mai 68 : une théorie pure de l’autorité ?

par

L’histoire légendaire des gauches entretient un rapport d’une ambiguïté fondamentale avec l’autorité : d’un côté, c’est l’histoire d’une émancipation progressive de toutes les figures de l’autorité, de l’autre c’est celle d’insurrections répétées contre les pouvoirs arbitraires et conventionnels au nom d’autorités plus universelles : la justice, l’égalité, la liberté... Mai 1968 apparaît alors comme l’étrange apex d’une telle histoire et d’une telle ambiguïté. Notre aboutissement. Ou peut-être encore notre avenir.

« Autorité, mon cul ». Raymond Queneau, Zazie dans le métro.

Il est classique de lire l’histoire de la gauche comme l’histoire de l’émancipation progressive, à la fois individuelle et collective, de toutes les formes d’autorité dans l’horizon d’une vie enfin rendue à sa pleine autonomie ou à sa libre activité.

Schématiquement, une telle histoire pourrait se résumer en quatre moments :

1. L’émancipation par la Renaissance et l’âge classique de l’« argument d’autorité » propre à la pensée scolastique. Cet argument n’avait en soi rien d’absurde, il consistait simplement à reconnaître qu’en l’absence de solutions certaines par la démonstration ou l’expérience, il était plus raisonnable — au sens de plus probable — de se fier aux grands Auteurs reconnus et confirmés par la tradition qu’aux témoignages du premier venu. Quand on ne peut s’assurer de rien par soi-même, il est plus sage de croire en Aristote ou en Platon qu’en son humeur ou en sa sympathie du jour. Mais le problème était double. D’une part, un tel argument, aussi raisonnable fut-il dans son principe, s’avérait, dès que galvaudé, un univoque soutien de tous les conservatismes : de condition de la pensée, il devenait interdiction de penser par soi-même et soumission à la tradition. D’autre part, il ne permettait plus du tout de rendre compte des bouleversements scientifiques, techniques et géographiques du temps : que pouvaient donc autoriser les Anciens sur la mathématisation de la nature, le microscope et le télescope, le Nouveau Monde et les mondes innombrables d’au-delà de la lune ? À l’orée de notre modernité, il était temps de se débarrasser de cet argument sage devenu fou. Il n’y a plus de savant autorisé d’avance, plus de maître indépassable, plus de directeur de conscience et que chacun pense par soi-même.

2. L’émancipation, par les Lumières libérales ou républicaines, des figures traditionnelles de l’autorité — le prêtre, le médecin, l’officier —, et l’émancipation par les Lumières radicales de la double figure archaïque de l’autorité, Dieu comme Auteur de la Nature et le Roi comme père de la nation. Les Lumières, c’est en effet d’abord ceci : d’une part en finir avec toute autorité extérieure, « sortir de l’homme de son état de minorité (à entendre au sens juridique : soumis à une autorité de tutelle) » comme disait Kant, d’autre part en finir plus radicalement encore avec les sources même de ces autorités, c’est-à-dire Dieu, cet « Être souverain en méchanceté » comme disait Sade, et le Roi, l’ennemi du peuple qui le trahit. Varennes, Varennes. Autrement dit, il ne suffit pas de libérer la pensée de tout savoir traditionnel, il faut encore libérer la vie de toute prescription traditionnelle : non seulement plus de prêtre, plus de médecin, plus de général, mais plus de Roi qui les gouverne tous, et plus de Dieu qui légitime encore un tel gouvernement.

