« paradigme du monopole »

par

La recherche et le développement

 [1]

De 1930 à 1970, la recherche pharmaceutique est en pleine effervescence. Dans les colonies, l’exposition d’Européens à des pathologies absentes ou rares dans leurs pays d’origine (paludisme, trypanoso-miase, bilharziose, lèpre, onchocercose) suscite une intense recherche médicale et pharmaceutique : les services de médecine tropicale, notamment dans les hôpitaux militaires, se développent et sont chargés d’identifier l’origine des maladies et de découvrir de nouveaux médicaments. De même, pendant les périodes de guerre (guerres mondiales, guerre du Viêt-Nam, etc.), la recherche est particulièrement soutenue.

Dans les années 1930, la synthèse des sulfamides marque un tournant dans l’histoire de la pharmacie. De cette invention découle la découverte de médicaments destinés à des pathologies très diverses : hypertension, diabète, glaucome, malaria, lèpre. Dans les année 1940 apparaissent les premiers antibiotiques ; en 1949, la synthèse du premier stéroïde, la cortisone, est réalisée ; au début des années 1950 émergent les premiers neuroleptiques ; dans les années 1960, les antihypertenseurs et les bêta-bloquants sont lancés. La production de nouveaux médicaments culmine dans les années 1970 : près de 100 médicaments sont mis sur le marché chaque année.

Depuis, la sortie de nouveaux médicaments n’a cessé de décroître. Au niveau mondial, le nombre de nouveaux médicaments, comportant au moins un nouveau principe actif, est passé de 33 en 1975 à 15 en 1990, et il continue de baisser. En 2001, seuls 36 nouveaux médicaments étaient lancés.

Le ralentissement du rythme des découvertes coïncide alors avec l’affirmation de nouvelles orientations de la recherche. Avec la décolonisation, la recherche sur les maladies tropicales endémiques dans les pays pauvres est petit à petit abandonnée au profit de nouveaux axes de recherche : les maladies cardio-vasculaires, les maladies neuro-dégénératives, les diabètes, les cancers et les maladies gastro-entérologiques, l’ostéoporose, l’hypertension — des pathologies liées au vieillissement de la population, dont la prévalence augmente dans les pays occidentaux, et qui sont susceptibles d’offrir de plus importants retours sur investissement. [2]

Les pays pauvres font les frais de cette logique [3], mais ils ne sont pas les seuls. Au Nord, l’écart se creuse également entre les besoins de la population et les orientations données à la recherche, très largement tributaire de l’industrie privée et des exigences de rentabilité. L’amélioration des galéniques, des posologies, la réduction des effets secondaires — autant d’aspects liés à la qualité de vie des malades —, tout comme la mise au point de traitements pour des pathologies à très faible prévalence dans les pays occidentaux, ne présentent pour les industriels qu’un intérêt mineur, souvent insuffisant pour les motiver à investir.

Parallèlement, pourtant, les industriels attestent d’une augmentation vertigineuse et régulière des coûts de recherche. À l’échelle d’une multinationale, il s’agirait de centaines de millions de dollars par an. L’industrie pharmaceutique assure avoir investi 30,5 milliards de dollars dans la recherche et le développement de nouveaux médicaments en 2001.

Il est particulièrement difficile d’obtenir des données précises et surtout exactes en la matière. Lorsqu’on analyse celles fournies par l’industrie, on remarque que sont souvent inclus dans la catégorie « recherche et développement » les coûts considérables liés à la promotion des médicaments ou d’autres dépenses qui n’ont rien à voir avec la recherche. Il est aussi fréquent que les industriels omettent de mentionner que la découverte d’un médicament est issue d’institutions publiques qui en ont par la suite cédé la commercialisation à une compagnie privée — pratique assez fréquente aux États-Unis. Les informations transmises par l’industrie et relayées par les pouvoirs publics — qui constituent l’argument majeur invoqué pour justifier le prix élevé des nouveaux produits pharmaceutiques — ne peuvent donc être prises pour argent comptant et doivent être minimisées. Cependant, il semblerait que les coûts associés à la recherche pharmaceutique doublent tous les cinq à dix ans.

