laissez passer l’invention

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La psychanalyse, on pourrait s’en servir pour n’importe quoi : contester les autorités traditionnelles, les fonder, en inventer d’autres, s’en désintéresser. Lacan prend ce problème à sa racine en interrogeant le désir même de l’analyste, et par lui l’autorité du père et de la loi
dans l’analyse, l’autorité de Freud dans l’institution, et l’autorité de celle-ci au sein de la société. Tous les clichés volent alors en éclats : on attendait un Père, on en a plusieurs, une loi d’airain, on a une loi accueillante aux particularités, un Freud magnifié, on a un Freud tâtonnant, une institution donnant des leçons, et l’on trouve des praticiens à l’écoute des souffrances contemporaines. Bref, une sorte d’envers de l’autorité ?

C’est la liberté de désirer qui est un facteur nouveau, non pas d’inspirer une révolution, c’est toujours pour un désir qu’on lutte et qu’on meurt, mais de ce que cette révolution veuille que sa lutte soit pour la liberté du désir.

Jacques Lacan, « Kant avec Sade » in Écrits, Seuil 1966

faire autorité

Dès son invention par Freud, la psychanalyse a occupé une position singulière vis-à-vis de l’autorité. En cherchant à déchiffrer le message en souffrance que les corps contorsionnés des hystériques enfermées à la Salpêtrière, réputées incurables et abandonnées de la médecine, donnent à voir, le jeune Freud met au jour une part obscure de la vérité humaine, en fait sa cause, et se fait mettre au ban de la Société des médecins de Vienne. La découverte de l’inconscient, de la sexualité infantile, du refoulement, des pulsions, du principe de plaisir et de la pulsion de mort, patiemment élaborés à partir de la cure de parole de femmes et d’hommes qui bravent l’ordre bourgeois pour se rendre à son cabinet, bouleverse les savoirs, soulève des rejets violents, puis, fait autorité.

L’autorité de cette “science” inédite, toujours relancée par les avancées de sa clinique, ne cessera depuis de serrer de près ce que Lacan allait appeler le réel [1].

Rebelle aux discours institués — et régulièrement menacée par ceux-là même qu’elle inspire, qui la pillent ou la galvaudent, qui tentent de la réduire à des universaux, à des traitements chiffrables ou aux résultats — la psychanalyse fait consister une forme d’autorité indissociable d’un inconfort, d’une subversion, d’une résistance à tout ce qui permettrait de la circonvenir. Or cette “science” qui embarrasse la science procède autant, pour le sujet qui y a recours, de réponses à trouver, que des questions inattendues qui en ressurgissent. Son histoire en porte la marque, jalonnée de censures, de crises, de scissions jusque dans ses propres rangs.

La psychanalyse porte la marque du désir de savoir de Freud. D’un désir sur lequel il ne céda jamais. En garder l’or vif et l’arracher au ronron de l’IPA (Association internationale de psychanalyse), fut le pari de Lacan et lui valut ce qu’il appela son “excommunication”, à la veille de 68.

question chauve-souris

En 1953, une scission se produit au sein de la SPP (Société psychanalytique de paris) filiale française de l’IPA. Le groupe de Lacan, qui a la responsabilité de la Commission d’Enseignement, fonde la SFP (Société française de psychanalyse) et en demande la reconnaissance par l’IPA. L’IPA crée alors un Comité international d’évaluation qui doit statuer sur ce « groupe d’étude » (s’y trouvent Dolto, Lagache, Perrier et bien d’autres). En 1961, au Congrès d’Edimbourg, le Comité n’admet pas le groupe et ajourne sa décision au congrès suivant, en transmettant des recommandations : durée et nombre des séances (45 mn, 4 fois par semaine), interdiction aux élèves d’assister aux cours de leur analyste (Lacan tient depuis huit ans son séminaire à Ste Anne), que « l’enseignement de la psychanalyse des enfants soit jusqu’à nouvel ordre considéré comme inexistant » et encore, au point 13a que Dolto et Lacan restent en dehors de toute formation, qu’on ne leur confie plus de cas d’analyse didactique ou de contrôle. Au congrès suivant, la crise éclate :« Il faut savoir que Lacan doit être exclu de toute activité concernant l’enseignement et ce, à jamais ».

