Vacarme 43 / lignes

mobilités africaines, racisme français

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Face au discours obscurantiste et identitaire de Nicolas Sarkozy qui stigmatise les Africains autant que la part africaine de la France (voir Vacarme n° 42), on ne peut s’en tenir à un universalisme purement abstrait. Rémy Bazenguissa-Ganga, sociologue congolais français vivant à Paris, et Achille Mbembe, historien et politiste camerounais vivant à Johannesburg, interrogent le lien entre citoyenneté et race à travers l’histoire longue. La fin de la logique coloniale et la mondialisation ont produit une recomposition des citoyennetés et un renouveau des imaginaires africains du lointain en regard desquels la France semble engluée dans des clivages racistes. À tel point que toute une génération africaine regarde vers l’Amérique et se détourne de la France.

Rémy Bazenguissa-Ganga — Deux phases, dont le basculement s’opère autour des années 70-80, ponctuent la présence des Africains en France. Dans la première phase, l’État français contrôlait les mobilités transcontinentales des originaires de ses colonies dans le cadre de deux filières. L’une, « scolaire », s’alignait, grâce à un système d’allocation de bourses, sur les politiques de consolidation des États coloniaux par le transfert de la gestion du pouvoir aux autochtones. Les promus devaient, avant tout, acquérir des compétences à travers une trajectoire de scolarisation qui culminait en France. L’autre, de travail, profita principalement aux ressortissants d’Afrique de l’Ouest et était alimentée par les dynamiques propres à ces sociétés où partir loin du pays recelait une dimension initiatique. Ces filières favorisaient plutôt des hommes seuls et composaient des migrations tournantes.

La phase actuelle marque la sortie de la logique coloniale ; elle est issue de la rencontre de deux événements : le décret de 1974, qui met fin à l’immigration économique tout en fermant les frontières, et la mondialisation. Les Africains s’engagent de manière plus autonome dans ces mobilités. La plupart, déjà fixés en France, sont rejoints par leur épouse au titre du regroupement familial. Ces couples engendrent des Africains citoyens français par le droit du sol. En même temps que le monde s’ouvre aux Africains la France se ferme ; elle n’est plus la destination privilégiée de ses anciens colonisés et reçoit ceux d’autres puissances. Les originaires d’Afrique centrale prédominent, et deux filières plus souples et transnationales, « clandestins » et demandeurs d’asile, se démarquent. Les premiers s’engagent dans la « débrouille », ces activités « informelles » qui relèvent souvent de l’illégalité ; les seconds s’appuient sur la nouvelle société civile transnationale qui se met en place et impose un système normatif en terme de droits de l’homme et de quotas aux États.

Achille Mbembe — Il faut absolument replacer la question de la présence africaine ou des gens d’origine africaine en France dans une histoire longue, antérieure à la colonisation et qui se confond, dans une large mesure, avec l’histoire complexe des rapports entre race, citoyenneté et liberté - dans le contexte français. Ce « contexte français », il nous faut le comprendre dans sa double dimension. Il y a d’abord la France en tant qu’État-nation européen, communauté de citoyens ou de nationaux ayant en commun un certain statut, une somme de droits et d’obligations, et une certaine perception de leur identité — identité qu’ils déclinent volontiers sur le modèle d’une opposition entre l’intérieur et l’extérieur (la petite France). Il y a ensuite la France en tant que puissance impériale, propriétaire d’esclaves, de colonies, de zones d’extraterritorialité et autres territoires d’outre-mer qui se situent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales, voire à leurs confins (la grande France). Il s’agit d’entités juridiques et territoriales qui, pour toutes sortes de raisons, brouillent les idées classiques de l’appartenance, de la nationalité et de la citoyenneté.