Les exigences accrues des pouvoirs publics pour autoriser la mise sur le marché de nouveaux produits sont l’une des explications à cet accroissement. De fait, la survenue d’accidents suite à la commercialisation de médicaments (l’un des plus célèbres est celui de la Thalidomide, un tranquillisant mis sur le marché en 1957 en Allemagne et qui en sera retiré en 1962) a entraîné la mise en place d’un dispositif imposant la réalisation d’essais cliniques afin d’évaluer l’efficacité et la toxicité des médicaments [4]. Or, le coût des essais cliniques représente en général plus de 40% du budget de la mise au point d’un nouveau médicament. De plus, et c’est un autre facteur d’explication, les dépenses pour assurer la promotion d’un produit sont souvent d’autant plus conséquentes que son intérêt thérapeutique est limité. Or, de nombreux nouveaux médicaments entrent dans cette catégorie — la plupart des pays occidentaux exigent alors des compagnies qu’elles réalisent des études visant à établir l’équivalence du nouveau médicament avec les produits déjà existants pour la même indication, ce qui accroît encore les coûts.

L’ère des brevets et des monopoles

Dès les années 1950, les États-Unis militent pour le respect du droit des brevets. La plupart des autres pays occidentaux se montrent alors réticents. Tous ont en effet développé leurs industries pharmaceutiques alors qu’il n’existait pas de législation protégeant les médicaments. En France, la brevetabilité du médicament est finalement imposée légalement en 1968. En Suisse, il faut attendre 1978 pour que soit mis en place une telle réglementation. Et, de fait, ça n’est qu’à partir de la fin des années 1970 que la pression pour la mise en place d’un cadre juridique international fixant un niveau minimum de protection de la propriété intellectuelle s’intensifie. Dans les années qui suivent, les compagnies pharmaceutiques poussent les pays industrialisés à intégrer la protection de la propriété intellectuelle au Cycle d’Uruguay.

En 1994, les négociations du Cycle d’Uruguay s’achèvent avec la signature des accords de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ainsi qu’un certain nombre de traités qui lui sont annexés. Parmi ceux-ci, l’Accord sur les ADPIC (Aspects des Droits de la Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce) établit des règles minimales en matière de propriété intellectuelle que l’ensemble des membres de l’OMC doivent respecter, quitte à modifier leurs législations nationales. La principale nouveauté imposée aux États dans le domaine pharmaceutique — par rapport aux conventions multilatérales préexistantes — est l’obligation d’accorder une protection par brevet aux inventions de produits pharmaceutiques et aux inventions de procédés de fabrication pour une durée d’au moins vingt ans.

L’objectif affiché alors est d’assurer le retour sur investissement des compagnies afin de pouvoir alimenter la recherche et le développement de nouveaux médicaments et ainsi garantir l’innovation pharmaceutique. C’est le paradigme dans lequel nous vivons depuis. Les profits d’aujourd’hui font les médicaments de demain.

Avant 1994, chaque pays était libre d’agir à sa guise en matière de protection de la propriété intellectuelle dans le domaine pharmaceutique. Certains États délivraient des brevets pour des inventions de produits et de procédés de fabrication, d’autres n’en accordaient qu’aux inventions de produits, permettant à des industries locales de développer leurs propres procédés de fabrication, d’autres encore n’accordaient aucune forme de protection pour les inventions pharmaceutiques. C’est ainsi qu’une industrie du médicament a pu se développer dans différents pays non occidentaux : en Inde, au Brésil, en Chine, en Égypte, au Maroc, etc. Ces compagnies, publiques ou privées selon les cas, étaient alors libres de copier — et ainsi acquérir la technologie par « ingénierie inverse » [5] —, fabriquer et vendre des médicaments protégés dans d’autres pays. Avec les accords de Marrakech fin 1994, à brève échéance tous vont devoir appliquer la protection de la propriété intellectuelle et renoncer aux copies de médicaments. Le laboratoire qui détient le brevet d’un traitement sera en situation de monopole pendant vingt ans ; la compétition des génériques est sérieusement mise à mal.