3. L’émancipation, par le mouvement conjoint du communisme et de l’anarchisme au XIXe siècle, de toute autorité non plus seulement traditionnelle mais aussi bien actuelle. L’enjeu semble encore simple : il s’agit d’en finir non seulement avec toutes les figures ancestrales de l’autorité, mais tout autant avec leurs avatars actuels : plus de patrons ni de contremaîtres (l’autorité au travail), plus de chefs, ni de présidents ni de représentants (la représentation, c’est l’autorité des usurpateurs), plus de juges (le juge, c’est le valet de pied des dominants), plus de père (avec la tête de Louis XVI, c’est la tête de tous les pères de famille qui a été décapitée), plus de mâles (le mâle, c’est le patron infiltré dans la maison comme disait déjà Flora Tristan). Au cœur de la Révolution industrielle dans toute l’Europe, c’est-à-dire au cœur de cet arraisonnement formidable des autorités spirituelles par les autorités matérielles, semblait ainsi s’abolir toute distinction entre l’autorité comme principe de légitimation du pouvoir et le pouvoir lui-même : il fallait en finir non seulement avec tout ce qui légitime la contrainte mais avec toutes les contraintes réelles d’un univers patriarcal, machiste, capitaliste, bourgeois, car celles-ci s’étaient depuis longtemps affranchies de toute autorité extérieure — elles ne se soutenaient plus que de leurs effets, or leurs effets, c’était la misère et l’asservissement du plus grand nombre.

4. Enfin mai 1968 comme introjection formidable de tous les anti-autoritarismes précédents : non plus seulement dénoncer d’un même élan toutes les autorités extérieures, mais pourchasser au plus profond de soi tout ce qui est susceptible de faire encore autorité : chasser le flic ou le fasciste encore capable de se dissimuler dans les replis de son propre cœur, ne plus se vouloir auteur ni maître, ne plus faire œuvre, ne plus même se poser en sujet, mais se laisser glisser le long de lignes de fuite désubjectivantes, sans maîtrise et sans espoir de succès (le succès, c’est encore de l’hétéronomie, de l’obéissance à des valeurs autres). Plus de maîtres, plus de sujets, plus de réussites ni d’échecs, mais des flux et des multiplicités : Deleuze et Guattari en feront plus tard l’apologie la plus juste. Avec mai 1968, ce n’était donc plus seulement les principes, les institutions ou les pratiques de l’autorité qu’il fallait éradiquer, mais quelque chose d’encore bien plus profond : la triple tendance à l’autorité, c’est-à-dire la tendance à se poser comme l’auteur de son action ou de son œuvre, la tendance à se considérer comme légitime en une telle position, et la tendance à s’autoriser de cette légitimité pour en imposer aux autres. 1968 devenait ainsi synonyme d’un anti-autoritarisme hyperbolique, combat tous azimuts contre tous les sentiments d’être « dans son bon droit » : au-delà même des bourgeois ordinaires, sus au « bon droit » des autorités universitaires (et Paul Ricœur se retrouva avec une poubelle sur la tête), sus au bon droit de nos propres maîtres (« les structures ne descendront pas dans la rue » et « Godard est le plus con des maoïstes pro-chinois »), sus au bon droit du militant se permettant d’inculquer la ligne de masse au prolétariat ignorant (mais d’où il parle celui-là ?), sus même à ses prétendues expériences vécues (« cessons de nous prendre au sérieux »). En bref, plus de principes (même la réalité a cessé d’être un principe diront Deleuze et Guattari) et plus de valeurs (pas même l’égalité, la liberté ou la fraternité), plus de droits (pas même le droit des minorités ou des victimes), plus de sujets ni de maîtres (et surtout pas soi-même). Voilà le seul plan ou la seule lutte finale dignes de ces noms, mais à condition que l’échec fasse partie du plan et que la lutte ne finisse jamais.

**

À reprendre la fable d’un tel parcours vers l’émancipation quarante ans plus tard, aussi succincte que fut sa description, on ne peut qu’être stupéfait devant la remise en cause formidable de ces quatre grands moments. Reprenons-les en effet un à un à l’aune de ce à quoi ils ont abouti aujourd’hui.

