Sortir de la domination rapprochée entretien avec Dominique Memmi

« Touche moi pas ». Bel hommage à mai 68 que ce refus opposé à un président empressé de serrer des mains. Il manifeste l’intolérable de l’emprise physique du dominant sur le dominé et l’aspiration à s’en soustraire, dont Dominique Memmi retrace la généalogie dans un ouvrage collectif sur le printemps 68 [1]. Où en est-on aujourd’hui de cette mise à distance de l’autorité ?

Votre travail porte deux éclairages nouveaux sur les événements de mai-juin 1968. D’une part, vous montrez qu’ils ne tombent pas du ciel : ils sont le fruit de transformations silencieuses que vous repérez tout au long des années 1960, dans le domaine privé. D’autre part, ils témoigneraient non pas d’une crise générale de l’autorité, mais d’une certaine forme de domination. Pouvez-vous éclairer ce craquement ?

Il est de deux ordres. C’est d’abord le refus d’une emprise physique sur les individus. Refus, certes, de la domination physique directe (châtiment corporel, viol) ; mais tous les indices montrent que ce stade-là de la domination est en voie de dépassement. Plus précisément, d’autres types d’imposition physique, plus subtiles, se voient désormais contestés avec une âpreté comparable : les impositions de norme physique (sexuelles, vestimentaires, capillaires), et les privations (de parole et de sortie notamment). Liberté sexuelle, de parole, de mouvement — jusque-là volontiers réservées au maître de maison — provoquent chez les plus dominés de la domus une reprise de soi tous azimuts. La deuxième évolution, plus subtile, est une forme d’intolérance à la proximité physique lorsqu’il y a domination. Tout se passe comme si la domination était devenue beaucoup plus insupportable du fait d’être rapprochée. La disparition du domestique en est la traduction la plus spectaculaire. « Personnel couchant », il était pris dans une proximité durable et continue, diurne et nocturne, renforcée par la commensalité, les soins aux corps des patrons, l’association fréquente à l’élevage physique des enfants. Tout cela devient littéralement insupportable : une mise à distance physique des domestiques se traduit alors par la désaffection des chambres de bonne, une séparation du moment alimentaire entre patrons et salariés, une mise à l’écart des enfants. Les « heures de ménage » remplacent les « femmes de ménage ». Et ce par l’effet, semble-t-il, de l’évolution du monde social lui-même.

Davantage que par des mobilisations, donc ?

Oui, mai 68 a été la cristallisation spectaculaire d’un mouvement de fond qui commence au moins au début des années 1960. Michel de Certeau dit par exemple que 68 est une gigantesque prise de parole. Certes, mais elle avait commencé bien avant. Marianne Arondo, dans sa biographie Moi, la bonne [2], fait remonter son premier conflit avec ses patrons vers 1963/64 quand on l’accuse de… dévoiler les secrets de famille à l’extérieur, et le second bien avant 68 quand pour la première fois — et pour obtenir des cours de… langue française ! — elle « répond » à ses patrons. De même, bien avant de créer les fameux groupes de parole où elles se retrouveront, les femmes s’étaient mises à parler, à l’extérieur, de leur rapport à la « domus » : dès 1964 dans l’émission Les Femmes aussi d’Eliane Victor, dès 1966 dans les premiers « Courriers du cœur » radiophoniques, puis avec Ménie Grégoire à partir de 1967. Le caractère intolérable de la « fusion » dans le privé est donc objectivé — et parlé — avant mai 68.

Dans la pensée savante, il se cherche aussi une pensée et une parole du caractère intolérable de la domination quand elle s’accompagne d’une fusion sans verbe et sans médiation. En 1963, le psychiatre Louis Le Guillant se demande par exemple pourquoi tant de bonnes deviennent folles [3]. Parce qu’elles sont associées fortement à la famille sans en faire partie, suggère-t-il. Et c’est aussi à cette époque — certes après une première vague entre 1939 et 1945 — que les metteurs en scène de théâtre et de cinéma se mettent à penser la proximité physique maître-domestique comme véritablement dramatique.

Cette domination n’est donc pas ébranlée du dehors, elle se vide de l’intérieur ?

Oui. Je citerai un autre exemple, plus tardif, et qui nous fait sortir de la sphère privée. Il s’agit du lent effritement de la mainmise des médecins sur le corps des patients. Ce n’est pas une révolte des patients, ou un élément extérieur à la rencontre entre patients et médecins qui vient l’ébranler, mais une réflexivité propre au monde médical, une production sociale diffuse, un travail sur la gouvernementalité. Il devient gênant aux patients de faire des cadeaux de remerciements, et pénible aux médecins de réclamer leur rétribution. La médiation de l’argent se généralise, puis celle du bien nommé « tiers payant » et de l’Etat : la négociation directe médecin-patient se relâche. Se relâche aussi l’emprise physique au profit de l’apparition d’un autre tiers : la parole. D’un code de déontologie à l’autre, entre celui de 1979 et celui de 1995, l’exigence de parler et de faire parler se généralise [4]. Ce qui est intéressant, c’est que la confrontation directe semble aussi insupportable au dominé qu’au dominant. Car ce tiers, la médiation, c’est aussi une des revendications des bonnes : ne plus habiter dans l’appartement du patron devient une question de survie psychique. Il y a là la transformation diffuse d’une gouvernementalité due à l’émergence d’un intolérable social. Cette intolérance, tant aux restes d’emprise physique qu’au rapprochement physique dans la domination, je ne peux pour le moment l’imputer qu’à une progression d’une pensée de soi comme individu, pensée qui s’arc-boute sur le corps.