La propriété intellectuelle représente un enjeu d’autant plus fort pour les grandes compagnies que l’innovation est en crise : il est essentiel de freiner l’industrie de la copie afin de limiter les pertes financières sur les médicaments tombés dans le domaine public. Certes, l’industrie du générique réalise des bénéfices très nettement inférieurs à ceux de l’industrie du médicament de marque. Mais sa croissance s’accélère. Et si les multinationales ne parviennent pas à inventer de nouveaux produits, proportionnellement la part occupée par l’industrie de la copie ne cessera de croître. Ces dernières années, les laboratoires spécialisés sur les génériques ont enregistré de fortes croissances de leur activité : Teva (+35%), Mylan (+31%), Watson (+29,8%). Aux États-Unis, la part occupée par les génériques sur le marché est passée de 20% à 50% en vingt ans. En outre, il existe déjà des versions génériques pour la majorité des grandes pathologies qui sévissent dans les pays riches : maladies cardiovasculaires, diabète, cholestérol, maladies infectieuses, troubles psychiatriques [6]. Les brevets des blockbusters (médicaments dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 1 milliard d’euros) arrivent à échéance sans qu’émergent de nouveaux médicaments aussi rentables. Les experts estiment que l’expiration des brevets de nombreux produits phares entre 2001 et 2005 ouvrira la porte à une concurrence par les génériques sur 40 à 55 milliards de dollars de ventes annuelles. L’industrie du générique représente donc une menace très lourde — quand bien même le marché du médicament continue de s’accroître dans les pays riches.

Par ailleurs, au vu de la pression financière croissante que représente l’achat de médicaments pour les États, l’impact manifeste de l’arrivée de versions génériques sur le prix des médicaments plaide pour leur cause. En Australie, l’introduction d’une version générique de l’omeprazole, utilisé contre les ulcères, a entraîné une réduction de plus de 40% du prix du Losec® en deux ans. Dans les pays en développement, l’émergence de copies indiennes d’antirétroviraux contre le sida a fait chuter les prix de certaines molécules de 99%.

À l’inverse, l’imposition d’un monopole entraîne l’augmentation du prix des médicaments. L’OMS et de nombreuses ONG ont d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme : l’application des accords de l’OMC sur la propriété intellectuelle va entraîner une forte réduction de l’accès aux médicaments dans de nombreux pays pauvres. C’est là l’origine de la bataille menée depuis plus de quatre ans à l’OMC par les pays en développement pour obtenir le droit de fabriquer, importer ou exporter des copies de médicaments. Or ceci va directement à l’encontre de la politique défendue par les compagnies pharmaceutiques. D’une part, le prix des génériques en Inde, en Thaïlande ou au Brésil lève une partie de l’opacité sur les coûts de fabrication et l’établissement du prix du médicament, là où les multinationales ont tout fait pour garder le secret. D’autre part, permettre aux pays pauvres de déroger à la règle, c’est revenir sur le principe sacro-saint du monopole et ouvrir une brèche dans laquelle d’autres pourraient vouloir se glisser. Accepter que les pays en développement mettent en œuvre un système parallèle pourrait aussi laisser entendre qu’une alternative au système des brevets, tel que les compagnies le conçoivent, est possible. C’est pourquoi, si le continent africain ne représente que 1,3% des échanges pharmaceutiques mondiaux et contribue bien peu aux bénéfices des multinationales, les dirigeants des compagnies pharmaceutiques n’hésitent pas à affirmer que la moindre atteinte au système des brevets dans les pays en développement aura des conséquences désastreuses pour la recherche pharmaceutique et l’ensemble de la planète.