1. L’argument d’autorité est sans grand doute redevenu l’argument archi-dominant. Pis même, dans nos « sociétés du savoir » ultra-spécialisées, il a sans doute atteint à une puissance jusque-là inégalée. Dans la pensée scolastique, ce n’était en effet qu’un pis-aller : ce à quoi l’on faisait appel quand toute démonstration purement rationnelle ou expérimentale avait échoué. Aujourd’hui, au contraire, dans la mesure où il devient de facto impossible de vérifier non seulement la légitimité des recherches poursuivies dans d’autres disciplines, mais souvent les propres recherches de son voisin de laboratoire, l’argument d’autorité n’est plus pis-aller mais fondement : la quasi-totalité de ce qu’on sait on ne le sait ni par expérience, ni par raisonnement, mais par enregistrement d’un savoir autorisé. En comparaison, la Sorbonne médiévale, celle que nous décrit par exemple Alain de Libera, apparaît donc comme un haut lieu d’argumentation démocratique, presque une communauté des hommes rationnels. Autrement dit, la science institutionnelle a parfaitement cessé de servir d’avant-garde à un mouvement de libération des esprits. Politiquement, elle n’est plus un danger pour les autorités en place (la science religieuse ou la science royale), mais elle est devenue elle-même une autorité, ou plus exactement un empilement d’autorités ne reposant plus en dernier recours que sur un argument d’autorité insondable : même plus l’auteur en tant qu’auteur (donc pouvant être encore jugé par son œuvre), mais l’Auteur en tant que pure place (ne pouvant plus être jugé du tout puisque se réduisant à la place qu’il occupe dans les procédures de validation du savoir). Du même coup, un soupçon perce, et l’on est obligé de se demander si Nietzsche ou Lacan n’avaient pas raison de dénoncer cette fable progressiste identifiant le progrès de la science et le progrès de l’autonomie humaine. Et si c’était l’inverse ? Et si la science moderne avait son fondement non pas dans le mouvement de libération progressive de l’humanité de ses tutelles autoritaires, mais dans exactement l’inverse, c’est-à-dire dans le feu religieux et métaphysique, seul capable de produire cette circularité démente : n’a plus d’autorité que celui qui a été auparavant autorisé à en avoir.

2. De même, notre époque témoigne d’un retour formidable des figures tutélaires de l’autorité : le prêtre, le médecin, l’officier. En France, c’est peut-être l’un des effets pervers de l’abolition du service militaire obligatoire. Sans doute était-ce là une sage mesure, mais elle a tout de même un coût : dès qu’il est question de guerre, aujourd’hui, les nouveaux experts, les nouveaux représentants de l’art de la guerre, redeviennent logiquement les militaires. Et il en va de même des prêtres et des médecins. En deçà même des orientations explicites d’un Bush, d’un Blair, ou d’un Sarkozy, il faudrait mesurer précisément combien le développement des différentes sortes de comités d’éthique, de commissions de tous ordres, a pu servir de marchepied pour une reprise en main du politique par le religieux. Quant aux médecins, que pouvaient encore stigmatiser Molière ou Kant, ils n’ont à coup sûr jamais eu autant d’autorité : ils en avaient déjà quand ils ne savaient guère soigner, comment seulement poser des limites à leur autorité quand ils y parviennent un peu ? Mais allons plus loin : en deçà de ces trois figures canoniques de l’autorité, c’est peut-être les figures architectoniques de l’autorité, Dieu et le Roi, qui font retour. Dieu comme condition de sauvegarde de toute autorité en tant que fondement de l’identité de la Vérité et du Bien. À ce compte-là, il n’y a en effet même plus besoin d’invoquer un quelconque retour des religions. Dieu peut tout à fait redevenir fondamental dans une société de mécréants, l’essentiel n’étant pas qu’il soit loué mais qu’il supporte le principe d’autorité : il y a de la légitimité, il y a de l’identité du vrai et du bien, ou de l’identité de la science et de la politique, tel est son nom fondamental, et tel est le nom dont ont le plus besoin nos sociétés du savoir. Quant au retour du Roi, il en découle logiquement : dans toutes les sociétés démocratiques, le pouvoir se personnalise, se présidentialise, s’évide de tout contenu programmatique de manière effarante. À perdurer trop longtemps, il va de soi qu’un jour la tendance finira par rejoindre sa vérité : la restauration du principe monarchique.