Le 19 novembre 1963, la radiation de Lacan est votée à la majorité. Le 20, Lacan prononce, à Ste Anne où il tient ses séminaires depuis dix ans, l’unique leçon intitulée « Des Noms-du-père ».

En janvier 1964, rue d’Ulm où l’invite Althusser, il reprend son enseignement devant tous ceux qui voulaient l’écouter, analystes ou pas, en disant : « Noblesse est bien le terme, quand il s’agit d’accueillir celui qui était dans la position où je suis — celle d’un réfugié. » [2] Lacan cite l’histoire de Spinoza, de son « excommunication majeure », assortie là-aussi de « l’impossibilité d’un retour », et se désigne comme « le déchet du mouvement psychanalytique » [3]. Nulle répugnance chez Lacan pour ce statut de reste. Au contraire, c’est de cette place qu’il a pu inventer quelque chose de nouveau.

Dans le chapitre intitulé Excommunication, il repose la question jamais close de savoir ce qu’est la psychanalyse. Comment définir la pratique d’un psychanalyste ? « Question chauve-souris » note Lacan, « l’examiner au jour ».

En juin 1964, il fonde son École.

En 1967, il invente un dispositif de formation inédit — « la passe » — : qui se considère comme analyste pour avoir fait une analyse, vient y raconter son expérience. Ce dispositif a pour visée d’accueillir une nouvelle façon de dire de l’analysant qui témoigne, au terme de sa cure, avoir épuisé le sens de son symptôme, et en même temps s’être heurté à un reste inéliminable avec lequel il a à trouver un « savoir y faire ».

retour sur l’autorité

Pour la psychanalyse, Freud, c’est l’autorité, la fondation. Le retour de Lacan à Freud se fait à partir de la tentative d’exclusion de la pulsion de mort par certains de ses successeurs cherchant à ramener la psychanalyse du côté d’un idéal. « Concevoir la psychanalyse comme entreprise visant à ébranler le sujet dans son rapport à la pulsion de mort est un des points qui caractérisent ce que Lacan a appelé son retour à Freud » [4]. Lacan le lit, le cisèle, mais sa lecture fait tout autre chose qu’expliquer, clarifier, elle semble au contraire rendre Freud moins accessible. L’extraordinaire sophistication syntaxique de la langue de Lacan, mêlant obscurités et fulgurances, soustrait la découverte freudienne à sa limpidité, y convoque d’autres champs du savoir, pour en faire jouer les ressorts les plus complexes, y ouvrir de nouveaux horizons. Une crête se dessine, sur laquelle les séminaires se succèdent année après année, ne cessant d’arracher l’invention de Freud aux deux abîmes qui la bordent, celui, ouvert par son succès qui lui vaut la reprise de ses principales découvertes sous des formes affaiblies ou ravalées, le second ouvert en son sein et dans des champs connexes où les monuments qu’on lui élève préfigurent son tombeau.

Quelque chose au fond se joue dans la langue de la transmission, dont il s’agit de garder vive la précision, entre dilution et dogmatisme — c’est le pari de Lacan, fonder l’éthique du bien dire qui maintient l’équivoque de la langue, lieu de l’inconscient.

L’inconscient ne se manifeste que par le ratage, l’achoppement, le mot d’esprit, ce qui force le sujet à produire des significations inattendues pour lui. Pour Freud, la découverte de l’inconscient suppose un sujet (qui a fait ce rêve ? qui a prononcé ce lapsus ?) et débouche sur un effet de sens. Pour Lacan, l’inconscient suppose un sujet d’une autre sorte. Dans les trébuchements, les défaillances, une béance apparaît qui nous laisse perplexes. C’est dans la vacillation devant ces manifestations qu’apparaît l’inconscient sous la forme d’un vouloir être évanouissant qui échappe au sens (G. Brovsky).

