mer frontière entretien avec Zakya Daoud

Longtemps stratégique pour le contrôle de la Méditerranée, le détroit de Gibraltar a vu son importance décroître avec la fin de la guerre froide et la prééminence américaine en Méditerranée. Pourtant le bras de mer séparant la chaîne Bétique du Rif reste le point le plus rapproché entre le Nord et le Sud. De fait bien plus que la Tunisie et la Sicile ou le Sahara Occidental et les Canaries, il est devenu point de passage pour beaucoup de clandestins africains qui tentent de pénétrer en Europe. Longtemps lieu d’échange entre le Maroc et l’Espagne, l’Afrique et l’Europe, l’islam et la chrétienté, le détroit est devenu lieu-frontière entre nord et sud, un lieu tragique où depuis dix ans, des milliers d’hommes et de femmes ont perdu la vie en tentant la traversée. Tanger, mais aussi Ceuta, Melilla, les enclaves espagnoles sur la côte marocaine, sont aujourd’hui les plaques tournantes d’un nouveau genre de traite humaine. On appelle « brûleurs de frontières » ceux qui cherchent à traverser à tous prix, parce qu’ils brûlent leurs pièces d’identité pour qu’on ne découvre pas leur pays d’origine au cas où ils seraient arrêtés par la Guardia Civil. Brassant géographie, hommes et événements, Zakya Daoud, journaliste et historienne, a consacré trois ans à raconter l’histoire du détroit dans un diptyque : Gibraltar, croisée de mondes — d’Hercule à Boabdil et Gibraltar improbable frontière — de Colomb aux clandestins( [1]. Au-delà de la question des passages clandestins, et plus largement de l’immigration nord-africaine vers l’Europe, elle évoque les autres lignes de tensions qui traversent le détroit dans un contexte international marqué par l’écart croissant entre le Nord et le Sud, la lutte contre le terrorisme et la politique méditerranéenne américaine.

Vous avez retracé l’histoire du détroit de Gibraltar, bras de mer de quelques kilomètres séparant l’Espagne du Maroc. Il semble aujourd’hui que ces deux voisins se tournent le dos plus qu’ils n’entretiennent des relations privilégiées… Faut-il remonter à la Reconquista et au départ des derniers Maures de la péninsule pour que le détroit devienne frontière ?

Oui et non. C’est un fait que l’Espagne a tourné et tourne encore le dos au Maroc et au Maghreb, mais il faudrait presque faire remonter cette histoire à 711 quand Tarik Ibn Zyad passe le détroit et lance ses troupes à la conquête de la péninsule. Les Espagnols n’ont toujours pas digéré d’avoir été pendant sept siècles et d’être toujours un peu arabes, un peu berbères — on estime que tout Espagnol possède un huitième de sang arabe. En Espagne, on constate partout l’imprégnation musulmane dans l’architecture, les traditions, les modes de vie. Mais la majorité des Espagnols refusent cet héritage en dehors de quelques groupes progressistes à Grenade ou Séville et de certains intellectuels comme Juan Goytisolo. La situation avait un peu bougé sous les socialistes espagnols, mais depuis l’élection d’Aznar, c’est une mentalité franquiste qui prédomine dans les relations entre l’Espagne et son voisin du sud.

Chaque année des milliers de « brûleurs de frontières » — les harraguas — traversent clandestinement le détroit au risque de leur vie sur des pateras, de frêles esquifs à fond plat échappant aux radars. Vous citez les chiffres officieux fournis par l’ATIME, une association de Marocains d’Espagne qui mène campagne sur le thème « No mas muertes » : plus de 8 000 morts en dix ans. Rien ne semble arrêter ceux qui cherchent à passer clandestinement, pas même le risque d’y laisser leur peau…

Tous les « brûleurs » le disent : « Nous préférons mourir que renoncer. » Leur détermination à traverser coûte que coûte est farouche. Ce sont des hommes qui ont brûlé leurs vaisseaux. C’est une question d’honneur à partir du moment où les familles se sont endettées pour payer le voyage et la traversée clandestine dans l’espoir fou qu’une fois en Europe, ils en feront venir les autres membres. Ne pouvant plus faire demi-tour, ils mettent dans cette traversée toute leur détermination. Les « brûleurs » font souvent partie des plus pauvres des campagnes marocaines. Les plus éduqués, les citadins, font preuve d’astuces pour obtenir un visa.