3. Quant aux figures dérivées qu’ont produites de telles autorités fondamentales : le patron, le représentant politique, le père, il s’est passé logiquement le même phénomène, bien que de manière plus complexe. Celles-ci semblent avoir regagné tout le terrain perdu, mais au prix d’une désagrégation de l’unité de leurs figures. Le patron, aujourd’hui, n’est plus que salarié, mais il n’a jamais été aussi puissant, à la condition seulement de se disséminer tout le long de l’échelle managériale. Le capitalisme d’aujourd’hui semble connaître ce qu’a connu la chrétienté au XVIe siècle : qu’il n’y ait à la limite plus de patron et que l’intérêt des actionnaires évince tout principe d’autorité plus ancien, mais à condition, pour paraphraser Luther, que « chacun devienne à lui-même son propre patron ». De même le représentant politique d’aujourd’hui doute peut-être comme jamais de sa propre légitimité, mais d’abord parce qu’il n’a jamais été autant sollicité : dans un monde où la socialisation politique transversale s’affaisse, le représentant vertical de l’autorité devient la seule référence — on comprend qu’il se sente soudain mis en danger même si cela n’a sans doute rien à voir avec la remise en cause de son autorité, au contraire. Enfin, quant au père, si l’on parvient à être sourd à toutes les foutaises réactionnaires du jour, force est bien de reconnaître qu’il est maintenant partout : les mères célibataires, les enseignants, les éducateurs sportifs, les grands frères, tout le monde est aujourd’hui en charge d’occuper la fonction de père, c’est-à-dire la fonction de limite et de réconfort. À dissoudre le familialisme patriarcal, on a mis du désir de père à tous les étages de la société.

4. Mais surgit le devenir de mai 68. Et alors, tout se brouille, tout commence à paraître plus indistinct. Car, d’un côté, ces différents coups d’arrêt à l’émancipation progressive et harmonieuse de l’humanité furent aussi le produit de Mai 1968. Sa leçon consistant à rappeler que les combats contre l’autoritarisme n’ont généralement pu produire que de nouvelles autorités, tout comme sa défense des « mémoires courtes » et des petits récits contre les mémoires traditionnelles ou les grands récits d’émancipation (libéral, républicain ou communiste), ou encore sa condamnation de tous ceux qui prétendent parler au nom des autres, semblent, en effet, avoir contribué à dévaluer les organes traditionnels d’émancipation : syndicats, partis, banquets républicains. Mais d’un autre côté, en prônant des valeurs radicalement individualistes, en insistant sur des fonctionnements en réseaux transversaux et non plus pyramidaux (créer des Vietnam partout), comme en détrônant tous ses représentants classiques, mai 68 semble avoir tout autant contribué au développement d’un nouvel esprit du capitalisme et de la science, disséminant effectivement l’argument d’autorité dans toutes les sphères de la recherche et du marché, soutenant ainsi l’advenue de sociétés sans père, sans maître, sans contremaître, mais du même coup sans engagements et sans horizons. Tristesse des générations sans maître prophétisait déjà Deleuze. Autrement dit, mai 68 s’est trouvé accusé, et souvent par la gauche elle-même, d’avoir favorisé d’un côté le retour des macro-autoritarismes les plus archaïques, et de l’autre la démultiplication de micro-autoritarismes d’autant plus pernicieux qu’ils ont eux-mêmes intégré toute critique de l’autorité : le triomphe des marques ou des savants anonymes, c’est le triomphe de l’homme quelconque. En bref, l’anti-autoritarisme de mai 68, par sa radicalité, aurait fini par faire avorter trois siècles de lutte contre toutes les formes d’autorité.

