourd’hui, une réalité, si ce n’est nommée et assumée, du moins mise en pratique essentiellement par la droite. Cette fois, il s’agit plutôt d’examiner le revers de cette proposition. Pourquoi la gauche ne cesse pas, depuis mai 1968, d’essayer de dépasser le concept de lutte de classe. Et pourquoi elle n’y parvient pas. Panorama.

Il n’est peut-être pas si difficile d’ouvrir la boîte noire d’une conscience de gauche d’aujourd’hui. On y retrouvera alors toujours une vague sensibilité privée et un vague théâtre public teintés l’une et l’autre d’une lutte de classe qu’on croyait oubliée. La sensibilité, on la trouvera aussi bien dans ses instants de joie spontanée à chaque fois qu’un exploité ou un opprimé parvient à se redresser pour mettre une gifle à son exploiteur ou à son oppresseur que dans ses moments d’exaspération à l’encontre de ses collègues ou de ses voisins, ceux-ci étant toujours caractérisés par un « tous des petits-bourgeois » dans lequel on reconnaîtra aisément l’un des rejetons indiscutables des antiques ferveurs stratégiques « classe contre classe » et « Dieu vomit les tièdes ». Quant au théâtre public, il s’apercevra aussi bien dans la distanciation nécessaire pour parvenir à crier « tous ensemble » dans une manifestation de 200 personnes que dans le masque un peu mal ajusté qui recouvre soudain son visage avant d’expliquer à ses camarades de lutte (par exemple ceux de la manifestation précédente) que c’est vraiment sans joie qu’elle part cet hiver non seulement au ski mais en plus en famille. Du même coup, on comprend aisément qu’une telle sensibilité et un tel théâtre demeurent au rang de bruit parasite duquel on serait bien en peine d’extraire ni idée ni croyance. Et en discours on préfèrera alors mettre en avant ses combats singuliers, locaux, hétérogènes les uns aux autres, dans le refus de toute synthèse et de tout surplomb, c’est-à-dire le refus de tout prêtre qui viendrait lui expliquer que le sens de son combat est plus profond qu’elle ne le croit et qu’il en détient seul la clé.

Et pourtant il est possible qu’au matin du grand soir on s’aperçoive que c’était au fond cela et exclusivement cela, simplement ce bruit, qui constituait le coeur essentiel de sa conscience de gauche et même plus : de tout son être de gauche. À l’origine de cette hypothèse, le constat de l’impossibilité apparente à dépasser longtemps ce sentiment d’une lutte de classe entendue non comme concept opératoire mais comme structure peut-être plus profonde de tout engagement politique à gauche. Essayons en effet d’en retraverser les différentes tentatives.

1 L’impossible dépassement moral. La première tentative, qui est à maints égards la plus forte, pour rejeter le concept de lutte de classe provient sans doute d’une raison morale. Qui se déploie succinctement en trois temps. Premièrement, la lutte des classes, dès qu’on l’entend en un sens non pas descriptif mais politique, donc d’une manière ou d’une autre apologétique, sonne comme un blanc-seing donné à tous les crimes du communisme. On a beau regimber un peu devant l’idée réactionnaire de « génocide de classe », ou devant la mise en parallèle de la Kolyma et d’Auschwitz il faut bien reconnaître que la guerre civile de 1917 à 1921, non seulement contre les blancs, mais aussi contre les anarchistes, les socio-révolutionnaires, les menchéviks, les socialistes, que la dékoulakisation, que -l’abjecte famine imposée aux Ukrainiens entre 1932 et 1934, que la révolution culturelle chinoise, que l’auto-génocide des Khmers rouges, que les camps cubains au-delà même des goulags russes, non, c’est trop, c’est inassumable, il faut en finir, on ne peut plus décemment parler de lutte de classe. Deuxièmement, puisqu’il faut bien répondre à ceux qui ont soutenu la légitimité de la lutte de classe tout en critiquant du départ les abjections commises par les communismes dit « réels », on notera qu’il n’y a tout simplement pas de légitimation morale possible de la violence et que la lutte de classe ne peut être rien d’autre que cela en son slogan. Troisièmement, parce que la lutte de classe ne peut être autre chose qu’une violence puisqu’elle s’enracine dans la haine de la classe, dans le ressentiment, dans le désir insatiable de revanche.