Aujourd’hui, on ne peut plus parler d’émigration mais de diaspora : un Marocain sur dix est installé à l’étranger ! Pour diverses raisons, c’est toute la société qui cherche à fuir un pays totalement bloqué. Le problème n’est pas seulement marocain, il est maghrébin et africain. Dans les quinze ans à venir se maintiendra un différentiel économique de un à dix entre le Maghreb et l’Europe. Le différentiel démographique est le même dans l’autre sens. Les deux manifestations actuelles de ce malaise sont le désir exponentiel de s’exiler et la montée de l’islamisme.

De plus en plus de « brûleurs » arrivent de l’Afrique subsaharienne…

Beaucoup ont traversé le désert à pied dans des conditions abominables. Seule une résistance physique incroyable leur a permis de parvenir jusqu’à Tanger, Ceuta ou Melilla. De là, ils feront tout pour traverser la Méditerranée. C’est une nouvelle forme de traite des êtres humains. On multiplie les difficultés pour décourager la traversée, sans y parvenir. Un rapport espagnol estime que plus de 20 000 Africains attendent de passer le détroit dans le nord du Maroc et tout le monde s’attend à un flot croissant.

Dans le film de Philippe Baqué et Arlette Girardot, Melilla, l’Europe au pied du mur [2], on apprend que certains migrants attendent depuis plusieurs années dans des camps de fortune à l’intérieur de l’enclave espagnole [3] leur passage en Europe. Quelle est la gestion espagnole et, plus largement, européenne, de la question de l’immigration clandestine entre le Maroc et l’Espagne ?

C’est une gestion qui n’a pas l’air d’en être une, mais qui en est une quand même. C’est une politique de quotas et d’accords de réadmission signés par le Maroc, et que le Maroc respecte de plus en plus sérieusement du fait de ses relations conflictuelles avec l’Espagne et d’accords passés avec l’Union Européenne. Le Maroc consacre de plus en plus d’argent à protéger… la frontière européenne !

L’aide européenne se matérialise par la construction de murs toujours plus imperméables autour des enclaves espagnoles au Maroc, par l’installation de systèmes de surveillance électronique dans le détroit, par la formation de la police et de la marine marocaines pour les rendre plus performantes. Pour ce qui est d’assistance proprement économique, l’Europe se défausse sur les ONG et les investisseurs privés. Malheureusement le Maroc n’appartient pas à une zone économique franchement en expansion, et le marché est trop étroit. Attendons de voir si les Américains décident de développer la région au forcing… comme ils sont en train d’essayer de le faire au Moyen-Orient. C’est tout à fait possible.

Quel est l’état des discussions à propos de cette immigration au sein de l’Union Européenne ?

Tout le monde en parle mais on ne fait rien, sinon entériner une immigration à trois vitesses. Il y a ceux qui sont en Europe et que l’on cherche à intégrer puisqu’on se refuse à des politiques plus communautaristes. Il y a les quotas pour tous ceux qui sont diplômés et qui veulent rester. Enfin, la main-d’œuvre clandestine qui sert de soupape de sécurité. Les patronats européens le reconnaissent, elle est indispensable aux économies européennes. Les PTM, les pays tiers méditerranéens, sont acceptés comme frange par des accords économiques et politiques, mais on leur demande de se mettre à niveau, et cela signifie des sacrifices à sens unique. Quant à résoudre le problème de l’émigration de l’Afrique subsaharienne, cela passera probablement par une intégration plus grande des pays nord-africains qui seront alors chargés de garder la frontière de l’Europe à la place des Espagnols et des Italiens. Et ils le feront presque plus férocement parce qu’ils n’ont pas besoin de cette main-d’œuvre.

