Vacarme 26 / cahier

frères le nain

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Que signifie être frères ? Ou plutôt, le rester : choisir le même métier, de l’exercer ensemble, et de n’apparaître que sous un seul nom. Dans leur peinture, les frères Le Nain semblent dire quelque chose de leur fratrie.

Nous avons tous deux vies :
La vraie, qui est celle que nous avons rêvée dans notre enfance…
La fausse, qui est celle que nous vivons dans le commerce des autres.

Les Le Nain, peintres, étaient trois frères, nés à Laon au tournant des XVIe et XVIIe siècles : Antoine, suivi de Louis, puis de Mathieu. Les tableaux que l’on connaît d’eux sont signés de leur seul nom. Et depuis l’histoire de l’art n’a pu attribuer définitivement à l’un ou l’autre leurs peintures, nul n’a su distinguer leurs mains. Ils ont été célèbres pour l’invention d’un genre, une peinture paysanne — même si le discours critique a sur ce point évolué, grâce à une exposition mémorable, au Grand Palais, en 1978, notamment dans l’appréciation de leur œuvre sur d’autres sujets, peinture d’histoires, mythologique ou religieuse, et portraits. Jacques Thuillier consacrait alors aux frères Le Nain un texte inspiré, préférant affirmer, avec un certain courage, que le mystère restait entier. Pierre Rosenberg proposera plus tard, avec un catalogue raisonné, un découpage de l’ensemble aujourd’hui conservé. Et l’on peut espérer qu’un jour une nouvelle exposition permettra d’y revenir, et surtout de contempler des tableaux trop peu visibles.

Ce qui m’intéresse : la présence récurrente dans leurs tableaux d’enfants et d’adolescents — très peu en sont exempts — le plus souvent par petits groupes, qu’ils soient anges ou paysans, jouent aux cartes ou dansent, fassent de la musique ou se tiennent auprès de leurs aînés, veillant. Les mêmes modèles se retrouvent, probablement familiers, certains dont les traits sont proches. Un visage fin, boucles lâches et claires ; un autre déjà presque sorti de l’adolescence ; une troisième tête ronde, blonde, ébouriffée : ces trois-là vont et viennent au gré des peintures. Le jeu des regards et des attitudes est chez eux tout aussi passionnant que chez les adultes. Peut-être plus encore. Car entre eux se joue autre chose. Souvent ces enfants, qui d’une œuvre à l’autre se ressemblent, vont par deux, trois. Des frères ? Sans doute cela serait difficile à prouver ; mais à les voir, cela n’a rien d’impossible.

D’où l’hypothèse d’une représentation de frères par des frères, d’une fratrie peinte en miroir d’une autre. À l’appui, l’impression qu’aucun n’est privilégié parce que le plus beau, le mieux doué. La figuration de frères par d’autres frères leur garantirait une égalité de traitement, reflétant la très étroite entente entre eux. Histoire donc moins de famille que de jeune fraternité.

Thuillier étudie, le premier parmi les tableaux d’enfants réunis, Trois jeunes musiciens, et en particulier l’élégant joueur de guitare (qui est aussi le plus âgé), quand « le joueur de pochette et le petit chanteur en habits plus communs, et la fine nature morte à la pipe, de leur côté, évoquent plus directement les œuvres flamandes contemporaines. (…) Il en naît peut-être un certain disparate, et le musicien de gauche semble appartenir à un tout autre registre poétique que le petit chanteur au pot de tabac. Mais la facture vient tout unifier : souple, riche, sans petitesse dans ce très petit format, et d’une surprenante sûreté. (…) En même temps, le jour où pourront être clairement établis les liens qui unissent le chanteur de droite au jeune serviteur de La Cène (…), nous saisirons mieux sans doute la formation de l’art des Le Nain et le partage à établir entre les trois frères. » Et si les trois musiciens l’étaient, eux aussi — question de ressemblance physique, certes, ovale du visage, nez plutôt long et fort, bouche sensuelle, cheveux drus et flous, et des mains assez fines. Mais il y a plus : leur contenance, la complicité qui les fait se rejoindre en musique. Les deux cadets sont dans l’action, jouer d’un instrument, chanter, les yeux rivés sur celui qu’ils accompagnent et qui paraît, par comparaison, si accompli, détaché, maître de lui.

Un très jeune homme aux mèches souples, aux traits délicats, Bacchus découvrant Ariane, pourrait être le frère de ce garçon aux joues plus rondes, qui tient l’atout maître des Petits joueurs de cartes… ou de celui qui, presque blond, coupe le pain dans Les Trois âges. Deux des anges du Saint Michel dédiant ses armes à la Vierge : l’un brun, bouclé, observe, curieux, l’Enfant Jésus debout sur les genoux de sa mère, l’autre, accoudé à un nuage, baisse les yeux sur le saint à genoux. Chacun son rôle, eux aussi pourraient être frères — l’un figure déjà dans L’Adoration des bergers, et ressemble au jeune musicien du Repas des paysans. Dans l’esprit de L’Atelier du peintre : face au Portrait de trois hommes inachevé, on voit la même chevelure châtain, le même nez bosselé, la même bouche dessinée sous la moustache et la même fossette au menton. Côte à côte, deux sont très proches physiquement ; le troisième plus lourd, moins avenant. L’effet d’un seul corps, hydre fantôme.