Mais c’est alors que tout ce raisonnement se mord la queue. Car d’où peut donc provenir une telle haine, un tel ressentiment, un tel désir de revanche sociale ? La faiblesse insigne de toutes les dénonciations morales de la violence tient à ce qu’elles reposent toujours en dernière instance sur le déni d’une vérité encore plus fondamentale : la violence ne naît jamais de nulle part, elle naît toujours sur la terre d’une violence plus ancienne et plus enfouie. Dès lors, reprocher à l’autre son ressentiment, c’est aussi bien vouloir étouffer sa propre mauvaise conscience : non seulement les millions de morts de la colonisation, des génocides tropicaux, des guerres de l’Occident, mais aussi bien les minuscules mais quotidiennes formes de violence, d’humiliation, d’exploitation que produisent les démocratiecapitalistes et représentatives. Or on ne peut pas reprocher ainsi aux tenants de la lutte de classe d’être à la fois immoraux et hyper-moraux, et se penser soi-même en retour comme à la fois humaniste et nietzschéen. Sinon tenants et contempteurs s’échangent sans fin leurs habits jusqu’à ce que l’on soit bien obligé de quitter le terrain moral, pour revenir au seul terrain qui vaille, celui des faits : faute de savoir si cela est bon et mauvais, on doit bien s’en tenir au fait — il y a de la lutte de classe.

2 L’impossible dépassement empirico-pragmatique. Mais alors on peut contester justement ce terrain des faits. Après tout, est-il sûr que ce soit-là le bon concept pour décrire le champ empirique des relations sociales ? N’y a-t-il pas bien plutôt une multiplicité de formes de conflits — conflits corporatistes, conflits de genres, conflits générationnels, conflits géographiques, voire de voisinage, et au sein même des oppositions sociales, conflits catégoriels davantage que de « classe » ? Autrement dit, à parler de lutte de classe, on écrase la diversité et la finesse des interactions sociales sous un concept trop grand pour elles. Et pourtant, ne pourrait-on pas dire exactement l’inverse ? Qu’aucun conflit corporatiste (par exemple un conflit pour préserver son régime spécial de retraites) ou catégoriel (par exemple un conflit pour préserver la valeur nationale de son diplôme universitaire) ne pourrait tenir deux jours s’il n’était porté par le sentiment d’incarner bien davantage que des intérêts particuliers ? Et dans le reproche, feutré à l’écrit au nom de l’objectivité mais ouvert sur les ondes ou dans la presse, fait justement à ces conflits d’être corporatistes ou catégoriels, ne peut-on pas lire un reproche directement inspiré par la lutte de classe : vous n’incarnez pas assez les intérêts de toute votre classe, et à travers elle de toute l’humanité ? Car, sinon, s’il n’y a pas de lutte de classe, on ne voit pas très bien, dans une société vouée à la poursuite de son intérêt égoïste, ce que l’on pourrait reprocher à des conflits corporatistes, c’est-à-dire cherchant à protéger les intérêts propres d’une corporation, sinon encore un peu trop de générosité et de sens du collectif. De même, il est à parier que les conflits de genre, de génération ou d’inscription géographique, sans jamais pouvoir se réduire simplement à des conflits de classe, ne peuvent véritablement prendre forme et consistance que tissés dans la rudesse de rapports de travail et d’exploitation. En bref, sous couvert de forger des concepts plus fins, l’approche empirique se contente en vérité de concepts encore plus grossiers : conflits, dysfonctionnements ou interactions en général, et encore moins explicatifs.

