l’éducation horizontale entretien avec François de Singly

Asymétrie des positions, verticalité des relations, modèle répressif d’éducation : la famille constituait en 1968 le lieu emblématique d’expression et de contestation de l’autorité. Quarante ans plus tard, c’est peut-être l’institution familiale qui s’est le plus profondément démocratisée suscitant en retour des plaidoyers inquiets pour plus de Père et d’Autorité. À contre-courant de ces analyses, François de Singly nous invite à nous réjouir de cette évolution qui fait de la relation parents/enfants un terrain d’expérimentation.

Diriez-vous que votre sociologie, dans la mesure où elle décrit sans effroi une démocratisation des relations familiales, est anti-autoritaire ?

En fait, je dois avoir l’esprit de contradiction. Je n’étais pas anti-autoritaire dans les années 1970, à une époque où la plupart l’étaient, à gauche. J’ai changé de position. Et aujourd’hui, dans les débats sur la famille notamment, y compris à gauche, c’est le grand retour de la loi du Père…

Vous avez changé de position, dites-vous ?

Je m’inscris en thèse en 1970 sur l’éducation morale dans la famille, sous la direction de Jean-Claude Passeron. A l’époque, je suis sur une ligne Bourdieu-Passeron : je dénonce la poudre aux yeux de l’éducation anti-autoritaire, type Freinet. L’argument, c’était : il y a un rapport de domination objectif (entre professeurs et élèves, parents et enfants, etc.), habillé par une idéologie. Cela avait pour conséquence de considérer les idées anti-autoritaires comme la pire des idéologies puisqu’elles étaient un masque ayant l’apparence de l’absence de masque. A la fin des Héritiers était proposée une pédagogie « rationnelle » : assumer la logique d’autorité, en l’explicitant, pour casser la reproduction sociale ; par exemple, ne jamais utiliser un mot sans l’avoir défini, par opposition à la culture bourgeoise allusive, héritée, qu’on peut respirer naturellement. Le rapport pédagogique n’avait pas à être transformé autrement.

Mes lectures et mes enquêtes ultérieures m’ont éloigné de cette manière de voir. Je pense que certaines féministes m’y ont aidé par excès : à tout lire en termes de domination et de masque, on finit par préférer la domination des hommes sur les femmes là où elle s’exprime dans la plus grande brutalité et donc la plus grande clarté. Ainsi, si on pousse cette argumentation jusqu’à l’absurde — cela a été écrit à l’époque — le plus grand salaud ce n’est pas le mari qui bat sa femme, mais celui qui l’embrasse, car ainsi il extorque insidieusement encore plus de travail gratuit. J’avoue que j’ai une résistance très forte à cette idée, sans doute moins savante que personnelle. Même Bourdieu a été obligé de le concéder, dans un Post-scriptum à La domination masculine : la logique de l’amour ne détruit pas la logique de la domination, mais elle n’en est pas seulement le masque ; les deux se croisent, chacune suivant son existence.

Et aujourd’hui, vous, où en êtes-vous ?

Aujourd’hui, je cherche à combiner ces deux dimensions dans l’analyse de la famille contemporaine, et des rapports à l’intérieur de ces familles. Passeron a écrit un article très important à mes yeux, même si peu connu, où il montre que la démocratisation de l’école se joue sur deux plans : celui de la transmission des savoirs, plus ou moins égalitaire, plus ou moins faussée par les mécanismes de la reproduction, et celle du style pédagogique, plus ou moins participatif, plus ou moins autoritaire. Et au lieu de dire : « le style démocratique est un leurre », il dit : « c’est une autre dimension » [1]. Ce sont deux ordres qui ne s’articulent pas si aisément. Passeron ne va pas jusqu’au bout du raisonnement en mettant ces deux dimensions au même niveau, mais il a bien posé le problème.