**

On n’est toutefois pas obligé d’adhérer à cette ultime interprétation. Outre le ridicule qu’il y a à faire porter à un seul mois de révoltes étudiantes et ouvrières la réorganisation complète des formes mondiales du pouvoir et du marché capitaliste, et outre la contradiction interne du reproche d’avoir favorisé à la fois les autorités traditionnelles et des formes radicalement inédites d’autorité, une telle interprétation se heurte encore à un fait massif : depuis quarante ans, l’écrasante majorité de toutes celles et tous ceux qui ont cherché à inventer de nouvelles stratégies de résistance contre les formes à la fois nouvelles et anciennes de l’autorité (en matière de mœurs, de soins, de travail, de représentations dominantes…) se sont d’une manière ou d’une autre toujours revendiqués de l’héritage de mai 68 ; et inversement le « may 68-bashing » est devenu l’un des fonds de commerce les plus communs à tous ceux qui ont fait retour vers le marché, la religion, ou la demande de maître. Autrement dit, il est quand même un peu difficile de faire porter à la pensée de mai 68 la responsabilité exclusive, ou dominante, du surgissement d’autorités dont se réclament tous ceux qui passent leur journée à en dénoncer l’héritage.

Dès lors, on peut être tenté de proposer une interprétation absolument antagoniste : loin de mettre un terme ou un triste point de rebroussement, par inconscience, naïveté ou crétinerie petite-bourgeoise, à la longue lutte de la modernité pour l’émancipation de toutes les autorités arbitraires et brutales, mai 68 aurait au contraire porté cette lutte à son point d’incandescence, c’est-à-dire au point où elle ne peut plus se prévaloir d’aucune autre autorité qu’elle-même. Autrement dit, pour paraphraser Blanchot, la vraie leçon de mai 68 serait celle-ci : la lutte contre l’autorité n’a plus d’autre autorité qu’en elle-même ; elle ne peut se revendiquer ni de son histoire, ni de lendemains qui chantent, ni d’horizon indépassable, mais seulement de soi. Puisque la lutte contre l’autorité n’est pas une lutte contre le pouvoir, elle meurt de tout appauvrissement, ne pouvant s’instituer. Et réciproquement, on pourrait même penser que tous ceux qui ont pu renier l’héritage de mai 68 n’y sont parvenus que par un appauvrissement réel de leur capacité de créer et de penser. Mais d’une telle pensée, il est sans doute plus sage de se garder, tant elle est coûteuse en termes de ressentiment et de bassesse.

Une telle interprétation, toutefois, obligerait à revisiter en partie celle plus traditionnelle, qui consiste à voir essentiellement en mai 68 un mouvement anti-autoritariste. Au sens où il y aurait peut-être en lui bien davantage qu’une simple critique des autorités instituées : on pourrait au moins autant y trouver les prémisses d’une théorie pure de l’autorité entendue comme puissance de légitimation en deçà de toutes ses confiscations possibles. Car que fut aussi mai 68 ? Peut-être justement une manière de retrouver, non pas inconsciemment mais très consciemment, les fondamentaux de l’autorité. Au moins quatre.

1. D’abord, mai 68 fut une formidable « prise de parole » ou une « révolution symbolique ». C’est là l’interprétation classique de Michel de Certeau. Or, qu’est-ce que la parole ou le symbolique sinon le premier fondement de l’autorité, c’est-à-dire ce qui permet à un pouvoir de s’exercer sans violence par le libre consentement des sujets qu’il structure ? Michel de Certeau le rappelle explicitement : la parole « sort en dehors des structures, mais pour indiquer ce qui leur manque, à savoir l’adhésion et la participation des assujettis ». De ce point de vue, prendre la parole, ce n’est pas seulement défaire une autorité, c’est la remettre en jeu, ou en cause au sens de « cause toujours ». Et mai 68 apparaît alors comme l’exact envers d’un anti-autoritarisme pur : un autoritarisme littéral, une reprise par chacun de la question de l’autorité de son action qui est d’abord dans la parole.