Pouvez-vous en dire plus sur cette « pensée de soi qui s’arc-boute sur le corps » ?

Je travaille depuis plusieurs années sur ce que j’appelle l’émergence d’une « pensée par corps ». C’est d’abord une pensée du sens commun : que le corps soit un lieu essentiel de construction identitaire est une idée qui se serait notablement intensifiée, au moins chez certains (femmes, jeunes, transexuels etc..). Mais c’est aussi une pensée du sens commun savant : la réflexion sur le pouvoir, la domination, la hiérarchie sociale par exemple, s’est notablement « incarnée » dans les années 1960 —1975 (Foucault, Bourdieu, les premières traductions d’Elias, de Goffman, l’étude des pratiques « corporelles » en histoire et en sociologie etc…). Comment et pourquoi monde savant et sens commun se sont mis à penser si souvent la place de l’individu dans le monde social en utilisant le corps comme un pense-bête : voilà ce que j’essaye de comprendre depuis plusieurs années. Ce dernier article [5] vise, lui , à retracer la genèse et l’évolution de cette pensée de soi par corps dans le domaine de la domination et de la hiérarchie sociale, et ceci, au sein du privé. Quid, à cet endroit, du corps à la fois comme instrument de domination et comme instrument pour penser la domination ? Une des modalités structurelles de cette instrumentalisation du corps dans le privé étant la co-présence physique, je me suis trouvée obligée d’inventer la notion de « domination rapprochée » pour saisir ce qui était à l’œuvre ici.

Cette transformation des rapports de domination ne tient-elle pas également à des facteurs « lourds », macro-sociaux, voire économiques ? Par exemple, pour que l’emprise physique sur le corps des femmes se desserre, n’a-t-il pas fallu que celles-ci voient leur possibilité d’exit accrues, notamment grâce à l’emploi ?

C’est vrai, mais les facteurs infrastructurels ne sont pas suffisants pour expliquer cette évolution et parfois même ils entrent en contradiction avec elle. Vous citez l’exemple des femmes, et de l’emploi. Contrairement à une idée reçue, les femmes ne travaillent pas « plus »dans les années 1960 : elles y retournent plus massivement après les naissances d’enfant. Ce qui est intéressant, c’est qu’en plein baby-boom, elles se battent pour rester hors du foyer… sans pour autant faire appel aux domestiques pour résoudre cette quadrature du cercle. Patronne et domestique s’écartent physiquement l’une de l’autre comme d’un commun accord. Ne se serait-il pas passé un peu plus tard quelque chose d’équivalent entre le médecin et son patient ? Dans les années 1960-1980, alors que la demande de santé s’accroît, et avec elle la dépendance objective à l’égard d’une médecine par ailleurs plus savante, plus crédible, mais aussi plus coûteuse et plus pressée, il semble devenir évident que l’emprise par corps doive se faire pourtant non sans précaution et s’accompagner de temps de parole.

Vous dites : « dépendance objective ». Est-ce à dire que cette « pensée par corps » peut dissimuler d’autres formes de domination ?

Il faut être attentif, en effet, aux développements actuels de la pensée par corps. Suggérer, comme on le fait de plus en plus, que le problème des groupes populaires, c’est qu’ils mangent trop, ce n’est pas la même chose que dire, par exemple, qu’ils sont en fait structurellement et massivement plus exposés à la mort que les autres. Parce qu’alors le problème des groupes populaires devient ce qu’ils mangent et non l’ensemble de leurs prises de risques et de leur gestion du quotidien — et du « stress ». La polarisation sur la nourriture et l’obésité représente une pensée concrète, focalisée sur le corps, mais elle n’apparaît plus comme pensée du social, et a fortiori, de la domination. Que chacun s’occupe de son corps et les vaches seront bien gardées, en somme.