À ma sauce, ça donne ça [François de Singly prend un papier et un crayon]. D’une part [flèche descendante], il y a la dimension de la transmission : les adultes ont des choses que les enfants n’ont pas (à commencer par la maîtrise d’une langue), et qu’ils leur transmettent, dans un rapport forcément asymétrique, vertical. D’autre part [rectangle hachuré, imparfaitement superposé à la flèche verticale], il y a ce que j’appelle le terrain du « je » : c’est tout ce qui concerne, dans les rapports familiaux, la construction de soi (la liberté qu’on accorde ou qu’on refuse à ses enfants ou à son conjoint, ce que ceux-ci en font, etc.). Je suis parti de cette dimension [il montre la flèche], j’ai bougé vers celle-ci [il montre le terrain du « je »]. Aujourd’hui, j’essaie d’articuler les deux.

Avec succès ? Comment s’articulent-elles ?

Je crois qu’il faut d’abord commencer par souligner qu’elles se sont disjointes historiquement. Dans le modèle « Troisième République » — type Durkheim, dans L’éducation morale — les deux dimensions se superposent : l’obéissance, la discipline, l’intériorisation des règles, pendant l’enfance, sont la condition pour que les individus deviennent autonomes à l’âge adulte. Le terrain du « je » est totalement subordonné à la logique de la transmission. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la logique de transmission n’est pas abolie, mais le terrain du je s’est démocratisé, horizontalisé en quelque sorte. La grande image du XIXe siècle, comme je l’ai montré dans Le soi, le couple et la famille, c’est le père qui, rentrant le soir, prend son fils et l’élève ; après 68, dans les livres d’enfant, on voit le père à ras du sol, sur la moquette. Cela illustre l’attitude anti-autoritaire dans la famille : ne pas dire « voilà ce que tu dois savoir », regarder l’enfant à la même hauteur, pour voir qui il est. C’est un changement de modèle pédagogique. Non plus la transmission pure, mais la croyance que l’individu a déjà en lui-même un certain potentiel, qu’il faut accompagner.

Cette disjonction entre les deux dimensions pose toute une série de problèmes, mais elle a tout de même quelque chose de libérateur. Elle oblige au moins à être plus attentif à la famille telle qu’elle est : dans sa complexité. Tout, dans la socialisation familiale ne relève pas de la transmission. C’est en cela que ce discours restaurateur sur le « père » comme « repère » qui fleurit depuis le milieu des années 1980 est idiot. Non seulement parce que c’est un discours de restauration. Mais parce qu’il empêche de voir toute une part de la relation parents/enfant. Être père, cela ne se limite pas à dire, une fois par jour : « fils, ta mère n’est pas ta femme ; je coucherai avec elle ce soir » ! Un père fait des tas d’autres choses : il va au cinéma avec ses enfants, rit avec eux, regarde une émission avec eux, etc. Et ce ne sont pas des implications anecdotiques ou secondaires : regarder la télé ensemble, par exemple, est un moment d’apprentissage de la vie commune — à quel moment l’autre rit-il ? que trouve-t-il nul ? Bref, dans la relation parents/enfants, il n’y a pas que l’autorité. C’est aussi une des limites du droit : la loi ne définit les parents que sous une seule dimension, celle de l’autorité.

Vous disiez que cette disjonction pose néanmoins des problèmes : lesquels ?

Quand on enquête auprès de jeunes, comme je l’ai fait dans Les adonaissants, on s’aperçoit non seulement qu’ils valorisent le terrain du « je » — ce qui est très bien — mais qu’ils le valorisent au détriment du domaine de la transmission, conçu comme le domaine des parents, des adultes, du sérieux, du social, des études, du travail. Dans le compromis social qui s’est noué au sein de la famille — l’enfant fait ses études [il montre la flèche verticale], en échange de quoi on lui donne le droit de choisir sa musique [il montre le rectangle hachuré] —, c’est l’ensemble de ce qui est perçu comme la valeur sociale — y compris les luttes pour obtenir collectivement ce type de reconnaissance — qui semble être devenu secondaire. Si, tout en étant ouvrier, je suis moi-même surtout du côté du terrain du « je », qu’on porte atteinte aux ouvriers peut moins m’affecter. Il y a risque que je souhaite me réaliser sur des terrains où j’estime être plus facilement moi-même. Il faudrait arriver à refaire la jonction, à reconquérir la transmission, la valeur sociale comme des formes possibles d’expression de soi. La phrase de Jaurès — « le socialisme, c’est l’individualisme, mais complet » — peut être relue ainsi : l’individualisme devrait affecter la totalité de la personne.