2. Mai 68 fut ensuite un incroyable investissement des lieux de production moins du pouvoir que de l’autorité. En un sens, c’est peut-être même sa plus grande originalité par rapport aux révolutions précédentes : il ne s’agissait pas de prendre l’Hôtel de ville, la Préfecture de police, les casernes, les partis et les syndicats, ou encore les banques et les Conseils d’administration, mais la Sorbonne et les usines, la rue et les médias, les lieux dits de Culture et les lieux de vie (de l’internat des jeunes filles (donc de la différence des sexes) à l’autorité parentale (donc au principe de filiation)). Autrement dit, il s’agissait moins de s’attaquer au pouvoir lui-même, que de le suspendre pour mieux remettre en cause les autorités par lesquelles il se légitime ordinairement : le Savoir, le Travail, la Production, la Famille, les Spectacles publics. Or, remettre en cause les formes de légitimation sans s’attaquer directement aux centres des pouvoirs qui tentent de s’y fonder, c’est encore reconnaître que ces formes ont un sens et qu’il serait insensé de les abandonner à l’encan. C’est le contraire d’un mouvement irréfléchi de jeunes écervelés : c’est une demande, peut-être inégalée dans l’histoire, de savoir, de communauté, de mise en partage de la sensibilité.

3. Mai 68 fut encore un splendide mouvement de « transversalité » pour reprendre le concept que Guattari forgea pour le décrire. Or, la transversalité, c’est l’affirmation de relais ou de communication possibles entre toutes les formes de discours et de pratiques sans que ces relais ou cette communication n’aient besoin de passer par un centre. De ce point de vue, c’est s’égarer que de le lire exclusivement à travers l’opposition mouvement étudiant/mouvement ouvrier. Ce fut les deux à la fois parce que ce fut beaucoup plus que cela, un mouvement qui faisait complètement éclater toute grille de lecture binaire : mai 68 pouvait faire se croiser étudiants et ouvriers parce qu’il croisait aussi question des mœurs et question sociale, question du pouvoir et question du travail, question de la famille et question de l’État, questions éthiques ou religieuses et questions internationales. Mais d’où venait, d’où pouvait venir une telle transversalité ? Soit on croit en la pensée magique, aux coïncidences inexplicables ou à la communion des saints, soit on en revient à la question de l’autorité, et avec une telle force, qu’on affirme soudain la possibilité pour une forme d’autorité pure (l’amour, le désir, la communauté, la liberté…) de s’émanciper de toutes ses institutions particulières pour se diffuser librement dans l’ensemble du corps social.

4. Mai 68 fut enfin une nouvelle manière de poser la question de la violence. Car là aussi réside une part de sa singularité : comparativement, ce fut la révolution la moins violente de l’histoire, mais ce ne fut pas non plus une révolution non-violente puisqu’il s’agissait de l’explosion de formes de contestations non-autorisées. Mai 68 fut peut-être le premier mouvement à comprendre qu’on ne pouvait plus trancher entre les deux formes classiques de contestation de l’autorité : sa déconstruction intérieure et sa critique violente énoncée du dehors. Dans un texte exemplairement à cheval sur cet événement (puisque prononcé en avril 68 et rédigé à l’automne), Derrida en exposait clairement l’enjeu : une déconstruction autorisée « ne gêne personne », une pure violence prétendument étrangère à toute autorité ne fait en vérité que replanter cette dernière sur « le plus vieux sol » (l’autorité du sang et du combat, comme dans la Bible ou les tragédies grecques : ce n’est pas gai). D’où l’enjeu précis : parvenir à repenser une théorie de l’autorité qui nous permette d’échapper à l’alternative impossible — acquiescer d’avance aux autorités établies ou s’abandonner à une violence sans frein — en nous en rappelant le fondement essentiel : autoriser, c’est toujours tenter non pas de nier ou de condamner, mais de freiner ou de dévier la violence en risquant toujours de la légitimer.