En guise de parade, on voit alors l’argument glisser subrepticement de l’empirisme au pragmatisme, du terrain des faits au terrain des effets. Soit, se dit-on alors, le sens ultime d’un conflit relève sans doute moins d’un regard sociologique que d’une décision herméneutique, mais alors il faut se demander jusqu’à quel point ladite « lutte de classe » sert les intérêts de la classe qu’elle prétend soutenir, jusqu’à quel point « ça marche ». Et l’on en vient ainsi à l’idée que la lutte de classe avait peut-être des effets positifs au XIXe siècle ou encore aujourd’hui en Chine ou en Inde, c’est-à-dire dans des économies essentiellement industrielles et au niveau d’exploitation faramineux, mais qu’elle devient contre-productive dans des économies de la connaissance comme les nôtres où l’intérêt des travailleurs n’est plus contradictoire mais congruent avec celui des capitalistes qui ont de plus en plus besoin d’un personnel richement doté en capital humain. Le problème alors est qu’un tel « pragmatisme » abstrait se heurte deux fois au mur des faits. D’une part, les faits historiques : les foyers les plus intenses de la lutte de classe ne se sont jamais situés dans les lieux où l’exploitation était la plus intense, mais dans ceux de l’aristocratie ouvrière où les travailleurs avaient les moyens
matériels et spirituels de mener une telle lutte. Rêver donc d’une lutte de classe en Chine ou en Inde, mais pas chez nous, c’est rêver d’une histoire à l’envers. D’autre part, on se heurte aux faits statistiques : depuis trente ans que se développe cette idée d’une course commune des entreprises du Nord vers des productions à très haute valeur ajoutée, les inégalités se sont considérablement accrues et le plus grand nombre des nouveaux travailleurs s’est trouvé considérablement précarisé.

À vouloir donc prouver quoi que ce soit de manière pragmatique, on se retrouve rabattu sur le terrain empirique de la mesure des effets, et ceux-ci au mieux ne prouvent rien, au pis prouvent le contraire.

3 L’impossible dépassement par le haut. On peut alors prendre acte d’un tel échec et tenter de dépasser la lutte de classe, si l’on peut dire, de l’intérieur et par le haut. L’enjeu est alors de montrer que la lutte de classe est encore un concept trop grossier non par ce qu’il y aurait des conflits d’une autre essence, mais parce que les classes elles-mêmes sont constituées de manière bien plus complexe que ne le prétend la vulgate marxiste. C’est notamment la perspective de Bourdieu : l’enjeu n’est finalement pas tant de critiquer la lutte de classe que de se demander pourquoi les gens luttent si peu, se révoltent aussi peu contre leur oppression. L’enjeu serait alors d’affiner le concept de lutte de classe au moins dans deux directions. D’une part, en remarquant combien les formes de domination dépassent radicalement le seul axe économique détenteurs de capital économique / prolétaires : il y a au moins autant de domination en suivant un axe symbolique qui est en fait lui-même double — détenteurs de capital culturel / incultes, détenteurs de capital social / esseulés. Et d’autre part, en montrant combien dans un tel espace social multi-dimensionnel, la lutte de classe tend naturellement à se diffracter en une multiplicité de stratégies individuelles de domination et de distinction jusqu’au point où on ne peut plus véritablement parler de lutte de classe mais seulement d’une « lutte de classement » dans laquelle les instruments d’émancipation des uns (l’école, la culture, les réseaux militants,…) deviennent les instruments de domination et de reproduction des autres.

On aura beau alors émettre toutes les réserves qu’on voudra, il faut reconnaître que dans toute conscience de gauche un peu honnête il y aura toujours un peu de Bourdieu : si la lutte de classe échoue sans cesse à être menée ou suivie par ceux-là même qui y auraient apparemment le plus d’intérêt, si le clivage de classes coïncide si mal avec le clivage gauche/droite, c’est bien parce que cet intérêt n’est jamais aussi unidimensionnel et collectif qu’on aimerait parfois le croire. Le problème est alors qu’une telle analyse conduit à une double impasse politique. D’une part, à l’aune d’une lutte pour la distinction généralisée, tous les combats s’égalisent car toutes les valeurs définies comme des positions de champ se valent : le gréviste qui se bat pour une augmentation de salaire et le prolétaire qui s’inscrit au FN pour lutter contre la domination symbolique des élites cultivées sont aussi légitimes l’un que l’autre. Ici, le sociologique ne se trompe pas, ne ment pas, il devient seulement l’expression dominante de ce que Nietzsche appelait le « nihilisme réactif » : il démystifie les conditions mêmes de tout engagement politique, à savoir la capacité de créer de nouvelles valeurs. D’autre part, une telle lutte de classement ne garde malgré tout de sens qu’en conservant la lutte de classe en point de fuite, sans quoi on ne comprend même plus en quoi il y a encore un sens à parler de « lutte », c’est-à-dire en quoi les stratégies individuelles se figent en structures de domination et de reproduction, donc malgré tout en instruments non de classement mais de classes. Mais dès lors ce concept de « lutte de classe » devient encore plus éthéré et incompréhensible qu’il ne l’était initialement, on ne peut plus en expliquer les manifestations concrètes qu’en réduisant la politique à un scepticisme populaire doublé d’une théorie de la grâce, c’est-à-dire à une resucée de la philosophie pascalienne que seuls quelques marxistes échevelés (Lucien Goldman) étaient parvenus jusque-là à faire passer pour progressiste (voir Méditations pascaliennes).