Le bien fondé des tels arguments est de plus en plus battu en brèche. Pourtant, jusqu’à présent le lobby industriel, fort des alliances qu’il a su passer avec les responsables politiques de l’ensemble des pays riches, est parvenu à limiter considérablement le développement de l’industrie des génériques. Un véritable dispositif est en place pour lutter contre la compétition : menaces de procès, embûches législatives et juridiques, mesures protectionnistes sur les marchés, allongement des durées de protection, développement par les multinationales de leurs propres génériques pour occuper le marché et fixer les prix, commercialisation de « nouveaux médicaments » quasi-identiques à des médicaments existants mais présentés comme une avancée thérapeutique et donc souvent prescrits en première intention, puissance de distribution et de promotion des multinationales, etc.

Sous la pression des industriels et des pays riches, les États membres de l’OMC ont validé le 30 août dernier un accord initialement destiné à faciliter l’accès aux génériques dans les pays en développement. Présenté au grand public comme une avancée, cet accord dresse dans les faits une batterie d’entraves supplémentaires pour les pays pauvres qui souhaitent avoir recours à ces médicaments. De même, tandis que l’opinion est focalisée sur les conflits à l’OMC, les États-Unis multiplient les accords de libre échange avec les pays en développement, dans le cadre desquels ils imposent des règles de protection de la propriété intellectuelle plus sévères encore que celles de l’OMC. Ils bloquent ainsi le recours aux génériques et condamnent l’industrie locale.

L’escalade des prix

À côté du verrouillage du monopole assuré par les brevets, les compagnies pharmaceutiques développent une politique agressive de tarification des médicaments. Ainsi, l’augmentation de 16% du coût des médicaments que l’on observe entre 2000 et 2001 aux États-Unis et au Canada traduit une tendance générale : les nouveaux médicaments sont de plus en plus chers.

De fait, la fixation des prix se fait, non pas en fonction des coûts de recherche et de production, mais en fonction de la capacité de paiement du marché le plus important, le plus rentable et le plus solvable, le marché américain. Un marché qui représentait 42% du marché mondial en 2001 et sur lequel les prix sont libres. Le prix américain sert alors de base de négociation pour établir ceux des autres pays industrialisés. Lorsqu’un médicament permet de maintenir en vie un malade sinon condamné — comme c’est le cas avec les antirétroviraux pour les malades du sida —, lorsqu’il permet de réduire la fréquence ou la durée des hospitalisations, lorsqu’il n’existe aucune alternative ou que les traitements existants sont peu efficaces — comme c’est le cas pour la sclérose en plaque, la maladie d’Alzheimer ou certains cancers —, les industriels sont en position d’exiger des prix extrêmement élevés. Les États sont pour ainsi dire pris en otage : ils acceptent le produit, son prix et son remboursement. C’est ainsi qu’en France, en dépit d’un intérêt thérapeutique limité, le laboratoire Roche a pu obtenir un prix mensuel d’environ 1500 euros par mois pour le T-20, un antirétroviral utilisé contre le sida.

Par ailleurs, la possibilité pour les pays de recourir aux importations parallèles — prévue par les accords de l’OMC, et qui permet d’acheter un médicament à l’une des filiales d’une compagnie dans un pays où elle le vend moins cher — conduit les compagnies à réduire au maximum les variations de prix d’un pays à l’autre et à tendre vers un prix mondial unique.

Conséquence directe de cette politique, l’accès aux médicaments des populations des pays pauvres, mais aussi d’une part grandissante de celles des pays développés, est limité. 25% de la population mondiale vit dans les pays développés (États-Unis, Europe, Japon) et consomme 80% des médicaments produits dans le monde. Et si, entre 1993 et 1999, les ventes de médicaments ont explosé dans les pays riches, parce qu’une part de la population est amenée à consommer toujours plus de médicaments, elles ont baissé dans les pays en développement. Le phénomène s’accentue pour les traitements récents, pour lesquels il n’existe aucune alternative « générique ».