De cette nouvelle hypothèse se déduit la direction de la cure lacanienne : le déchiffrage soumis à l’autorité du sens, la recherche d’explication, risquent d’écraser ou de tromper le désir à la robe de furet. La cure ne peut se conduire qu’en respectant le temps logique de l’expérience subjective propre à chacun sans se plier à la répétition d’une durée fixe. Il y va du désir de l’analyste de mettre en jeu la coupure des séances pour que « la saisie de l’inconscient ne se conclue pas ».

le père vacille

En 1964 donc, Lacan touche au Nom-du-père. Toucher au Nom-du-père, c’est lever le voile sur le culte du père qui traverse toute sa théorie et fait écrire à Freud, en 1927 : « Je souffre d’un certain nombre d’incapacités m’empêchant d’être un grand analyste, entre autres choses, je suis trop père ». Le culte du père, la religion du père, là se situe le point de butée relevé par Lacan. Soustraire la psychanalyse au penchant religieux qui la guette ne pouvait s’effectuer sans ébranler cette figure d’autorité.

Pour cela, Lacan va du complexe d’Œdipe aux complexes d’Œdipe, « Œdipe n’est pas seulement celui qui tua son père et épousa sa mère, il est surtout celui qui exigea le savoir jusqu’à l’horreur »(M. Sylvestre), du Nom-du-père aux Noms-du-père. C’est-à-dire qu’il va faire du père qui hantait le roman du névrosé freudien un opérateur logique, non une totalité mais une fonction  : la fonction du Nom-du-père peut être tenue par d’autres personnages que le père de famille. Elle se pluralise.

Freud, en résonance avec son siècle, avait abordé la famille dans sa fonction de normalisation — tout un chacun procède de la famille, passe par la matrice œdipienne, l’interdit de jouissance de l’enfant et les identifications qui en découlent.

Lacan reprend la construction de Freud et ajoute un temps à l’Œdipe, une « étape féconde, qui permet le développement » et qui, explique Jacques-Alain Miller, s’ajoute aux deux temps freudiens. Temps I — temps de la satisfaction et de l’identification de l’enfant au désir de la mère ; Temps II — entre en scène la figure symbolique du père-qui-dit-non, qui interdit la mère : c’est la figure autoritaire que « tous les commentateurs ont adoré ». Le troisième temps est nouveau, c’est « celui du père qui a et qui donne ».

La fonction du Nom-du-père lacanien, celle de ce troisième temps de l’Œdipe, ne s’identifie pas à une logique qui relèverait simplement de l’interdit. Le père est celui qui pose la loi mais aussi celui qui la transgresse et « celui qui la transgresse pour vous, celui pour qui existent les cas particuliers » [5]. La distinction qui en découle sépare la loi de la règle. L’une porte une autorité incarnée (c’est celle du troisième temps), l’autre (celle du second temps auquel de nombreux analystes sont restés « accrochés »), se manifeste sous les augures d’une autorité figée, désincarnée. Si la règle est un automatisme qui fonctionne à l’aveugle, la loi est ce qui accueille les cas particuliers.

La voie ouverte par Lacan au-delà de l’Œdipe met donc en valeur l’irréductibilité d’une transmission fondée dans le rapport particularisé de l’enfant à un désir incarné : « L’enfant dispose de ceux qui l’aiment pour décider de ceux qu’il aimera » (M. Sylvestre). Ce n’est donc plus la seule référence au père et aux identifications qui ordonne la réalité familiale : la famille n’est plus universelle, elle devient le lieu d’une multiplicité d’alliances possibles. La famille « est le nom donné à des expériences disparates, multiples, quoique ordonnées selon une logique ayant des incidences réelles, concrètes, des effets de sujet. Et à ce titre, elle témoigne jusque dans ses crises de ce que la jouissance est toujours localisée, difficile à universaliser, ce que tentent de régulariser les lois et réussissent bon an mal an les familles particulières » [6].