Il existe donc, dès avant la Révolution française, un dualisme constitutif du corps de l’État français, dans la mesure où ce corps renferme à la fois une communauté de citoyens et une communauté d’esclaves. S’y ajoutera, au moment des conquêtes coloniales, une communauté de sujets qui, pour l’essentiel, ne sont pas des blancs. Le paradoxe est qu’aussi bien la communauté des citoyens que la communauté des esclaves et des sujets sont à la fois intérieures et extérieures l’une à l’autre. Ces deux communautés sont, dès le départ, indissociables l’une de l’autre. La communauté des esclaves et des sujets se trouve en permanence à la limite de la communauté des citoyens, qu’elle contribue par ailleurs à constituer et à définir. Historiquement, le citoyen français n’est pas seulement l’autre de l’étranger. Il est aussi l’autre de l’esclave et de l’indigène, et inversement. Il est l’autre du sans-parts, qui n’est cependant ni un intrus pur et simple, ni radicalement un étranger. Du fait de ce dualisme, le corps de l’État est donc un champ clos d’ambivalences et de conflits dont l’objet, dès les origines, est la revendication de liberté et sa limitation.

Il me semble donc qu’au-delà d’une histoire des migrations (qui datent de l’époque de la monarchie et non de la colonisation), le véritable problème philosophique qu’ont toujours posé tant la présence des Africains (ou des gens d’origine africaine) en France que le processus d’expansion de la France dans le monde, est celui-là : comment penser politiquement et dans un même geste l’égalité et la réciprocité des libertés dans un contexte où la fonction juridico-politique de la citoyenneté est avant tout de fabriquer et de reproduire les différences, y compris les différences raciales ?

Or il faut bien reconnaître que ce problème de la fabrication des différences raciales a toujours constitué le trou noir de l’universalisme à la française, son complexe de Caïn, son grand refoulé. Cela dit, le temps de l’esclavage et des colonies est terminé. La France compte, du moins formellement, une bonne minorité de citoyens d’origine africaine — des descendants d’esclaves aux sujets coloniaux d’hier à leur progéniture aujourd’hui. Pour le moment, cette minorité ne représente pas une force capable de penser, d’agir et de parler aussi bien pour son propre compte que dans l’intérêt général. Ce qu’il faut dissiper, c’est l’opacité qui entoure la présence de cette minorité dans ce pays et leur statut d’ayant-droits. Il faut pour cela s’attaquer aux dispositifs qui produisent quotidiennement des formes d’exclusion que rien, sinon le racisme, ne justifie, que soit déconstruite cette culture dominante qui prétend avoir dépassé le tropisme de la race derrière le masque d’un universalisme purement abstrait.

Pour le reste, ce qui me frappe, c’est un processus de « provincialisation » de la France parmi les élites africaines. Il n’y a plus aujourd’hui un seul grand intellectuel africain disposé à célébrer les noces de la négritude et de la « francité », comme n’hésitait pas à le faire récemment encore Léopold Sédar Senghor. Les États-Unis sont manifestement les principaux bénéficiaires de cette défection. Ils offrent à cet égard trois atouts dont la France ne dispose guère.

Le premier, c’est leur capacité presque illimitée à capter et à recycler les élites mondiales. Le deuxième, d’ordre racial, est l’immense réserve symbolique que constitue la présence d’une communauté noire dont les classes moyennes et bourgeoises sont relativement bien intégrées dans les structures nationales, et fort visibles sur la scène culturelle. Enfin viennent les puissantes institutions philanthropiques (fondations, églises etc.), dont certaines disposent de sièges en Afrique. A travers les subventions qu’elles distribuent, les programmes qu’elles financent et l’ethos qu’elles promeuvent, ces institutions jouent un rôle considérable dans l’acculturation à l’américaine des élites africaines.

Rémy Bazenguissa-Ganga — D’accord pour resituer le problème dans la longue durée, mais sans perdre de vue l’accélération historique de cette dernière période qui modifie le contexte où se définissent les mobilités transcontinentales. De ce point de vue, il ne suffit pas de privilégier le seul point de vue des Français ou des ressortissants de chaque pays africain colonisé. Il faut aussi, comme le dit Deleuze, saisir le problème par le milieu, chercher la solution dans l’ordre concret du monde qui produit les deux perspectives, à savoir les points de vue français et africain. On peut appréhender l’intelligibilité de l’agence coloniale dans le cadre de la Grande France, Grande Belgique, etc., et celle de la mondialisation dans ce qui dépasse précisément ces espaces-temps de la domination.

