Vacarme 24 / arsenal

exils, mélanges, miroirs entretien avec Nuruddin Farah

L’exil est une expérience de l’arrachement. Arrachement que prolonge la réminiscence, qui assène sans sommation son cortège de voix et de parfums perdus. Puis, c’est la question du retour. Revenir. Revenir ? Nuruddin Farah, l’un des rares créateurs somaliens à prendre le parti de l’exil face à la brutalité du dictateur Siyad Barre, ne sait où revenir. Siyad Barre fut déchû en 1991. Et ce jour de délivrance est aussi devenu celui de l’exil en Somalie. Flots de réfugiés fuyant la violence des combats que mènent ces prétendants au pouvoir toujours plus nombreux et improbables. Mais aussi, exil d’un pays en lui-même, en deçà de lui-même. Etre en Somalie, c’est assister impuissant à la déchéance d’un pays sans pouvoir, un pays sans loi, un pays sans dehors, non plus, tant est immense l’indifférence du monde. L’exil somalien, c’est aujourd’hui la Somalie au lieu même de la Somalie. Revenir sur sa terre lorsque le sol s’y dérobe ? Revenir ?

Michel Agier : Pour aborder le thème de l’écriture dans l’exil, peut-être pourrions-nous partir de votre propre exil : vous avez quitté votre pays de naissance, la Somalie, en 1972, il y a plus de trente ans. Vous avez vécu en Ouganda, au Kenya, au Nigeria, en Angleterre, en Suède, en Italie, et depuis 1999 au Cap en Afrique du Sud. Comment se dessine cette route de l’exil dans votre souvenir ? Avez-vous en mémoire chacun de ces lieux ? Leur succession a-t-elle un sens et est-ce que cela compose un monde propre ? Ou, dit d’une autre manière, êtes-vous heureux dans le monde que compose l’exil ?
Nuruddin Farah : Cela n’a guère d’importance, mais j’ai quitté la Somalie en août 1974. De plus, je venais de passer quatre ans en Inde ; c’est en Inde que j’ai écrit mon premier roman, Née de la côte d’Adam. Quoi qu’il en soit, en 1974, j’avais déjà deux livres en projet. Lorsque je suis arrivé au Royaume-Uni pour suivre des séminaires de théâtre, j’avais des projets d’écriture précis. Pour cette raison, je m’étais préparé – un peu comme un chameau qui amasse des réserves dans ses estomacs – à partir en exil un jour, ou à me retrouver en prison à cause de ce que j’écrivais.

Le chemin que j’ai suivi avant d’aboutir à ma situation actuelle (je ne vis plus en exil, mais dans un pays qui n’est pas le mien, en partie par choix) est parsemé de hasards. Souvent je me rappelle qu’en 1976 mon frère aîné me conseilla d’ « oublier la Somalie », car il craignait que je ne finisse en prison – ou pire encore – à cause du roman satirique qui venait de paraître à Londres. Je suis d’un naturel qui me pousse à relever les défis, et j’ai pris le conseil de mon frère comme un défi. J’ai mis assez abruptement fin à notre conversation téléphonique et, de l’intérieur de cette injonction (« Oublie la Somalie. ») a commencé de poindre une injonction diamétralement opposée : « Souviens-toi de la Somalie. » Ainsi, comment un jeune écrivain africain, qui ne pouvait compter sur aucun financement pour écrire et qui n’avait guère de perspectives d’emploi, pouvait-il « se souvenir de la Somalie », à moins d’exploiter les souvenirs opulents qu’il avait recelés dans un coin de son cerveau longtemps auparavant ? C’était là le trésor auquel il fallait sans cesse revenir… Je suis d’accord pour dire que, dans les romans que j’ai écrits à l’étranger, la Somalie reflète le pays de mon imagination : ce n’est pas la reproduction fidèle d’un pays où l’on vit… J’irais même jusqu’à dire que j’ai transformé la Somalie en un pays imaginaire ; ceux qui ne sont jamais allés dans ce pays peuvent s’y retrouver fort aisément. Il m’arrive de croire que j’écris d’autant mieux au sujet de la Somalie que j’en ai été tenu si longtemps éloigné et que c’est devenu pour moi, non un pays imaginaire, mais un pays imaginé.