Le risque, c’est donc d’en arriver à une société dans laquelle le terrain de « je » se cantonnerait aux temps de loisir. Non seulement le temps de travail resterait alors purement « social » mais le terrain du « je » s’appauvrirait lui aussi. Il n’y a aucune raison de penser que les terrains du « je » sont a priori secondaires, ou qu’ils ne valent que lorsqu’il sont occupés par des activité nobles. Est-ce que tous les terrains de « je » se valent pour autant ? Selon moi — je reprends là un des critères de Charles Taylor - l’inscription de soi dans une production : de la cuisine, un jardin, des maquettes, etc. vaut davantage que la consommation, fut-elle culturelle. Parce que l’individu ne s’expérimente vraiment que dans la logique de l’essai et de l’erreur. On peut rater sa maquette de bateau, sa plantation de salades, son enquête. Devenir autonome implique de connaître ses propres limites. Or ces dernières, je ne les rencontre pas dans la consommation. Autrement dit, il ne faut pas laisser au capitalisme le monopole de la proposition des terrains de « je ».

Comment s’y prendre ? Avez-vous des pistes ?

J’ai en tout cas une certitude : pour que le terrain de « je » passe du côté du monde social, cela demande une transformation des institutions qui voisinent avec la famille, à commencer par l’école. Pour moi, une partie de la disjonction vient du fait que l’école n’a pas vraiment suivi. Lorsque Bourdieu, après 1981, est chargé de la réforme des programmes, il propose des « travaux pratiques », ce qui déclenche quasiment une grève des enseignants. La verticalité du rapport pédagogique était menacée ! En 1968, toutes les figures d’autorité étaient confondues : le père, le prof, le flic. La famille symbolisait toute la répression exercée sur soi. Aujourd’hui le père a été déstabilisé sans que les autres formes d’autorité se soient reconverties. D’où un manque de cohérence du fonctionnement du monde social.

Cette disjonction, et les problèmes qu’elle pose, ont-ils quelque chose à voir avec ce rêve d’un retour du Père, que vous évoquiez au début ?

Sans doute. Dans les années 1970, les partisans de l’autorité ont courbé la tête et, dès qu’ils ont pu la relever, ils ont renversé le renversement. Pourquoi ? D’abord parce que l’anti-autoritarisme a montré ses limites : son excès propre est de produire l’inversion — si le patriarche est remplacé par l’enfant-roi, ce n’est pas plus démocratique pour autant. Ensuite, et surtout, parce que l’anti-autoritarisme n’a pas su s’énoncer positivement.

Je pense à un entretien réalisé par l’un des mes étudiants. Un père lui décrit ses activités avec ses enfants. De toute évidence, il est proche d’eux. Pas sans norme, ni autorité. A minima, à un moment donné, il dit : « C’est quand même plutôt l’heure de se coucher ». Mais le contrôle des horaires, qui reste pourtant un grand instrument de régulation (la grande revendication des enfants en vacances, c’est justement le dérèglement), n’est jamais codé comme une marque d’autorité, ni par les parents, ni par les enfants. Aucun enfant ne dit : « Mon père a de l’autorité parce qu’il me dit d’aller me coucher ». Du coup, lorsqu’à la fin de l’entretien, l’enquêteur demande : « et par rapport à l’autorité ? », le père entend : modèle ancien. Et il répond : « C’est vrai, vous avez raison, je suis un très mauvais père ». Et il déprime. Pourquoi ? Parce que le modèle « Troisième république » — on pourrait le nommer « modèle Finkielkraut » — est magnifié. Il y avait un catéchisme républicain, il n’y a pas de catéchisme anti-autoritaire. Comme je l’analyse dans Les uns avec les autres, les normes avaient la forme du commandement ; elle sont aujourd’hui négociées, implicites, invisibles. Les relations familiales ont pris d’autres formes, et les parents, aidés par certains discours savants, croient qu’elles sont « informes », ce qui crée un sentiment de panique, de manque de repères. Le plus grand bien que je puisse faire, dans mes conférences, c’est de montrer qu’au contraire ces parents mettent en œuvre un autre modèle normatif. C’est sur son absence supposée que la tentation de la restauration prospère.

