avant-propos

la mer : territoire d’exceptions

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On dit de la terre qu’elle assoit l’ordre civil, les fondations du droit. Peu de principes immémoriaux, mais quelques outils : outils d’exploitation du sol, puis, très vite, outils qui tracent et définissent, séparent et répartissent. Lieu et ordre. Non, mieux : localisation enracinée et ordre politique.

Voilà le grand partage imaginaire entre terre et mer. Du côté de la terre, le « droit des gens » (ainsi appela-t-on le droit international au temps des découvreurs) comme prolongement d’un droit de petits propriétaires. De l’autre, l’étendue maritime comme espace imprenable, ordre sans lieu, utopie.

L’affranchissement du sol et la liberté de mouvement effrayaient les continentaux. Se dressaient sur la route de leurs pavillons fragiles ces républiques pirates dont les règles menaçaient leurs lois (p.17). Le discrédit de la mer par des États encore liés à leurs ascendances domaniales se lit aussi dans le sort réservé aux îles, lieux du bannissement et de l’exil. Ainsi l’île de Ré, où est aujourd’hui encore internée la plus grosse population de détenus de longue peine en France, pris dans ce paradoxe qui les voit enfermés, dirait-on, à même les flots, même si le pont menace les fragiles libertés concédées par l’entour de la mer (p.22). Ainsi les eaux de passage et d’échange du détroit de Gibraltar, vite accaparé par l’ordre des États, qui le déclara lieu de démarcation, de frontière et de souveraineté (p.25). La mer a ses lois propres, celles de l’instable et du fugace, mais de la violence, aussi, de ses humeurs. Voyez ces Anglais, ces Français, ces Siciliens et ces Tunisiens, qui guettent, drapeau en main, l’île Ferdinandea, que les laves font jaillir et que les flots reprennent (p.28). Sait-on d’ailleurs seulement la situer ?

Car de ces espaces maritimes rétifs aux outils du géomètre, comment prendre la mesure ? La mer est ainsi partagée entre une étendue offerte à l’appropriation et une masse livrée à tous, sans distinction de rang ni d’arrivée. La convention internationale de 1982 distingue les eaux territoriales, zones liminales gagnées au droit terrestre des États, et la haute mer. Aujourd’hui, les eaux territoriales encourent moins le risque de conquêtes indues par des États fatigués, que d’appropriations par les firmes privées, les compagnies pétrolières, par exemple (p.30). La haute mer, de son côté, déclarée affranchie, est-elle alors un lieu sans souveraineté, ou un lieu sans loi ? La liberté qu’elle voulait opposer aux appétits domaniaux ne s’offre-t-elle pas, de fait, comme terrain aux entreprises dont la liberté de commerce et d’échange fait la puissance de détruire ? Les pavillons de complaisance ne sont-ils pas, ainsi, le drapeau contemporain d’un monde sans loi livré aux pollueurs sans territoires (p.32) ?