Vacarme 26 / cahier

comment Hollywood finança le manuel cinématographique des black panthers rencontre avec Melvin Van Peebles

Ouvertement raciste, Naissance d’une nation de D.W. Griffith est considéré comme un film fondateur du cinéma américain. Un demi-siècle après la guerre de Sécession, les Afro-Américains n’ont pas le beau rôle. Incapables de jouer la comédie, les Noirs ! Aussi sont-ils à l’aube du cinéma interprétés par des Blancs aux visages couverts de cirage. L’avènement du parlant est placé sous le double visage du Chanteur de jazz — cirage compris — et de Hallelujah de King Vidor, Texan libéral, qui, malgré ses « vrais Noirs », n’évite pas les stéréotypes.

La suite n’est guère plus reluisante : un Oscar — Best Actress in a supporting Role — pour Hattie McDaniel, la Mammy de Autant en emporte le vent (« S’viou plaît M’zelle Scarlett »), quelques films sociaux dans les années 1940 et 1950 — L’intrus de Clarence Brown, La porte s’ouvre de Mankiewicz —, et l’avènement des premières vedettes noires américaines, les gentils Sidney Poitier et Harry Belafonte. À l’époque, il faut vraiment que le Noir soit bon pour ne pas connaître une fin prématurée avant la fin du film. En 1967, Devine qui vient dîner ce soir ?, comédie « libérale » de Stanley Kramer, aborde l’impensable : une jeune fille présente son fiancé noir à ses parents incarnés par Katharine Hepburn et Spencer Tracy. Pour faire passer la pilule, le promis est prince, médecin, et habite la Suisse !

Dans ce contexte, la sortie, en 1971, de Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song, écrit, produit et interprété par Melvin Van Peebles, peut être considérée comme l’acte de naissance des Afro-Américains au cinéma.

Ludion fumant cigare sur cigare, Melvin Van Peebles est un phénomène. Dans un français bien à lui, il raconte le parcours qui l’a conduit des trottoirs parisiens de la fin des années 1950, où il gratte la guitare, à la réalisation du film fondateur du cinéma afro-américain, Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song, crossover entre un cinéma de genre américain et la naissance de la blaxploitation, quand les Noirs parviennent à enfin faire entendre une voix dans le cinéma US.

« Notre communauté a subi un gigantesque lavage de cerveau, et tout ce qu’elle connaît du cinéma reste la couleur blanche. Nous devons commencer là. La révolution se situe sur ce terrain... » clame toujours Melvin Van Peebles. L’édition DVD de Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song (Éditions Arte France Vidéo) fournit l’occasion de revenir sur un OVNI cinématographique fondateur du cinéma afro-américain indépendant et son réalisateur installé entre Amérique et France.

Vite fait, Sweet Sweetback raconte l’histoire d’un black, Sweetback, interprété par Melvin Van Peebles, qui fuit la police, couche à droite à gauche, finit par s’en sortir. Résumé par son auteur : « courir, se battre et baiser ». « This film is dedicated to all the Brothers and Sisters who had enough of the Man », dit la première image du film ; « A baad Asssss Nigger is coming back to collect some Dues… » [1], proclame la dernière. Huey P. Newton, leader des Black Panthers, demande à ses militants de soutenir le film qui signe la naissance de la blaxploitation. Le film est classé X, ce qui ne déplaît pas à son auteur qui l’a bien cherché. On verra pourquoi.

« Langlois m’a donné la chose la plus dangereuse : le courage »