M. A. : Cela me fait penser aux « retournés » guatémaltèques : après avoir été réfugiés au Mexique (un bon nombre vivant dans la province du Chiapas) où ils ont passé plus de dix ans, du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, ils sont revenus dans leurs villages, mais arrivés là, ils n’ont pas repris leur vie antérieure, ils ont poursuivi leur expérience migratoire, vers le Mexique et vers les États-Unis. On peut ainsi se demander s’il n’y a pas une aptitude à la mobilité qui s’apprend dans l’exil lui-même, au détriment de l’identification à un lieu, et dans son dépassement ?

N. F. : Je citerais un dicton du Prophète Mohammed, un de ceux que je préfère : « Voyager, c’est l’enfer. » Certes, à son époque, voyager était une épreuve plus difficile, plus exigeante. Mais ce que nous dit ce dicton, c’est que tout voyageur fait une expérience enrichissante, et qu’il faut apprécier pleinement : cela consiste à franchir les différentes étapes de l’enfer en survivant à des difficultés auxquelles on n’avait jamais fait face. Par ailleurs, tous les récits ne sont-ils pas des histoires de retour : le retour de l’explorateur, le retour du fils prodigue, le retour quotidien du berger ? Enfin, l’expérience de celui qui rentre chez lui n’a de valeur que comparée aux changements qu’a subis le lieu originel.

M. A. : Vous avez appris à parler dans la langue somalie, à lire dans la langue arabe, et vous avez décidé d’écrire en anglais. Comment cela s’est-il passé ? Comment se sont faits ces apprentissages successifs ? Est-ce que ces registres de langue sont distincts dans votre existence ou se mêlent-ils, se chevauchent-ils ? Bien sûr on pense au métissage, à l’homme métis, dont la plus belle expression est sans nul doute celle du « tiers-instruit » dont parle Michel Serres : il est la somme des apprentissages et, dans cet assemblage, il est plus que la somme, un être totalement original. Comment la langue illustre-t-elle ces combinaisons du multiple ? Avez-vous une langue pour les sentiments, une langue pour la raison, une autre pour la spiritualité ?

N. F. : J’ai appris à apprécier l’hybridité en apprenant à me connaître, et c’est en apprenant à me connaître que j’ai pris la mesure de ce que je sais de ma société. Je me souviens que, tout jeune encore, on m’a envoyé à une école qui se situait à 1 200 kilomètres de chez moi, et que, à chacun de mes retours, je racontais de moins en moins aux miens ce que j’avais vécu. Je craignais qu’ils ne comprennent pas ce que je voulais dire. Plusieurs années plus tard, je suis allé vivre en Inde : quand je suis rentré, je me suis aperçu que je ne possédais pas de connaissances linguistiques suffisantes, que je n’avais pas de langage approprié pour m’exprimer. D’une certaine façon, l’écriture est devenue le moyen d’accéder à l’ineffable. Certes, j’ai choisi d’écrire en anglais pour des raisons concrètes : il n’y avait pas, à l’époque, d’alphabet somali ; ma façon de penser était influencée par la langue anglaise plus que par n’importe quelle autre ; enfin, j’ai pu me procurer une machine à écrire en caractères latins !

Mais au-delà de ces raisons, tout ce que j’ai écrit reflète et rassemble l’ensemble de mes expériences dans les différentes langues que je parle. Ces images venues de plusieurs langues, je les « traduis » dans un système codifié, monolingue, ce qui permet aux lecteurs de saisir ce que je cherche à dire.