Que signifie être frères ? Ou plutôt, dans ce cas, le rester : choisir le même métier, de l’exercer ensemble, et de n’apparaître que sous un seul nom. Certainement il y avait entre les frères Le Nain plus qu’une connivence, un accord. Le legs de leur statut importe ; dans leur peinture ils semblent dire quelque chose de leur fratrie. Projection, prolongement : pour ceux qu’ils peignent, c’est pareil. Au-delà des circonstances, ils sont peints frères, je veux dire que cela se voit, souvent il y a quelque chose, entre les figures, de cet ordre-là.

Le portrait d’enfant n’est ici ni celui, commandé, d’un rejeton bien né, ni celui d’une famille, ou d’une descendance, comme les sept Habert de Montmort par Champaigne, 1649. Les enfants des Le Nain, leur sujet favori peut-être, ne sont ni personnages de la Bible, ni de l’Antiquité : modernes. Ce que ces peintres donnent à voir, c’est le groupe, la compagnie, et lorsqu’il s’agit expressément d’enfants, ils manifestent leur compréhension d’un univers distinct, de ceux qui le composent. Ce qu’ils expriment encore, c’est le lien pouvant exister entre frères et parfois sœurs : lien rare, qui ne tient pas à la morale, fait de reconnaissance, et d’affection essentielle. Or les relations existant entre les uns, les autres dans leurs tableaux ne sont pas soulignées. Juste, chacun est à sa place. Et si parfois on lit dans les yeux de petits garçons une lueur grave : même enfant, on n’est pas toujours gai.

J’ai cherché, sans trouver vraiment, des exemples en littérature de fratrie d’où ne s’élèverait aucune figure particulière. L’interrogation demeure, et cela m’intrigue. Car quel sujet qu’une fratrie, pour ceux qui en auraient l’expérience ou qui en auraient rêvé… Il y a celle des Glass chez Salinger, tour à tour Seymour, et Franny et Zooey apparaissent, sans qu’aucun ne s’estompe ensuite, jamais — mais ce ne sont plus vraiment des enfants. Il y a Les Enfants Tanner de Walser, dont le titre en français perd l’unité originelle des Geschwister Tanner — mais eux aussi sont jeunes adultes, et Simon demeure, tout de même, le premier…

Dans l’historique Dictionnaire du Grand Siècle, Jean-Pierre Cuzin avance une raison capable de justifier le sérieux ou la mélancolie de certains regards chez les enfants des Le Nain, qui devraient n’être, à leur âge, qu’insouciants. « On pense (…) aux confréries des dames de la Charité créées par Vincent de Paul pour soulager la misère des familles des environs de Paris : c’est le thème des enfants abandonnés, recueillis et placés dans des familles d’accueil que traiteraient la plupart des tableaux montrant soit ces enfants seuls, soit accompagnés de la dame de charité, soit de la famille adoptive au complet (…). Ainsi s’expliqueraient ces enfants trop nombreux, trop peu ressemblants entre eux, d’âges trop semblables pour être des frères, et le ton grave, presque sacramentel, qui règne dans ces tableaux et les distingue de toute la production européenne d’alors, tant nordique qu’italienne ou espagnole. »

Ce qui précède ne saurait empêcher, au contraire, ce sentiment de plus qu’une intelligence : une solidarité indéfectible, entre des enfants dont certains doivent être des frères, si d’autres ne le sont pas. Quand bien même ils ne le seraient pas de sang, ils le seraient devenus ? Le lien préexiste, s’il s’éprouve à travers le tableau cela dit bien sa puissance, d’autant qu’il est implicite, quasi secret. Et si la fratrie des artistes n’avait pour écho qu’une fraternité, le fait n’en serait pas moins singulier, moins admirable. Sensibles à la relation rare unissant tôt plusieurs êtres, et pour longtemps, ils auront décidé d’en fixer l’image et de la transmettre, et ainsi de faire durer cette passion tranquille, née dès l’enfance chez ces garçons et fillettes, demeurant chez ces adolescents, ces jeunes gens — comme chez eux sans doute.

Post-scriptum

La meilleure source iconographique demeure, pour l’essentiel en noir et blanc, le catalogue de l’exposition Les Frères Le Nain du Grand Palais (Réunion des musées nationaux, Paris, 1978), qui vaut aussi pour la contribution majeure de Jacques Thuillier, reprise dans ses Propos sur La Tour, Le Nain, Poussin, Le Brun, chez le même éditeur, en 1991. Le catalogue raisonné établi par Pierre Rosenberg a été publié en 1993 aux éditions Flammarion (Le Nain, coll. Tout l’œuvre peint). Quant à l’article de Jean-Pierre Cuzin, il figure dans le Dictionnaire du Grand Siècle dirigé par François Bluche et paru aux éditions Fayard, à Paris, en 1990.