4 L’impossible dépassement par le bas. On pourrait du même coup être tenté d’opérer le mouvement inverse : arrêter pour de bon de dépasser « par le haut » l’idée marxiste de lutte de classe en affinant « scientifiquement » son concept de classe jusqu’à rendre incompréhensible l’idée même de lutte (on ne comprend pas pourquoi les gens ne se révoltent pas davantage et, quand ils le font, on les comprend encore moins et on parlera alors de « fausse révolution » pour mai 68 ou de « miracle social » pour le mouvement des chômeurs). Il s’agirait donc de chercher à dépasser la « lutte de classe » par le bas en rejetant toute prétention philosophique ou scientifique à saisir le monde social en termes de classe. Ce geste, qui hante aussi bien
que celui de Bourdieu toute conscience de gauche, c’est Rancière qui l’exprime le mieux : penser les luttes en termes de classes, c’est toujours au final tenter de se réserver la place du Roi ou de Dieu, c’est-à-dire celle de celui qui s’exclut de toute position de classe pour au final s’en réserver la première place ou le derrnier mot. Le secret alors de toute science de classe, c’est le mépris de classe : mépris de Platon pour la populace, les « polloï », ceux que Nietzsche appellera les « beaucoup trop nombreux » ; mépris de Marx pour le lumpen, les pages du 18 Brumaire sur la pègre napoléonienne montrant assez « la dérision totale de toute explication politique en termes de classes » ; mépris de Bourdieu pour ces dominés ignorant des conditions et des formes de leur domination et dont il faut maintenir à tout prix l’ignorance et l’aliénation qui n’est rien moins que la condition de la sociologie comme science. Le philosophe et ses pauvres a eu une démonstration implacable.

Contre un tel mépris, et pour en finir aussi bien avec le marxisme des chefs qu’avec le marxisme des savants, avec le philosophe-roi qu’avec le sociologue-technicien, Rancière soutient alors la figure de l’autodidacte, de celui qui n’a besoin de personne pour savoir et s’avance dans la politique en « maître ignorant » capable d’affirmer dans un même geste et sa maîtrise, donc la promesse d’une véritable hiérarchie des valeurs, et son ignorance, donc son égalité radicale avec les autres. Autrement dit, il faut sauver les luttes du prurit des classes qui ne peut jamais produire que des chefs et des savants. En politique, l’égalité radicale et la valeur supérieure de cette égalité qui hantent la passion démocratique doivent être postulées d’emblée et posées d’emblée comme appropriables par tous ou bien être condamnées à ne jamais advenir.

Un tel dépassement par le bas, ou plutôt un tel retour à l’origine de la passion politique commune, l’égalité démocratique, atteint toutefois très vite une double limite. Premièrement, elle nie une expérience simple, commune, et à maints égards irrécusable à l’origine de trop nombreux engagements politiques, celle de la puissance libératrice de la connaissance, et pour ce faire celle du respect accordé à ceux qui s’en font les représentants. On ne saurait en effet soutenir dans l’absolu que « la connaissance des raisons de la domination est sans pouvoir pour subvertir la domination » : au moins partiellement, c’est là un principe faux — par la philosophie, la littérature, le cinéma, la sociologie, ou la psychanalyse, chacun a pu un jour ou l’autre l’expérimenter. Toute politique implique dès lors, au moins minimalement, la constitution d’une classe sacerdotale ou magistrale, apte à se reproduire. À le refuser on risque de se retrouver condamné, comme le reconnaît Rancière lui-même, à l’errance aux « bords du politique », impuissant à ne plus jamais pouvoir s’engager durablement dans quoi que ce soit. Et à l’accepter, si l’on demeure de gauche, il n’y a plus qu’un seul concept qui puisse soutenir son acceptation : celui justement de lutte de classe. Or cela vaut pour la science, mais vaut bien davantage encore pour l’économie.