M. A. : Il y aussi la question de la traduction. Nous croyons tous à la richesse de nos langues : une langue unique, mondiale, serait appauvrissante, d’où l’échec de l’espéranto. Mais si l’espéranto a échoué, son utopie est toujours rappelée. C’est qu’il nous faut vivre ensemble l’identité, le propre, et l’altérité, le multiple, et donc apprendre à nous confronter en permanence aux « problèmes » de la traduction. Comment vivez-vous cette universalisation dans la traduction, ce passage de l’identité au multiple, en tant qu’exilé et en tant qu’auteur ? Est-ce une multiplication de soi, en miroirs, ou une transformation de soi ? Vous arrive-t-il de vous sentir trahi dans les traductions de votre œuvre vers d’autres langues et d’autres cultures ?

N. F. : S’il est vrai qu’un miroir ne peut pas se voir lui-même sans le truchement d’un deuxième miroir, on ne peut, de même, « s’assurer » de la richesse d’une langue qu’en essayant de traduire des expériences vécues dans une langue donnée. C’est là un double problème : de même qu’il est difficile de passer d’une langue à l’autre, votre vision d’un événement, ou la mienne, n’est que rarement la réplique de ce que perçoit un tiers. À cause de ces divergences, nous vivons dans un monde fait d’approximations, dans lequel ce n’est pas le moi qui se divise, mais les significations qui prolifèrent. Cela nous permet de croire que nous sommes sans cesse en train de nous transformer. Toutefois, cela ne me déprime nullement de lire des traductions de mon œuvre dans une autre langue, car je crois que toute traduction consiste à réécrire, non pas tant le texte original, que son interprétation.

M. A. : L’exil est le véritable contexte social de votre écriture, le point de départ. Vous écrivez, dans Hier, demain : « L’idée même de l’exil déclencha mes facultés d’imagination comme on démarre un moteur. » [1]. Est-ce un décrochage de la réalité ou une libération de la parole sans entrave ? Vous dites [2] : « Pour diverses raisons encore inexpliquées, j’ai eu pour seule demeure, depuis un peu moins de vingt ans, un territoire aux contours imprécis, que j’ai l’habitude de nommer le pays de mon imagination. » Qu’est-ce qui peuple le « pays de l’imagination » de l’écrivain ? Quelle liberté, quel droit d’écrire vous a donné l’exil ?

N. F. : J’ai écrit quelque part que l’exil m’a libéré des contraintes familiales, et des chantages sociaux. L’exil m’a libéré de la présence quotidienne de ma mère, qui m’aurait peut-être appelé pour me dissuader d’écrire tel ou tel texte polémique. L’exil m’a permis de ne tenir aucun compte des élucubrations de mes amis, qui étaient susceptibles d’influencer le combat idéologique que je livrais au dictateur de l’époque en ne tenant compte que de leur intérêt personnel. Grâce à l’exil, à la distance, j’ai pu distiller mon expérience de la tyrannie et lui donner une forme malléable, ce qui n’aurait jamais été possible si j’avais vécu au pays, avec un tel ou un tel pour respirer bruyamment derrière moi, avec la police secrète au fait de mes moindres mouvements et toujours prête à me jeter en prison.

M. A. : J’ai perçu, dans un passage de Hier, demain, une situation et des personnes très proches de celles que je vois dans mes propres recherches, et en même temps je vous ai trouvé plus distant : c’est lorsque vous vous trouvez auprès des réfugiés somaliens du centre de Horow, près de Lucerne, en Suisse, ouvert par la fondation Caritas. Ne possédant rien, ils reçoivent l’aide alimentaire une fois par semaine, ils sont, dites-vous, « obnubilés par la sécurité » ; ils sont vulnérables, affaiblis, traumatisés, ils ont le souvenir de souffrances, d’atrocités, mais n’ont pas d’autres sujets de conversation. Cela me fait penser aux réfugiés qu’on trouve, en Afrique, dans les centres de transit, ceux qui sont encore proches de l’expérience des massacres, des fuites, et dont la prise de parole, ou le « témoignage », a du mal à se construire, à la différence de ceux qui sont déjà stabilisés dans les camps ou les villages ouverts par les organisations humanitaires. De même, de manière contrastée, vous relatez d’autres rencontres avec des gens formidables : des femmes par exemple, en Italie, qui trouvent, bien mieux que les hommes, comment survivre, et qui instaurent de nouveaux rapports hommes-femmes, remettent en cause la vision clanique de l’identité, qui est une vision masculine, etc. D’autres rencontres encore, que vous relatez, sont enrichissantes par leur caractère très réflexif. Elles nourrissent votre réflexion.