« Mon histoire n’est pas classique. J’avais réalisé quelques courts métrages, et avec mes petites bobines, je me rends à Hollywood où on me propose un boulot de garçon d’ascenseur ! Pas de Noirs à Hollywood, alors. Franchement racistes et sexistes, les syndicats américains du cinéma ne voulaient ni femmes, ni minorités. Je me suis alors tourné vers ma deuxième passion, les maths, et suis parti étudier l’astronomie aux Pays-Bas. » C’est là que Melvin reçoit une carte postale : « Qu’est-ce que tu fais, il faut que tu continues à faire des films ». « Cela venait de la Cinémathèque française, de Mary Meerson, la garde la plus rapprochée d’Henri Langlois. » Comment les courts métrages de Melvin Van Peebles étaient-ils connus de la bande à Langlois et Rouch ? En fait, avant de s’embarquer pour l’Europe, le jeune homme les a confiés à des fadas de cinéma diffusant des films dans une petite salle de New York ; ce sont eux qui ont fait le lien avec la Cinémathèque parisienne. « A l’époque, il y avait quelques films plutôt expérimentaux réalisés par des Noirs — Melvin Van Peebles se transforme en fleur avec des gestes de danseur — alors que mes films racontaient des histoires très scénarisées : celle d’un môme qui se fait casser la gueule, de personnes qui cherchent du travail… On n’était pas très loin du néoréalisme. » De Langlois, Melvin dit : « il m’a donné la chose la plus dangereuse : le courage ». Sans le sou, sans connaître un mot de français — « il y a des mauvaises langues qui disent que je n’ai jamais pu apprendre le français » —, Melvin Van Peebles choisit de rester à Paris, fait la manche en grattant sa guitare — autre passion la musique et la préhistoire du rap — cherche des piges dans les journaux, couvrant les faits divers pendant l’été. Un jour, France Observateur l’envoie interviewer un auteur de polars inconnu au bataillon. La porte s’ouvre, c’est Chester Himes, dont il adaptera La reine des pommes pour la BD avec Wolinski. Il participe aux premiers pas d’Hara-Kiri et de Mad dans lequel il publie un article : « Comment j’ai tué un ours pour le FBI et trouvé Dieu », qui donnera naissance à son premier roman. Il frappe encore à la porte du CNC pour financer son premier long métrage. Ça marche, ce sera La Permission avec Nicole Berger. Aux temps des dernières bases américaines sur le point d’être fermées, la rencontre entre un soldat noir et une jeune Française dans une ville de province ; un film qui met dos à dos les racismes blanc et noir. Le film est sélectionné pour représenter la France au festival de San Francisco. « C’était pour emmerder les Américains à l’époque du retrait de l’OTAN et de la fin des bases US en France. C’était plutôt marrant de voir tous ces Américains épatés par un petit Noir qui avait réalisé un film. À Frisco, des bourgeoises devaient nous servir de chaperons. À l’aéroport, la mienne ne cessait d’appeler : « Melvin Van Peebles ! Melvin Van Peebles ! » Et moi, je lui tournais autour : « c’est moi, c’est moi », mais elle continuait de m’appeler, incapable de croire que je fus Melvin Van Peebles, un Noir américain qui représentait la France. » Tourner La Permission aux USA, c’était possible ? « Mais tu parles de quoi ? Tu as fumé du shit ou quoi ? C’était impossible. Le film a obtenu le Grand Prix à San Francisco et il y a eu des producteurs californiens pour me demander pourquoi je tournais en France et pas à Hollywood. J’ai répondu : « Mais la dernière fois que je me suis rendu à Hollywood, vous m’avez proposé un job de liftier ! »

De retour en Amérique, après l’astronomie, le journalisme et le cinéma, Melvin Van Peebles touche à la musique. En vieux singe du show business, il lâche au détour d’une phrase avoir inventé le rap, à partir de textes militants et de poèmes qu’il déclame alors sur un fond rythmique. C’est peut-être vrai, mais ce qui l’est certainement, c’est l’effervescence politique : les émeutes de Watts en 1965 sont dans tous les esprits quand Hollywood, accusé de conservatisme, décide de redorer son blason en demandant à trois cinéastes blacks de réaliser un film. Il s’agit de dépasser l’axiome du « bon Noir qui meurt avant la fin du film ». Gordon Parks réalisera La colline des potences avant de triompher avec Shaft, Michael Schultz tourne Car Wash et Melvin Van Peebles Watermelon Man. « Tout d’un coup, les producteurs ont découvert qu’un petit Noir américain faisait des films en France. »

« À Hollywood, j’ai voulu travailler avec des Noirs, on m’a expliqué que c’était impossible »

Watermelon Man est un joli succès au box-office, l’histoire d’un WASP middle class se réveillant un beau jour dans la peau d’un Noir. Quasiment l’unique tentative de Melvin dans l’antre prétendument démocrate-libérale de Hollywood : « Il y a toujours eu le problème des syndicats fermés aux minorités. À Hollywood, j’ai voulu travailler avec des Noirs, on m’a expliqué que c’était impossible. J’ai joué de ce racisme ordinaire grâce à l’argent du film, dit que j’étais solidaire des gens de couleurs et que je ne pouvais pas terminer le film sans eux. Cela ne m’a pas fait une bonne pub mais c’est dans ces années-là que des minorités entrent enfin dans le cinéma hollywoodien. »

Avec Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song, Melvin Van Peebles ne s’inscrit pas dans les mouvances expérimentale ou documentaire mais dans la tradition du film policier, cherchant à toucher le plus grand nombre sans trop y croire. Le coup de poing se veut radical à propos de la place des Afro-Américains dans la société américaine. En quatre ans, on passe de l’asexué Sidney Poitier, le « gentil » Noir de Dans la chaleur de la nuit et Devine qui vient dîner ce soir ?, à un héros violent à la sexualité revendiquée, comme le signe la première scène où le héros, encore un enfant, est dépucelé, avant qu’un fondu enchaîné ne le retrouve dans la même position, adulte. « Après Watermelon Man, mon contrat courait pour trois films de plus mais c’est à ce moment là que j’ai choisi de profiter de cette relative notoriété pour réaliser Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song. »