Les modalités d’appartenance à l’ordre du monde qui régit les mobilités transcontinentales peuvent être questionnées quel que soit le cadre spatio-temporel : la longue durée, avec l’esclavage, ou la moyenne durée, avec la colonisation. Trois statuts sont ici concernés : le citoyen, l’esclave et/ou l’indigène. La colonisation et l’esclavage alignent, de manière différente, ces assignations statutaires dans la dynamique de déterritorialisation de l’État-Nation européen, instituant ainsi, à terme et pour tous, l’expérience particulière d’être citoyen en même temps qu’étranger partout et même chez soi. On peut appréhender cette expérience spécifique en comparant la colonisation et l’esclavage. Le dispositif d’encadrement colonial distinguait le citoyen, celui qui avait des droits politiques, de l’indigène, celui qui était né dans le pays mais n’en jouissait pas. Dans les pays sous domination française, la citoyenneté était un privilège réservé au groupe de Français présents dans la colonie, et par conséquent à ceux qui vivaient hors de leur « propre » société. Ce statut n’était octroyé qu’au compte-goutte aux autochtones. Il leur fallait d’ailleurs se transformer, conformément à la loi, en sortant de « chez eux », c’est-à-dire « s’européaniser » : c’est à ce titre seulement qu’ils pouvaient acquérir le statut de citoyen, en se démarquant de celui d’indigène à travers une trajectoire qui pouvait partir du village, passer par la ville coloniale et aboutir en Europe, en France. La même législation régissait les colonies britanniques, belges, etc., disséminant ainsi ces citoyennetés à travers le monde. En résumé, dès l’origine de l’État-Nation déterritorialisé, l’Africain était déjà sorti de son pays avant même de migrer, tout en restant sur « son territoire ». Par comparaison, on peut dire que l’esclave était celui qui, extradé de son continent, avait perdu « son pays » sans avoir trouvé de « terre », ni de droit du « sol ».

La construction impériale du monde dissémine et reconfigure à la fois ce qui, au cœur de l’État-Nation, se dénouait autour de la citoyenneté. Désormais tout se joue à la marge des empires coloniaux. D’une part la trilogie citoyen/indigène/esclave montre que l’Amérique représente, pour les Africains hors d’Afrique, un réservoir symbolique important. En France, par exemple, les constructions africaines des images de soi se revendiquent de citoyennetés multiples, qui se déclinent néanmoins différemment selon l’appartenance ou non à l’élite. L’élite fait exister la diaspora à travers des discours performatifs et la participation à des commémorations françaises d’événements historiques liés à l’esclavage et à la colonisation. Elle s’investit dans des associations qui cherchent à imposer l’idée d’une identité noire composante à part entière de la communauté des citoyens français, tout en jouissant du droit à la multi-appartenance. Ceux qui n’appartiennent pas à l’élite ont une construction identitaire différente, en se revendiquant comme black, une référence à la domination américaine. D’autre part les Africains intègrent la citoyenneté occidentale dans leur propre identité : de retour au pays, ils s’affichent comme Français, Britanniques, Belges etc. Parfois il leur est même assigné le statut de « Parisiens », « Londoniens », etc. En République Démocratique du Congo, il est courant qu’un membre de la diaspora soit désigné comme mwana (fils de) Paris, mwana Londres, mwana Bundes (Allemagne), en référence au lieu où il vit et d’où il tire ce statut particulier. On peut également évoquer la situation de ces jeunes Maliens renvoyés par leurs parents au pays pour être reformatés, et qui, en vertu de leur double nationalité — ils sont aussi français par droit du sol —, vont faire respecter leurs droits dans les services consulaires français en demandant leur rapatriement. Ces situations de citoyennetés multiples doivent être comprises à l’aune de l’expérience de la traversée des mondes. En phase (post-)coloniale, le retour au pays nécessitait un rituel d’adaptation pour recouvrer son identité africaine : attendre, par exemple, quelques jours pour déguster les mets locaux. Dorénavant point n’est besoin d’adaptation puisque l’« Afrique » s’exporte partout et ne se trouve plus seulement sur le Continent. Un décentrement qui, à partir de l’Afrique, entre en résonance avec ce qui se passe en Europe et renforce l’idée qu’on peut maintenant être Africain partout et « de » partout.