Les pays maghrébins pourraient également exercer un chantage en menaçant de se tourner vers les États-Unis. Le Maghreb est proche de l’Europe, si les États-Unis veulent exacerber la guerre économique qui les opposent à l’UE, ils pourraient être tentés de s’implanter dans la région. Ce qu’ils mettent en place en Irak, en Palestine, c’est une politique qui a été dessinée en 1993 à Casablanca, lors du premier Forum économique sur le Maghreb et le Moyen-Orient, une sorte de Davos régional. Pour y avoir assisté, c’était très instructif : l’idée était l’ouverture de toutes les frontières de la région pour les échanges économiques, avec Israël comme point d’appui. Il y avait là beaucoup d’hommes d’affaires américains qui rêvaient de l’installation d’une telle zone de libre échange. Cela a échoué avec la fin des accords d’Oslo. Mais c’est cette même politique qui est remise à l’ordre du jour maintenant par les Américains, même si pour eux, l’épicentre en Méditerranée est la Palestine et non le Maghreb.

C’est dans ce contexte qu’est intervenu le « conflit » hispano-marocain autour de l’îlot Persil situé le long de la côte marocaine. S’agit-il pour les Espagnols de renforcer la surveillance dans le détroit de Gibraltar ?

Je ne crois pas. Toute cette affaire est une procédure dissuasive des Espagnols pour empêcher que le problème de Ceuta ne soit posé. C’est la seule logique qu’on peut trouver. Je parle de cet îlot dans mon livre parce qu’il serait, selon certains hellénistes, l’îlot de Calypso. Ce n’est même pas un îlot mais un rocher encastré dans la côte marocaine ; il ne figure sur aucun traité. Tout d’un coup, les Espagnols s’insurgent de l’installation de quelques gendarmes marocains sur ce rocher. Les autorités marocaines ont expliqué qu’elles avaient mis à jour une cellule d’Al-Qaeda qui aurait cherché à commettre un attentat spectaculaire en lançant des vedettes bourrées d’explosifs sur des navires dans le détroit [NDR : depuis les attentats de Casablanca, cette hypothèse a été remise en avant par le Maroc]. On ne voit pas pourquoi l’Espagne s’est mise alors à tempêter si l’on ne tient pas compte des négociations avec la Grande-Bretagne à propos de la rétrocession de Gibraltar. Même si les Gibraltariens s’y opposent, cela finira par se faire. Or la communauté internationale d’avant le 11 septembre 2001 prônait l’impossibilité pour les deux côtés du détroit d’être détenus par la même puissance, ce qui serait le cas si le Rocher était rétrocédé à l’Espagne. Les Marocains ont toujours clamé : « Quand l’Espagne récupérera Gibraltar, nous poserons la question de Ceuta. » La querelle autour de Persil, c’était surtout pour éviter que la question de Ceuta ne soit posée dans un contexte général de discorde entre les deux pays avec le problème de l’immigration, le non-renouvellement des accords de pêche et la question du Sahara Occidental. Le résultat fut que les Américains se sont posés en médiateur et que Rabat et Madrid ont accepté l’intervention de Colin Powell. Ce qui a permis aux Américains de s’implanter dans le détroit.