La mise sur le marché d’un produit pharmaceutique impose aux compagnies de se soumettre à certaines procédures administratives. Aux États-Unis, la FDA (Food and Drug Administration), en France les Commissions d’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) doivent donner leur accord à la commercialisation de tout nouveau produit. Des Commissions de transparence statuent sur les taux de remboursement, des Comités économiques fixent le prix des médicaments. Les compagnies pharmaceutiques cherchent donc à obtenir des experts une qualification de leurs médicaments qui en permette la prescription, qui autorise les indications les plus larges possibles, le prix le plus élevé, ainsi que le meilleur remboursement possible par les caisses de sécurité sociale, les mutuelles ou les fonds publics de financement des soins de santé.

Une étude menée en 1996 par l’OCDE a montré que ses pays membres dépensaient en moyenne 15,6% de leur budget de santé à l’achat de médicaments [7]. Et si les subventions d’État varient beaucoup d’un pays à l’autre (de 15% aux États-Unis à plus de 80% en Norvège et en Turquie), les études indiquent que l’achat de médicaments, en rapide augmentation, constitue une pression financière de plus en plus lourde pour de nombreux États. Les tentatives de régulation des dépenses de santé peuvent représenter une contrainte pour le secteur pharmaceutique. Cependant, les multinationales restent pour l’heure en mesure d’imposer aux États un rapport de forces dans lequel elles sont le plus souvent gagnantes. Le refus de commercialiser ou les velléités de se retirer d’un marché sont autant de chantages très opérants pour obtenir les meilleures conditions de commercialisation.

Un système qui se referme sur lui-même

Avec une marge d’exploitation de 16,2% en moyenne, l’industrie pharmaceutique est le secteur le plus rentable au monde, devant les compagnies financières (11,6%). En 2000, les ventes de médicaments sur le marché international par les compagnies les plus importantes dépassaient 320 milliards de dollars et avaient augmenté de 11% par rapport à l’année précédente.

Cependant, depuis deux ans, la croissance du revenu net s’est réduite, et la croissance de la valeur des actions des médicaments s’est inversée. Principalement parce que les innovations se font plus rares. Les laboratoires qui, pour maintenir leur niveau de profit, devraient mettre sur le marché 2 à 4 molécules par an, en produisent 1 à 2 tous les deux ans. Paradoxalement, l’une des industries les plus rentables est aussi l’une des plus en difficulté. Cette situation n’est pas sans rapport avec les bouleversements du système de recherche qui se sont opérés depuis trente ans.

Jusqu’à la fin des années 1960, l’efficacité des médicaments est évaluée dans le cadre d’études dites « ouvertes ». Des patients en observation dans un service hospitalier absorbent des produits mais sont le plus souvent ignorants des expérimentations menées. Tous les types de produits sont testés afin d’évaluer leurs effets potentiels. Des années 1940 aux années 1970, les exemples de dérives sont nombreux — injection de cellules cancéreuses à des personnes âgées, prescription de produits radioactifs à des femmes enceintes, etc. Il n’existe pas à proprement parler de méthodologies de contrôle, ni de procédures standardisées d’encadrement des expérimentations. Doses des produits, collecte et analyse des données, profil des patients, etc., sont pris en compte de façon aléatoire. La FDA met finalement un terme à ces pratiques et impose aux laboratoires le respect d’un code détaillé des « bonnes pratiques de laboratoires » et des « bonnes pratiques cliniques » qui sera repris dans de nombreux pays.

Sans la possibilité de tester directement sur un cobaye humain, il devient plus difficile d’obtenir rapidement une idée de l’effet que peut produire une molécule, particulièrement dans le cas de maladies non-infectieuses dont il est impossible de tester l’action sur des cultures de germes. Les modèles animaux peuvent avoir une valeur prédictive très utile lorsque l’effet d’un produit est avéré sur l’homme et que l’on a pu démontrer une réaction identique sur des animaux ; ces tests, tout comme le « screening » [8], permettent alors d’évaluer des produits peu différents du premier. En revanche, dans le cas d’un médicament nouveau, rien n’indique que l’on retrouvera chez l’homme le même type de réactions que celles obtenues chez le singe ou le rat. Le dispositif de contrôle et les impératifs éthiques imposés à la recherche pharmaceutique conditionnent ses possibilités d’expérimentation et de découverte. Ils les réduisent même dans la mesure où celle-ci se focalise sur le produit et son action, plus que sur la maladie et ses mécanismes. Les essais cliniques et les procédures de contrôle qui les accompagnent sont devenus un véritable mode de régulation de la recherche — d’un certain type de recherche — et en ont profondément influencé les méthodes.