Deuxièmement, il n’est pas certain du tout ni que « le mal intellectuel premier ne soit pas l’ignorance, mais le mépris », ni que la pensée politique soit grevée depuis ses origines par une « haine de la démocratie ». Car mépriser, c’est souvent une bonne défense contre la haine, et politiquement, il n’est pas sûr que le mépris soit toujours plus destructeur que la haine. Quant à la haine de la démocratie, elle est tout sauf prouvée, ne serait-ce que par sa supposition d’un amour qui n’a rien d’évident, même parmi ses plus fervents défenseurs, à commencer par Rancière lui-même qui ne cesse d’accabler ses adversaires d’une fureur peu commune : vouer aux gémonies de la volonté de puissance non seulement Platon, Marx, Bourdieu, mais aussi Deleuze et Guattari, Lyotard, Derrida, et en sous-main les pires de tous, Spinoza d’un côté, le libéralisme américain de l’autre, au nom de l’égalité radicale, rend tout de même celle-ci peu aimable d’avance — c’est là un couteau un peu trop aiguisé. Autrement dit, à renoncer à la lutte de classe, on risque d’ouvrir toutes grandes les fenêtres à une inextinguible haine de classe qui n’aurait plus aucune barrière sérieuse, sinon les épiphanies précieuses mais si rares et si éphémères de poètes, d’écrivains ou de maîtres d’école d’emblée extra-ordinaires, c’est-à-dire hors-classe, mais peut-être aussi hors-jeu.

5 Fabuler au lieu de dépasser. Finalement, on se retrouve peut-être confronté à une étrange nouvelle : la vague sensibilité et la vague théâtralité politiques, issues de l’ancienne liturgie de la lutte de classe, et propres à toute conscience de gauche honnête, résistent mordicus à toutes les tentatives de dépassement par la condamnation morale, par l’expertise raisonnable, par le raffinement sociologique, ou par la passion démocratique. Et c’est d’autant plus étrange que dans un tel parcours cette sensibilité et cette théâtralité ont même suivi une sorte d’involution, puisqu’elles ont été obligées de reconnaître à la fois une réelle pertinence à ces critiques et une impuissance tout aussi réelle à en ressortir modifiées ou enrichies. Avant comme après, on ressent encore à peu près la même chose et on conserve les mêmes mimiques. Mais au lieu de le déplorer, peut-être peut-on aussi s’en réjouir. Car peut-être que c’est exactement cela, le sens et la valeur de l’idée de lutte de classe : une sensibilité têtue mais amorphe, incapable de disparaître, mais aussi incapable de constituer d’elle-même un nouvel horizon politique — une passion pauvre, une décision herméneutique arbitraire, le contraire d’un concept opératoire ou fluide. Dès lors, plutôt que de tenter de dépasser, c’est-à-dire d’enrichir en allant au delà, ce qui ne veut pas ou ne peut pas l’être, peut-être faut-il davantage chercher à l’habiter pour y recueillir ce qui en elle parvient à se libérer comme fictions et fabulations non pas individuelles et recluses, comme chez Rancière, ni savantes et en surplomb comme chez Bourdieu, mais collectives et transversales.

Une seule chose est certaine, il faut sortir de la vulgate marxiste : celle-ci a fini dans le sang et l’impéritie intellectuelle et sensible, elle ne mérite ni fleurs ni couronnes. En revanche, il n’est pas sûr qu’il faille renoncer à ce que son récit originel est malgré tout parvenu un jour à constituer : d’un côté un grand récit émancipateur capable de traverser les classes sociales et de relier dans un même mouvement des bourgeois déclassés et une part de l’aristocratie au travail, la solitude du savant institutionnel et la solitude de l’autodidacte, des artistes et des philosophes, des ouvriers et des étudiants, et de l’autre côté une myriade de petits récits capables de fédérer mille groupes, mille communautés en expérimentation — il y eut tant de marxismes et de socialismes si splendides en leur stérilité. Fabuler à la fois un nouveau grand récit et une myriade de petits récits à même ce grand corps amorphe, inorganique, peu séduisant et increvable, de la lutte de classe, voilà en tout cas peut-être la tâche, sinon de notre temps, du moins de nos prochaines chroniques.