Face à ces développements d’aujourd’hui, mon parti pris c’est de ne pas renvoyer dès le début de l’analyse, la pensée par corps du côté d’une idéologie qui serait ipso facto conservatrice : après tout s’intéresser au corps (sous une forme certes bien spécifique) n’a pas empêché les producteurs intellectuels des années 1960 de penser la domination de manière critique. Mon hypothèse (un peu iconoclaste idéologiquement, en ce qu’elle met provisoirement dans le même sac des idéologies opposées) c’est que l’humeur du temps actuelle est elle-même une partie d’un processus plus général : ce que j’ai appelé, en empruntant une formule de Bourdieu, l’accentuation d’une « pensée par corps », mouvement de fond, transcendant les oppositions politiques et qui court sur sa lancée, s’adaptant aux scansions idéologiques. C’est lui qui alimente la pensée critique autour de 68, mais c’est lui aussi qui va contribuer dans les années post-1975 à lutter contre la pensée de la domination. 1975 serait le moment de crête de la pensée critique disent les auteurs de Mai 68 et le siècle. La pensée « par corps » ne va pas mollir, elle va se retourner (et, cette fois pour des raisons idéologiques — c’est toute la complexité de l’affaire) s’intensifier, surtout à partir des années 1980 et 1990. Non seulement du côté des savants, où l’on observe alors une forte progression de la pensée par corps [6]… sans qu’elle ne serve plus à penser la domination (apparaissent alors les premiers ouvrages de « sociologie du corps », mais aussi la relecture en croissance exponentielle de l’article de Mauss sur les techniques du corps [7]). Mais aussi et surtout du côté du pouvoir : les corps sont aujourd’hui le lieu d’une intervention tous azimuts du politique — c’est ce que nous avons essayé de montrer avec Didier Fassin [8] — et ce au plus haut niveau. Les trois grands chantiers de la dernière campagne présidentielle de Chirac furent le cancer, la route et le handicap, et elle fut entièrement axée par ailleurs sur le thème de la sécurité. Chose extraordinaire, on a là un programme présidentiel entièrement voué à la protection des corps sans que la santé ne soit forcément évoquée. Le pouvoir politique se met systématiquement à « penser par corps » ou à prétendre le faire. D’où mon effort — et celui de Didier Fassin avec sa notion de « biolégitimité » — pour sortir d’une sociologie ou d’une science politique classiques de la « santé ».

Ce dont il faudrait s’inquiéter, ce serait donc moins du discours de « liquidation de 68 » que de l’absorption, par le pouvoir, d’une pensée par corps vidée de son énergie libératrice. Faut-il pour autant considérer les appels à la restauration autoritaire comme de purs effets de manche ? Ne sont-ils pas adossés, eux aussi, à des pratiques sociales ?

D’aucuns parlent aujourd’hui de régression idéologique multiforme. Le reflux de la pensée 68 s’accompagne-t-elle pour autant d’un retour ici ou là de la domination par corps ? C’est difficile à dire. Des interdits se sont installés. Officiellement, plus question de violer ou de frapper les femmes, de gifler ou fesser enfants et élèves. Plus question de toucher pelvien — dit le dernier code de déontologie médicale — sans précaution ni parole. Quid alors de la violence physique ordinaire aujourd’hui ? Quid de la permanence de la violence conjugale, de la violence sur enfants ? Voilà qui ouvre maints terrains d’enquêtes.

Mais plus subtilement, étant donné ces interdits, quid des modalités actuelles de l’emprise par corps ? Et quid de la tolérance au rapprochement physique quand il y a suspicion de domination ? Il faudrait analyser l’emprise physique dans les couples. Il faudrait aller voir aussi comment une mère aujourd’hui touche son enfant indocile en se disant « la fessée ce n’est pas bien », tout en serrant le poignet du petit garçon d’une certaine manière, parfois avec violence, parce qu’elle se dit qu’il faut quand même lui faire entendre raison. Foucault disait qu’il fallait analyser le gouvernement des corps à l’endroit exact où se pose le stéthoscope du médecin. De la même manière, il faut faire l’analyse du rapport à l’enfant à l’endroit précis où la main de la mère touche le poignet de l’enfant. Beaucoup de choses se passent dans la tête d’un enfant qui sait qu’on ne donne plus de fessées et dans celle d’une mère qui sait que les fessées, ça n’est pas bien. C’est dans cette tension spécifique entre la poigne maternelle et le poignet de l’enfant qu’il faut décrypter aujourd’hui l’emprise par corps et sa légitimité. Vous voyez que la notion de pensée par corps — ou de « domination rapprochée » — ouvre ici d’autres terrains de recherche, autrement considérables et subtils, réclamant des instruments de lecture bien inusités en sciences sociales !

Post-scriptum

Dominique Memmi est chercheuse en sociologie au CNRS (Cultures et sociétés urbaines).

Notes

[1D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti, B. Pudal (dir.), Mai-juin 68, Les Éditions de l’Atelier, 2008.

[2M. Arondo, Moi, la bonne, Paris, Stock, 1975.

[3L. le Guillant, « Incidences psychopathologiques de la “bonne à tout faire” », L’évolution psychiatrique, oct-déc. 1963 et « L’affaire des sœurs Papin », Les Temps modernes, avril 1963.

[4D. Memmi, « Faire consentir : la parole comme mode de gouvernement », in J. Lagroye, La Politisation, Paris, Belin, 2003

[5« Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée », p. 35-46.

[6Cf. D. Memmi, D. Guillo, O. Martin, La tentation du corps en sciences sociales. Vers un nouveau naturalisme ?, Paris, Economica, 2009, à paraître.

[7O. Martin, D. Memmi, « La réception des “techniques du corps” de M. Mauss », Ibid.

[8« Le gouvernement de la vie, mode d’emploi, in D. Fassin et D. Memmi, Le gouvernement des corps, Paris, EHESS, 2004, p. 9-33.