N. F. : Écrire Hier, demain m’a pris beaucoup de temps, ce qui implique que j’ai souvent changé d’humeur, que mon moral a connu des hauts et des bas, selon les circonstances dans lesquelles je me trouvais. Par exemple, j’ai donné un compte rendu spontané et authentique de ma visite au centre de réfugiés de Horow, près de Lucerne, ce qui n’a pas toujours été possible à d’autres moments de mon enquête. Il y a les premières scènes du livre, la discussion que j’ai eue avec ma sœur et mon père peu après leur arrivée dans un camp de transit à Mombasa. La manière dont sont construits les témoignages dépend beaucoup de l’état d’esprit de l’enquêteur, ou de ses doutes. Peut-on envisager que, si je me suis senti mal à l’aise au centre de réfugiés de Horow, c’est parce que les histoires des réfugiés ne m’ont guère semblé fidèles à leur expérience, ou à mes souvenirs d’autres centres, en Suède par exemple ?

M. A. : Les migrants, il me semble, ont choisi, même sous le poids des contraintes sociales et économiques, de partir en construisant un projet dans le lieu de destination ; au contraire, les réfugiés n’ont pas choisi leur voyage. Celui-ci représente plus la rupture brutale de projets antérieurs que la réalisation d’un projet de déplacement. Pour distinguer, cette fois, réfugiés et exilés, Edward Saïd écrit : « The word ‘refugee’ has become a political one, suggesting large herds of innocent and bewildered people requiring urgent international assistance, whereas ‘exile’ carries with it a touch of solitude and spirituality. » [3]. Faites-vous, comme Edward Saïd, la distinction entre les conditions d’exilés, réfugiés, expatriés, émigrés ? En tant qu’exilé, vous sentez-vous proche des « réfugiés somaliens » ? En quel sens ? Que partagez-vous avec eux ? Que rejetez-vous ?

N. F. : Je crains de ne pouvoir m’offrir ce luxe qui consiste à distinguer exilés et réfugiés. À mon avis, tant que notre pays reste ce qu’il est actuellement, sans gouvernement central, tous les Somaliens entrent dans la catégorie des réfugiés. Si j’hésite à distinguer le statut d’exilé de celui d’émigrant, c’est que j’ai vu un nombre croissant de gouvernements européens violer la convention de Genève, en particulier, et les droits des réfugiés en général. Par exemple, le gouvernement italien a classé les Somaliens dans la catégorie des immigranti ou des extra-communitari, c’est-à-dire dans la catégorie des « immigrés pour motifs économiques » et non dans celle des réfugiés, avec les droits que cela implique ; du coup, il n’a pas à leur accorder le statut de réfugiés, ni les droits qui vont avec. À ce que je constate, les autorités de l’Union européenne ont exploité certaines lacunes dans les textes de loi pour s’assurer que l’Europe restait une forteresse protégée contre les réfugiés du monde entier. Quant à savoir si je me définis comme un exilé ou comme un réfugié, voici ce que je dirais : du fait de ce que je suis, on m’a accordé la nationalité de deux autres pays, ce qui m’amène à penser que, sans la bonne réputation dont je jouis et qui force le respect, je serais un réfugié comme les autres.

Post-scriptum

Traduction de l’anglais par Guillaume Cingal

Notes

[1Hier, demain, Le serpent à plumes, 2001, traduit de l’anglais par Guillaume Cingal, p. 103

[2ibid. p. 101.

[3« ‘réfugié’ est devenu un terme politique évoquant des troupeaux innombrables d’innocents stupéfaits qui relèvent d’une aide internationale d’urgence, alors qu’‘exilé’ suggère la solitude et la spiritualité. » Edward W. Saïd, Reflections on Exile and Other Essays, Harvard University Press, 2001, p. 181.