En bref, avec mai 68, loin d’enterrer le mouvement d’émancipation opéré par la pensée et la praxis de gauche depuis trois siècles, on a peut-être atteint à sa vérité ultime, mais relativement déceptive : admettre qu’on ne s’émancipera jamais de la question de l’autorité, parce que l’autorité fonde toujours autant l’assise des pouvoirs en place que les mouvements qui les contestent ; parce que l’autorité n’est sans doute pas une question sans réponse (concrètement et localement, elle ne l’est même jamais), mais est peut-être une question aux réponses toujours insuffisantes, ressurgissant sans cesse au-delà d’elles et sous des formes à chaque fois inattendues ; parce qu’elle est symbolique et non imagination (celle-ci étant peut-être au pouvoir, ce que celui-là, quand il est bien compris, serait à l’autorité ; autrement dit, le slogan « l’imagination au pouvoir » ne résumerait pas mai 68, on pourrait en concevoir un plus profond : « il n’y a d’autorité que du symbolique », étant entendu que le symbolique, on ne sait pas ce que c’est en dernière instance, et qu’il ne peut donc que se parler et non se dire) ; parce qu’elle est une question à jamais violente mais qui ne peut se penser, à défaut d’être résolue, qu’à condition de renoncer peu ou prou à l’essentiel de sa violence — les Auteurs comme les Institutions nous accablent souvent, mais on ne gagne rien à vouloir s’en défaire pour toujours, ou à s’y résoudre trop vite. Dans cette perspective, la tristesse de l’après 1968, les sécessions utopiques ou les dérives terroristes, les amertumes ou les palinodies, ne seraient plus à mettre au débit de ce mouvement mais plutôt à celui de ceux qui le suivirent et parvinrent de moins en moins à en renouveler le souffle (mais qui leur jettera la pierre si ce mouvement fut aussi haut qu’on le dit ?). Il faudrait alors reconnaître que la gauche s’est égarée à vouloir le commémorer ou le défendre au lieu de le repenser et de le poursuivre ailleurs. Et sur cette question précise de l’autorité, reconnaître que la première tâche aujourd’hui serait d’en renouveler la question : autant qu’on peut et avec les armes qu’on a, piquées à moitié dans la rue et à moitié dans l’Université, à moitié dans notre travail et à moitié à notre paresse, continuer, non pas à faire honte, ce qui serait d’un prêtre, non pas à faire dialoguer, ce qui serait d’un pasteur, mais à apprendre à vivre avec ceux qui réclament son retour comme avec ceux qui continuent à voir en elle la source de tous nos maux. Car c’est peut-être cela finalement être vraiment de gauche dans l’ultime lancée de mai 68 : ni finir par passer à droite en vieillissant, ni finir dans une radicalité qui ne voit plus d’ennemis qu’à gauche, mais apprendre à vivre avec les uns et les autres dans l’attente qu’en ressurgisse un nouveau mouvement qui ne soit ni de synthèse, ni d’analyse, mais de conjonction comique.

Post-scriptum

Pour les esprits incongrus qui ont eu un plaisir curieux à lire ce texte, plutôt que de s’y attarder il pourrait être plus utile de lire ou relire : M. Blanchot, Écrits Politiques — Guerre d’Algérie, Mai 68, etc. — 1958-1993, éd. Léo Scheer ; M. De Certeau, La Prise de parole et autres écrits politiques, Seuil ; G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, Minuit ; A. de Libera, Philosophie médiévale, Puf ; J. Derrida, « Les fins de l’homme », in Marges, Minuit ; J. Dubuffet, Asphyxiante culture, 10/18 ; F. Guattari, Psychanalyse et transversalité, Maspéro.