Vacarme 43 / cahier

Storyville « l’autre » production de films d’auteurs

Depuis quelques années, la forme du film documentaire et du cinéma-vérité s’est considérablement renouvelée, allant même jusqu’à investir les centres d’art contemporain. Mais dans le même temps les productions télévisuelles se sont appauvries et formatées. Un tel fossé ne laisse pas d’être inquiétant, au moins politiquement : quand il n’y a plus de lieu d’échange entre la création artistique et la culture populaire, tous finissent perdants. Pourtant il n’est pas sûr qu’il n’existe plus aucun pont. Storyville, l’émission anglaise de documentaires produite et dirigée par Nick Fraser pour la BBC, en constitue peut-être un formidable exemple.

« Storyville est le produit de la période qui s’est ouverte avec l’évolution des technologies vidéo haute définition de Sony et Avid et l’effondrement de leurs coûts. Il s’en est suivi, partout dans le monde, une réinvention du genre documentaire, au plus près des cultures contemporaines. En Chine, aux Philippines, en Amérique latine ou en Afrique, des auteurs se sont mis à fabriquer des films magnifiques, loin des standards documentaires des chaînes de télévision. Storyville est donc à l’affût, et donne au bon moment un coup de pouce à ces auteurs, en les co-produisant et en les diffusant. Storyville, c’est, depuis dix ans, 40 films documentaires sur la BBC. Le succès de notre démarche a vite dépassé les attentes. Pourtant, les coupes budgétaires très sévères de la BBC pourraient affecter notre budget et limiter notre diffusion… même si la chaîne témoigne de son attachement à ce petit laboratoire d’expérimentation. »

J’ai rencontré Nick Fraser à Londres en août dernier alors qu’une campagne « Save Storyville from extinction  » prenait son essor. Aujourd’hui, la pétition en ligne a réuni plus de 3500 signatures, des défenses passionnées d’intellectuels, des spectateurs et des cinéastes. Autant dire que le « petit laboratoire d’expérimentation » animé par ce personnage haut en taille et en couleurs, anglais aux antécédents français, réputé pour son franc-parler et un tantinet d’arrogance (un travers que mes amis anglais associent à toute chose française) est devenu, au sein de la profession, une institution.

Storyville est devenue atypique à la BBC, maintenant un pont entre des auteurs démunis et une industrie de plus en plus barricadée, répétitive et prévisible, malgré tous ses serments d’ouverture à la créativité, et de plus en plus molle dès qu’il est question de donner à penser, tout particulièrement en politique. Alors que la chaîne de service public a été une pépinière de talents, elle laisse orphelins des réalisateurs qu’elle avait nourris. Plus grave, elle manque le renouveau de documentaires tout azimut, créés à partir de rien par des professionnels indépendants, isolés, passionnés, qui ressemblent de plus en plus à ces auteurs « à la française » : cinéastes soucieux de l’intégrité de leur démarche, en l’occurrence documentaire, extérieurs à l’industrie, moins celle d’Hollywood que télévisuelle, et inventeurs d’outils et de formes relevant des seules exigences de leur objet.

Storyville est une expérience originale de financement et de production pour la télévision. Avec un budget limité, Nick Fraser parvient à jouer un rôle dans l’industrie documentaire bien au-delà de ses moyens. De la vieille BBC, Storyville n’a ni les visées « intellectuelles », ni l’arrogance des puissants, peut-être seulement celle des frondeurs. Il semble se battre sur deux fronts : d’un côté celui des puristes, animateurs fervents de festivals ou réalisateurs, parfois trop prompts à se désintéresser des contingences liées à un « public » ; de l’autre celui de l’industrie, avec ses financiers qui veulent du format, des cases et de la publicité.

Il fait figure de véritable producteur, avec ce que cela a d’ambigu, d’arbitraire et de radicalement différent d’un auteur. Le producteur a un pied dans l’industrie, un autre dans le camp des réalisateurs auxquels il croit. La puissance du producteur du point de vue de l’industrie c’est l’audimat, du point de vue de l’auteur c’est la marge de manœuvre qu’il lui ménage. Force est pourtant de constater que nombre d’auteurs, qui n’ont plus de lieu d’où travailler ni même d’où parler, ont soudain pris Storyville et Fraser comme un lieu essentiel de la résistance.