Achille Mbembe — Vous avez raison de parler d’accélération historique. Ce qui me frappe en effet c’est la revivification sans précédent, au cours du dernier quart du xxe siècle, des imaginaires africains du lointain et de la longue distance. Elle s’est traduite d’un côté par un accroissement inédit des capacités de mobilité des agents privés, et de l’autre par des tentatives violentes d’immobilisation et de fixation spatiale de catégories entières de populations, l’apparition de nombreuses « zones grises » non seulement en Afrique mais aussi au cœur des États démocratiques d’Europe.

Vous évoquez la mondialisation : l’une de ses contradictions est de favoriser l’ouverture économique et financière (et encore…), tout en renforçant le cloisonnement du marché international du travail. Le résultat en est la multiplication des obstacles à la circulation des gens typés racialement, et la banalisation des conditions liminales dans lesquelles sont enfermées, au nom de la raison d’État, les populations jugées indésirables. En France, en particulier, la situation me semble extrêmement préoccupante. Si chaque État a le droit de déterminer sa politique d’immigration, encore faut-il que cette politique respecte les droits humains fondamentaux et qu’elle ne soit pas le prétexte à l’instauration d’une xénophobie d’État. Or en France cette ligne est des plus ténues. On a assisté au cours des dix dernières années à une formidable expansion et sophistication des logiques policières, judiciaires et réglementaires relatives à la police et à l’administration des migrants et des étrangers. On a mis en place des dispositifs qui visent à produire un nombre sans cesse croissant de « sans-papiers ». Peu s’indignent aujourd’hui des pratiques de parquage et d’incarcération dans les camps, encore moins de la traque, des rafles et de l’expulsion des migrants en situation irrégulière. À mes yeux, et toutes proportions gardées, l’extension et le renforcement d’un état permanent d’exception vis-à-vis des migrants d’origine africaine est en passe de devenir pour la France ce que Guantanamo est pour les États-Unis. Or, on ne veut malheureusement pas le voir, la race joue une fonction particulièrement perverse dans cette logique. Comme hier, la race est au cœur de l’institution d’un clivage entre d’une part les citoyens que l’on s’efforce de protéger, d’autre part une masse d’intrus et de sans-parts livrés à une radicale insécurité puisqu’ils n’ont même pas le droit d’avoir des droits.

Pour revenir à l’Afrique, il me semble utile de souligner que la capacité d’extension et de dispersion spatiale, et donc de négociation des distances, n’est pas nouvelle. Historiquement, plusieurs faisceaux ont toujours relié les mondes africains aux mondes externes. En Afrique de l’Ouest, les confréries islamiques ont toujours été dispersées autour de pôles géographiques à partir desquels elles ont essaimé. Or il n’y a pas de stratégie de l’essaimage qui n’implique une organisation des migrations et des échanges commerciaux à longue distance. Mais quel que soit l’éloignement, toujours un rapport étroit et complexe lie le migrant à son lieu de départ. Quelque chose l’y rattache et l’y ramène, même lorsqu’il a fini par faire souche ailleurs. Je crois que de manière générale la citoyenneté en Afrique a toujours été composée à l’interface entre ces rituels de l’enracinement et cette rythmique de l’éloignement, dans ce passage constant du spatial au temporel. Dans un monde qui tend à la clôture, et dans lequel la figure de l’étranger se confond avec celle de l’ennemi, j’ai l’impression qu’il y a de moins en moins de place pour ce modèle historique africain du migrant.