La fonction du Nom-du-père est de « mettre un frein à la jouissance » en l’accueillant dans sa singularité et en lui ménageant une voie, seule façon de protéger le sujet des ravages qui le menacent si rien ne la borde.

l’autorité fait retour

Mais si d’un côté, les formes contemporaines de parenté ne relèvent plus de la figure du père autoritaire de la tradition, d’un autre, le problème de l’autorité fait retour sous une « forme externalisée », selon Éric Laurent : « l’Autre social somme, en effet, les parents de tenir leurs enfants, de mettre leur famille au carré, ou menace de mettre tout le monde dans des internats militaires. Ainsi les pères sont transformés en agents de l’ordre public […] ne restent plus que des normes à négocier » [7].

Ces normes fonctionnent sur l’obéissance à une autorité extérieure posée comme idéale. La psychanalyse n’a rien à faire avec l’idéal ou la norme, Freud et Lacan, jusqu’à leur mort, n’ont jamais lâché sur cette nécessité d’avoir à réinventer dans une parole inédite avec chaque nouvel analysant, les points d’appuis signifiants permettant de traverser l’angoisse d’avoir à vivre. Dans son dernier enseignement, Lacan prenait la mesure du changement de civilisation, et en déduisait le passage de la logique freudienne de gestion des masses par l’idéal à une autre plus difficilement traitable, celle de la gestion des masses par la jouissance des objets de consommation, venant embarrasser la recherche du désir pour chacun. L’angoisse ne disparaît pas pour autant, elle réapparaît dans des symptômes inédits, elle s’éprouve par des événements de corps et ne s’interprète pas : elle fait signal de ce que le règne de la satisfaction écrase le désir, qui vit d’un manque à avoir et à être.

L’angoisse témoigne de la vérité du réel, c’est-à-dire de ce qui, dans l’expérience de la vie, peut être impossible à symboliser, à supporter, à satisfaire. Si l’angoisse ne peut être acceptée dans sa valeur structurante de « laisser faire place au désir » par la circulation des mots de la langue de chaque sujet, d’autres symptômes surgissent (phobie, hyper agitation, fuite, errance, refus scolaire).

oui à la singularité

« La modernité fait objection à la supposition de savoir c’est-à-dire à l’amour. De fait, le sujet moderne ne se présente pas tellement sous la forme d’un vouloir savoir ce qui lui arrive, mais embarrassé par sa jouissance » (J. Dhéret). Pour faire passer les désordres de la jouissance du côté d’un « faire usage de son symptôme », il faut la psychanalyse. Dans les institutions, l’éclairage de la psychanalyse peut aussi ménager des interstices, des espaces de respiration, où se desserrent les identifications. S’en déduit une nouvelle position du psychanalyste dans la cité : soutenir le pari de rouvrir, à travers des dispositifs variés, dans les lieux éducatifs, de soins, carcéraux, mais aussi dans les champs de la recherche scientifique, législative, médicale, la dimension d’un « oui » qui occupe cette fonction élaborée au troisième temps de l’Œdipe par Lacan. D’un oui aux solutions particulières, souvent inventives, que chaque sujet bricole, d’un oui qui “décomplète” les discours figés dont l’autorité est la règle et veille à ce que la loi reste accueillante.

Notes

[1Par « réel », Lacan désigne l’impossible (ce qui ne peut être résorbé par le signifiant).

[2Jacques Lacan, « excommunication », Séminaire XI (1964), Seuil 1973.

[3Demain la psychanalyse, Michel Sylvestre, Seuil 1987.

[4L’argument, Graciela Brovsky, (commentaire du séminaire XI de Lacan), édition Rue Huysmans, 2006.

[5Du nouveau ! (introduction au Séminaire V de Lacan), Jacques-Alain Miller, édition Rue Huysmans, 2000.

[6Jacqueline Dhéret « ce qui se transmet et ce qui s’invente » in Nouvelles façons de faire famille, publication du séminaire 2004-2006 du laboratoire du CIEN de Lyon.

[7Éric Laurent, in La Petite Girafe n° 24, octobre 2006, éd. Agalma.