Parce que les problèmes de toxicité et d’effets secondaires graves demeurent, les autorités de régulation sanitaire sont tenues à une certaine vigilance [9]. En conséquence, les délais pour passer du laboratoire à la clinique s’allongent. Or, les différentes phases d’essais pré-cliniques et cliniques, la rapidité avec laquelle elles se succèdent, les résultats qu’elles produisent sont autant de marqueurs de la valeur en bourse du laboratoire : de nombreux produits testés, des résultats concluants indiquent la commercialisation possible de nouveaux médicaments. Ainsi, les recherches qui demanderaient trop de temps sont souvent abrégées ou écartées.

Le coût élevé des essais cliniques tourne à l’avantage des grands laboratoires au détriment des petits et impose la suprématie du secteur privé — la recherche publique a rarement les moyens d’investir autant dans le développement des médicaments. En outre, la forte dérégulation du marché des capitaux impulsée durant les années 1970-1980 a contribué à la mondialisation des opérations de centralisation et de redistribution du capital dans le secteur pharmaceutique, qui a provoqué fusions et absorptions. Il est devenu essentiel pour les industriels de réaliser des économies d’échelle. L’expiration de nombreux brevets, accrue depuis 2001, a accéléré ce mouvement de concentration conduisant à la formation des multinationales que nous connaissons aujourd’hui : Aventis [10] Glaxo-SmithKline [11], Pfizer [12], Novartis [13], Astra-Zenecca Sanofi-Synthélabo [14], Abbott [15], BMS [16], Pharmacia Corporation [17], etc. L’enjeu pour les compagnies est aussi d’alimenter leurs pipelines à l’heure actuelle peu fournis, de réduire les coûts (notamment de recherche et de promotion), et de maintenir leur croissance et leur rentabilité.

Dans ce but, les unités de recherche comme les unités de production ont été réduites en nombre et regroupées. En France, Aventis a décidé en 2002 de fermer un quart de ses sites de recherche. Ces restructurations et la bureaucratisation accrue des entreprises guident un peu plus les unités de recherche, de plus en plus préoccupées de leur survie. Seules les activités de conditionnement et de valorisation des produits restent déconcentrées, de façon à permettre une adaptation du produit fini et de la publicité aux contextes nationaux. Pour le laboratoire, les choses qui comptent le plus sont le réseau de visiteurs médicaux et les équipes chargées de déposer les dossiers et de faire accepter les autorisations de mise sur le marché des nouveaux médicaments.

Les entreprises de biotechnologies ont, pendant une période, été considérées comme les sauveurs potentiels de la recherche pharmaceutique. Une partie des investissements dans la recherche a donc été dirigée sur elles afin de pallier les lourdeurs des multinationales et de partager le risque d’échec avec les investisseurs de ces sociétés. Ces petites structures se sont vite bâties une réputation démesurée. En 2001, elles détenaient plus de 300 produits en phase III (dernière phase d’essai clinique avant commercialisation), alors que les vingt premiers groupes mondiaux n’en disposaient que de 75. Encouragées par ces résultats, elles ont cherché à s’impliquer beaucoup plus fortement dans la commercialisation pour pouvoir prendre place parmi les grands laboratoires — ces derniers, en gardant le contrôle de la vente des produits, conservaient la mainmise sur la plus grande part des bénéfices. Entre 1999 et 2001, les rachats, accords et alliances se multiplient entre laboratoires pharmaceutiques et entreprises de biotechnologies. L’enthousiasme des dirigeants de multinationales finit pourtant par décliner, compte tenu des sommes astronomiques englouties sans véritable résultat : la FDA a en effet refusé l’autorisation de mise sur le marché de nombreuses molécules et certaines compagnies ont vu leur cours en Bourse s’effondrer.