Feintes

C’est grâce au salaire touché pour Watermelon Man, produit par Hollywood, que Melvin Van Peebles réalise Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song, qui fonde le cinéma noir américain moderne. Mais les 50 000 dollars du salaire ne suffisent pas et MVP réclame l’aide de l’acteur Bill Cosby, dont le show est parmi les plus populaires de la télévision américaine, pour apporter une somme équivalente. Ainsi Hollywood et la télévision US ont-ils financé le film qui va devenir la référence des Black Panthers. Un film qui va rapporter 10 millions de dollars, tandis que l’année suivante, Shaft de Gordon Parks, avec 23 millions de recettes, sauve la MGM.

« L’écriture du scénario fut intimement liée à la possibilité de faire ce film en dehors des productions classiques. Par exemple, j’ai tourné dans le ghetto, car tous ceux qui appartiennent aux syndicats avaient peur de s’y rendre. J’ai surtout raconté que je tournais un film porno, les syndicats, trop chrétiens pour ça, m’ont donc laissé faire. Les premiers jours, j’ai effectivement tourné les scènes les plus chaudes, et quand le syndicat des monteurs est venu vérifier ce que je faisais, ils ont vraiment cru que je tournais un porno. Après c’était trop tard pour qu’ils interviennent. » Mais, plus difficile que la production, fut la distribution du film. « Pour le distribuer, il a fallu que j’embauche un pote blanc afin de le faire passer pour le producteur du film. Sinon ce n’était pas possible. Et même avec ce faux producteur blanc, il n’y a eu que deux salles aux États-Unis pour sortir le film. »

L’ouverture hollywoodienne est de courte durée. Melvin Van Peebles agace Hollywood avec sa manière de contourner le système des syndicats : « Même si j’avais été albinos, j’étais une menace pour Hollywood, où un film ne se tourne pas sans trois monteurs, quatre costumiers, cinq scénaristes, etc. Moi, j’écris, je réalise, j’interprète, je monte, je compose la musique… Trop dangereux, je foutais la moitié des parasites d’Hollywood au chômage ! » Les histoires que le cinéaste imagine alors et ne peut tourner, il les transpose pour la scène. « Broadway, c’est politique encore, il n’existait pas d’école de théâtre pour les gens de couleur. Là aussi c’était le règne du stéréotype. Vous voyez, les voix profondes du gospel… » La seule manière d’y remédier est alors de monter des spectacles à Broadway, et des spectacles qui marchent. « Dans le système capitaliste, le talon d’Achille, c’est le pognon. Si tu fais du fric, les gens trouvent ça bien. Pour des raisons morales, personne ne viendra jamais à ton aide. Et ce n’est malheureusement pas non plus une question de talent. »

De loin en loin, Melvin Van Peebles retrouve le cinéma : Identity Crisis en 1989, Gang in blue en 1996, Le conte du ventre plein réalisé en France en 2000, une fable réunissant Andréa Ferreol et Jacques Boudet. En 1998, il réalise Classified X, retour documentaire édifiant sur l’histoire de la place des Noirs dans le cinéma américain.

Aujourd’hui, son fils Mario, comédien et réalisateur (New Jack City), vient de présenter au festival de Toronto How to Get the Man’s Foot outta Your Ass, l’histoire du tournage de Sweet Sweetback’s Baad Asssss Song. D’après les carnets de son père, il y raconte le tournage de Sweet Sweetback’s. De la place des Afro-Américains dans le cinéma hollywoodien, Melvin Van Peebles constate une progression avec son lot de stars, de premiers rôles. Reste que si des formes de production indépendantes se mettent en place (Spike Lee), cela ne résout pas la question de la distribution. Là où le bât blesse. Cette fin d’année, Melvin Van Peebles est l’hôte de Peter Brook au théâtre des Bouffes du Nord. Encore un impromptu avec un spectacle baptisé Sweet Sweet Soul Cabaret. Quant aux autres projets du vieux troubadour black, il n’en veut point parler.

Post-scriptum

DVD disponible aux Éditions Arte France Vidéo.

Notes

[1En substance : Ce film est dédié à tous les Frères et Sœurs qui en ont eu leur claque de l’oppresseur (« the Man » traduit à la fois le flic et le Blanc). Et : Le foutu nègre va revenir régler ses comptes.