Il y a une autre manière, disons bourdieusienne, d’interpréter le grand retour du discours de l’Autorité. Dans les années 1970, être anti-autoritaire c’est une affaire de « cadres sup ». Pendant les décennies suivantes se diffuse une forme d’anti-autoritarisme. Ainsi, dans mon livre sur les adolescents, je montre que la définition d’une bonne famille c’est d’avoir des parents « cool ». Cette revendication n’est plus propre aux classes supérieures, on la retrouve dans les milieux populaires. Or c’est au moment où les familles ouvrières sont devenues cool, elles aussi, que des intellectuels, des psys ont dit : « Il ne faut pas être cool ». Hier les parents populaires avaient faux parce qu’ils étaient répressifs. Quand ils ne le sont plus on leur dit : « Vous avez oublié la loi du Père ! ». Un tel retournement n’exprime-t-il pas avant tout un souci de distinction sociale ? Il faudrait analyser comment les luttes pour la distinction prennent appui sur les savoirs.

Mais comment réoccuper le terrain de l’autorité sans verticaliser à nouveau les relations parents/enfants ?

Selon Finkielkraut, la qualité principale en jeu dans une relation, c’est reconnaître la grandeur de l’autre. Moi, je prône plutôt un système où l’on puisse changer de taille. Quand je dis à mes enfants « Il est l’heure de se coucher » je suis plus grand qu’eux. Mais rien ne m’interdit d’accepter des situations où ils seront plus grands que moi. Par exemple dans un fast-food. Un hamburger, ça vous dégouline partout et pour les enfants, c’est une fête : les parents sont ridicules quelques minutes. Un Mc Do est un micro-carnaval, un petit rituel d’inversion. A ce titre, et à ce titre seulement, Mc Do constitue un bel hommage à 68 !

Plus fondamentalement, cela suppose de reconnaître la diversité des grandeurs là où les gardiens de l’autorité traditionnelle — mais aussi une certaine gauche culturelle — veulent à tout prix les hiérarchiser. A l’Université, lors d’un TD sur la culture, j’avais utilisé le classement annuel des Inrockuptibles, support de la culture légitime moderne. Un étudiant au fin fond de la classe, celui qui ne disait jamais un mot, est intervenu pour critiquer la manière dont était construit ce classement à partir de ses propres critères, de son expérience : « Les albums de rap cités appartiennent au même type de rap et moi qui écoute quatre heures de rap par jour, je peux vous dire qu’il en existe six autres types ». Il y a bien là une compétence, c’est-à-dire une aptitude à différencier et à classer.

Qu’il s’agisse de distinguer Durkheim 1 et Durkheim 2, des périodes de Picasso, ou des genres de rap, ce qui compte c’est d’expliciter les principes de classement afin de pouvoir les argumenter et les modifier. Dans Les adonaissants j’observe un garçon qui fait du skate plusieurs heures par jour. Les parents n’y comprennent rien. Ce garçon est compétent, il développe une grandeur, mais pas dans leur domaine à eux. C’est important. Car hériter, c’est-à-dire être grand dans le domaine dans lequel on naît, dans la même dimension que ses parents, ce n’est pas le plus simple. Il faut trouver des pratiques où se joue de la verticalité — plus ou moins de compétence — et qui ne renvoient pas toutes à la forme la plus traditionnelle des hiérarchies.

Post-scriptum

François de Singly est professeur de sociologie à l’Université Paris V.

Notes

[1J.-C Passeron, « La relation pédagogique et le système d’enseignement », Prospective, 1967, 14, pp.149-171.