On comprend donc le branle-bas que la nouvelle des coupes budgétaires qui les menaçaient a suscité : tout d’un coup, en août 2007, c’est l’embrasement face au durcissement de la direction de la BBC, elle-même sous la pression des réductions drastiques de budget par le gouvernement Blair, et la diminution de la part de la redevance dans son financement. Le réalisateur américain D.A . Pennebaker, par exemple, signe la pétition et écrit : « Tous les films que nous avons fait ces 20 dernières années n’ont été possibles que grâce à Storyville et à la BBC : notre havre loin de chez nous. » L’allemand Werner Herzog déclare : « Ce serait une catastrophe pour moi, mes meilleurs films sont redevables à Storyville. » De nombreux témoignages de cinéastes anglais attestent de ce qu’avec le désengagement progressif de la BBC, Storyville est un des derniers bastions du documentaire d’auteurs. Et des centaines de déclarations proclament leur attachement à sa sélection, à sa vocation pédagogique et culturelle et à sa mission de service public.

Il y a de la passion derrière la sélection éclectique de films soutenus par Storyville, et une liberté de style. L’émission a une liste de titres qui ont marqué. Fraser a soutenu loyalement certains auteurs anglais dont Sean McAllister (dont le prochain film Rabbit-Hutch Hell, tourné au Japon, n’aurait probablement jamais vu le jour sans le soutien inconditionnel de Fraser), de nombreux cinéastes en herbe et des co-productions d’auteurs de tous les pays.

J’étais heureuse de rencontrer Nick Fraser, parce que l’histoire de Storyville est curieuse, comme celles de lieux inattendus au sein d’institutions rigides qui ménagent un espace de pensée. Il rappelle ces anciens producteurs d’Hollywood qui ont fait la place, pour des raisons incompréhensibles, par passion, sens inné de ce qui plaît et compréhension absolue de l’industrie, surtout sans partager leur vision créatrice ou leurs principes radicaux, à des réalisateurs de génie.

Storyville offre une sélection très vaste de films, des documentaires à chaud comme celui sur le coup d’Etat contre Chavez, Inside the coup [1], des formats plus typiques de la télévision et des films d’auteur très personnels. Comment choisissez vos films ou les réalisateurs avec lesquels vous travaillez ?

Nous sommes terriblement terre-à-terre. Nous tâchons de trouver les jeunes, les débutants, les efforts insolites, expérimentaux partout dans le monde. Storyville n’est pas élitiste et l’émission a eu du succès parce que nous n’avons aucune théorie du documentaire. Si j’insiste, c’est peut-être parce que c’est un parti pris plus britannique que français, mais aussi parce que c’est un principe qui a présidé à la naissance de l’émission. J’ai hérité d’une émission qui avait peu d’heures de programmation et se voulait haut de gamme : des films documentaires de festival. Venu de Channel 4, j’ai voulu changer cela.

Pour revenir à votre question, les films qui me tiennent le plus à cœur sont toujours les derniers produits. Ce mois-ci, j’aime ce film sur un tournage à Bollywood : un film de gangsters dont le héros est modelé sur l’histoire vraie d’un policier terriblement cruel et efficace, qui n’hésite pas à descendre ceux qu’il pourchasse. L’acteur qui joue le policier est suspecté de détenir des armes qui lui auraient été confiées par des terroristes. Il est arrêté au cours du tournage. C’est un film sur l’Inde. Et puis un réalisateur anglais, friand de films noirs, a fait cet entretien, tout en français, 17 minutes, avec un détective qui a passé des années à poursuivre un serial killer. J’aime aussi cette ascension de l’Everest par des enfants aveugles. Qui aurait pensé à faire ce film il y a dix ans ? Je ne sais pas ce que ces films ont en commun. Dans des situations quotidiennes, autrefois privées de témoin, un film se construit. Ils relaient une charge émotionnelle forte.

Je suis aussi très attaché à la programmation Why democracy ? [2].

Why democracy ? sera diffusé en France et dans plus de 20 pays la même semaine, c’est une expérience de programmation très originale. Comment l’envisagez-vous ?

Ce sont 10 films dont chacun est une réflexion transversale sur la démocratie. La question a été posée à des réalisateurs un peu partout, plus de 700 propositions ont été reçues avant une sélection qui a retenu des films qui ne sont ni didactiques, ni pédagogiques, mais s’intéressent, de façon détournée à la question, en soulevant plus d’interrogations d’ailleurs qu’en apportant des réponses simples. Les films seront diffusés en octobre la même semaine dans plus de 25 pays. Un site whydemocracy.com permettra aux spectateurs de tous ces pays de réagir aux films et aux questions posées : Les femmes sont-elles plus démocratiques que les hommes ? Les dictateurs sont-ils parfois souhaitables ?... Ce ne sont pas des films sur la constitution, mais sur les perceptions, les sentiments et les émotions de la démocratie. Que ressent-on par exemple, quand on prend le pouvoir au Libéria et qu’on est une femme ? (Madame la Présidente, Daniel Junge et Siatta Soett, Danemark, 2007). Après 16 ans de guerre civile, comment dirige-t-on un pays ? C’est un film très cru. Et le film chinois est spectaculaire. (Votez pour moi, Weijun Chen, Chine, 2007.) Il décrit l’élection, dans une classe d’enfants de huit ans, du délégué des élèves. Dans un pays qui n’est pas démocratique, le film montre comment les enseignants en expliquent le principe, comment les parents s’investissent et comment les enfants apprennent vite à manipuler.