Le recours aux « nouvelles technologies » et aux start up devait permettre de relancer la recherche. Mais le système de financement est resté le même, les attentes des investisseurs inchangées, les conditions d’expérimentation identiques. Aussi ces petites structures, fragiles économiquement, lorsqu’elles cèdent à la tentation de devenir elles-mêmes des laboratoires pharmaceutiques, se heurtent au problème de financement des essais cliniques et rencontrent rapidement les mêmes difficultés de restructuration.

Ce qui fait défaut à la logique qu’imposent les industries pharmaceutiques, c’est le « public ». La santé publique qui n’est, par définition, pas du ressort de compagnies privées. Le bien public, c’est-à-dire le médicament accessible pour tous, l’information circulant tous azimuts, quand la logique du brevet repose au contraire sur le secret. La recherche publique, enfin, qui n’est pas directement soumise aux contraintes du marché, qui n’a pas comme unique objectif d’alimenter des essais cliniques, et dont les financements peuvent être garantis pour peu que les institutions le décident. Reste à bouleverser le rapport de forces entre privé et public. À reposer le débat sur les modalités de la recherche, ses priorités et ses financements, la fixation et le contrôle des prix, en d’autres termes que ceux qui ont prévalu depuis trente ans. Jusqu’à présent ce sont les compagnies qui ont imposé les règles du jeu. Il s’agit de reprendre la main.

Notes

[1Le développement des médicaments recouvre l’ensemble des processus conduits par les chimistes, biologistes et médecins qui permettent de passer d’un principe actif ou d’une molécule à un produit fini commercialisable.

[2Les gains conséquents issus de produits contre le cholestérol ou la dépression ont fait la preuve de l’efficacité de ce type de stratégies.

[3Un récent rapport de l’OMS indique que sur 1223 nouvelles molécules commercialisées entre 1975 et 1997, moins de 1% concernait des pathologies tropicales.

[4Ces évaluations semblent aujourd’hui d’autant plus indispensables que de nombreux médicaments nouveaux apportent des améliorations thérapeutiques minimes et parfois douteuses.

[5Procédé qui consiste à découvrir le processus de fabrication d’un médicament à partir du produit fini.

[6Aux États-Unis, l’introduction de génériques peut faire chuter de 80% les ventes d’un produit dès la première année.

[7La dépense par habitant va de 129$ en Irlande à 300$ au Japon et aux États-Unis.

[8Méthode qui consiste à tester systématiquement et sans présager des résultats les effets cliniques des molécules dont on dispose sur des animaux entiers, des organes ou des cultures biologiques de germes.

[9En 2001, Bayer est obligé de retirer du marché son hypolipémie phare suite au décès de plusieurs malades. La même année, GlaxoSmithKline est confronté à une vague de plaintes déposées par des patients concernant son antidépresseur vedette Plaxil®. Toujours en 2001, la FDA rejette les demandes de commercialisation de 21 produits en demandant des données complémentaires, ce qui repousse l’entrée sur le marché de six à dix-huit mois.

[10En 1999, Hoechst + Rhône Poulenc devient le n° 2 mondial.

[11GlaxoWellcome + SmithKline Beecham en 2000.

[12Acquiert Warner Lambert en 2000, devient le numéro 1 mondial.

[13Prend une participation de 20% dans le capital de Roche en 2001, acquiert Apothecon, la division génériques de Bristol-Myers Squibb la même année.

[14Astra + Zenaca en 1999, devient 3ème groupe mondial.

[15Acquiert Knoll en 2000.

[16Acquiert la division pharmaceutique de DuPont en 2001.

[17Monsanto fusionne avec Pharmacia & Upjohn pour créer Pharmacia Corporation en 2000.