Vous parliez tout à l’heure de poussée islamiste…

J’ai été frappée lors de mes derniers séjours au Maroc par deux phénomènes. D’abord, nous en avons parlé, le désir de plus en plus fort d’une grande partie de la population, surtout la jeunesse, de quitter le pays. L’autre phénomène latent a explosé après les législatives de l’automne 2002 où l’on a vu le parti islamiste, le Parti Justice et Développement, dit modéré — il l’est au plan politique mais pas au plan des mœurs, on dit « modéré » simplement parce qu’il accepte de s’inscrire dans le jeu politique traditionnel — arriver en troisième position, passer de 12 à 42 députés, encore qu’il ne fut pas présent dans toutes les circonscriptions. Le PJD utilise le Parlement comme tribune pour contrôler les mœurs et la société. Parallèlement les voiles ont commencé à se multiplier dans les villes, car c’est un phénomène surtout urbain et péri-urbain. Pour l’instant ils ne proposent pas de lois mais utilisent les questions orales et bloquent certaines décisions comme le nouveau statut de la femme. On sent leurs idées mordre — directement ou indirectement — puisque dans la presse on ne pose plus la question du voile, mais la question de la discrimination de celles qui se voilent. Il y a une imprégnation certaine.

On ne comprend pas la politique du Premier ministre espagnol qui privilégie une alliance avec les USA en acceptant la guerre en Irak et se détourne de son principal voisin au sud. N’est-ce pas jouer avec le feu ?

Je comprends difficilement le sens de la politique d’Aznar qui donne des coups de pied vers la rive Sud et au Nord s’appuie sur la Grande-Bretagne plutôt que la France. J’esquisse une explication : Aznar veut donner à l’Espagne un rôle international comme puissance européenne. En prenant ces positions extrêmes à l’égard de pays du Sud pourtant proches de lui, il a pu gagner l’appui de Blair et se ménager une place en Europe. Les socialistes espagnols annonçaient trois priorités en politique étrangère : l’Europe, le Maghreb et l’Amérique latine. Aznar, lui, choisit la confrontation. On peut le regretter mais nous ne sommes pas dans un con-texte où certains veulent que les choses s’apaisent. Bien au contraire. On n’est pas dans une situation où l’on a envie que les relations s’améliorent entre le Nord et le Sud mais où l’on a envie de forcer le Sud à être comme on veut qu’il soit. Jusqu’à présent ça a l’air de marcher. On peut le regretter mais c’est comme ça.

Finalement le détroit reste-t-il toujours un pont entre les deux rives ?

Dans le passé, au cours des derniers siècles, c’était une zone de passage avec des moments où c’était le Sud qui passait vers le Nord, et de temps en temps le contraire. Mais il y avait circulation. La notion de frontière est récente. D’un point de vue culturel, cela s’est toujours mélangé. Mais qui dominait dans ce mélange ? C’est là le problème. Cela obéissait aux aléas politiques. Jusqu’aux XIIIème et XIVème siècles, le mélange était encore équilibré. De raconter l’histoire du détroit m’a donné le sentiment d’une grande relativité des choses puisque c’est la répétition incessante des mêmes phénomènes. Sans faire de projection, tous les ingrédients sont présents pour que le détroit devienne une zone d’épouvantables confrontations, ou bien, s’il y a essor économique et si les relations internationales s’apaisent, il peut devenir, comme il le fut dans le passé, une zone de contacts fructueux. Tout est possible. Mais de temps en temps, l’Histoire dérape… Comme aujourd’hui.

Post-scriptum

Cet entretien a été réalisé avant les attentats à Casablanca le 16 mai 2003.

Notes

[1Gibraltar, croisée de mondes — d’Hercule à Boabdil, et Gibraltar, improbable frontière — De Colomb aux clandestins de Zakya Daoud, Éditions Séguier, 2002. Du même auteur : Abdelkrim, une épopée d’or et de sang (1999), Féminisme et politique au Maghreb (1996), Les Marocains des deux rives (1999).

[2Melilla, l’Europe au pied du mur, un film de Arlette Girardot et Philippe Baqué, Éditions La Médiathèque des Trois Mondes, 1998.

[3Ceuta et Melilla sont deux enclaves espagnoles en terre marocaine, tout comme plusieurs archipels (Peñon de Vélez de la Gomera, Peñon de Alhucemas ou Chafarinas) situés à proximité des côtes marocaines.