Choisissant des sujets sérieux à un moment ou la BBC privilégie un ton de divertissement et de grand guignol, rencontrez-vous des difficultés à financer un film ?

L’environnement télévisuel, même quand il s’adresse à une minorité, impose des contraintes d’écoute. On peut créer une identité, s’assurer que les journaux remarquent Storyville, mais il n’y a jamais assez d’argent pour promouvoir les documentaires. Nous co-produisons un tiers des films dès le début, un tiers est acheté en cours de production et un tiers après qu’ils aient été achevés. Nous voudrions en faire plus. L’exemple du Cauchemar de Darwin est intéressant parce qu’il aurait pu être jugé difficile pour la télévision. Il était très fort, bourré de faits dérangeants, et pourtant nous avons reçu de nombreux mails enthousiastes. Et l’écoute, pour la chaîne numérique BBC4, a été élevée. Il a aussi reçu un prix en Grande-Bretagne. L’impact est plus lent que la réaction aux nouvelles télévisées, mais il est patent.

Était-il difficile de programmer des films sur l’Irak au moment de la guerre ?

Non, pas du tout. Nous avons montré huit films sur l’Irak. Nous avons présenté The Liberace of Baghdad, une comédie sur l’occupation vue par un pianiste, un film de Sean McAllister que j’aime beaucoup. Et The prisoner : or how I planned to kill Tony Blair sur un chef opérateur enlevé au milieu de la nuit et prisonnier 6 mois à Abou Ghraib. Un film sur la torture et comment elle entraîne le mensonge. C’est le premier film sur le sujet qui se demande non pas seulement si la torture a lieu, mais quelles en sont les ramifications juridiques.

L’indépendance des médias a-t-elle été menacée à la suite de la guerre en Irak ?

Comme vous vous en souvenez, le gouvernement a été accusé par Gilligan, journaliste de la BBC, d’avoir manipulé les données du dossier justifiant la guerre. Il fondait ces allégations sur un entretien secret qu’il avait eu avec le Dr Kelly, une des sources officielles du dossier. Après la mort brutale du Dr Kelly, le gouvernement a accusé Gilligan d’avoir modifié ses notes avant de les publier et a demandé au juge Lord Hutton, réputé pour son indépendance, de faire une enquête visant à établir les circonstances de la mort du Dr Kelly. La BBC a eu des difficultés considérables avec le gouvernement Blair, dont je n’ai pas personnellement pâti. Elles ont culminé avec le rapport Hutton, qui conclut à un manque de rigueur dans les procédures de la BBC. La BBC, depuis ce rapport, est un espace de liberté, relative. Le rapport de forces avec le gouvernement, toujours tendu, s’est terriblement dégradé et a affecté la confiance en soi de la BBC. Vous vous souvenez que plusieurs journalistes et dirigeants ont dû démissionner. Mon idée, qui n’est pas celle de la BBC, est que l’erreur vient de ce qui semble avoir été la conception du directeur de l’époque : vouloir se substituer au pouvoir parlementaire. La BBC, à tort ou à raison, ne peut pas chercher à faire tomber un gouvernement. On peut s’opposer, de façon informelle, au travers de reportages, mais on ne peut dresser la totalité de l’institution contre une politique gouvernementale. Je crains que la BBC n’en ait pâti irrémédiablement ; elle est montée sur le ring la garde baissée, prête à prendre un coup en pleine figure, ce que le gouvernement n’a pas manqué de faire.

L’indépendance des médias avait-elle été affectée au préalable par les positions de Thatcher ?

L’influence de Mrs Thatcher sur les médias est paradoxale. C’est sous son gouvernement qu’a été créée Channel 4, chaîne hybride, entre privé et public, pour représenter les minorités. Son attitude vis-à-vis des médias partait d’un sentiment viscéral, tribal, primitif. Elle détestait la BBC parce qu’elle pensait que la chaîne était favorable à l’IRA. Elle avait des opinions fortes et très personnelles, qui pour cette raison, même si elles étaient fausses, demeurent en partie compréhensibles. Je ne crois pas que la BBC ait souffert sous le gouvernement Thatcher. Le journalisme a pu sembler être attaqué mais, rétrospectivement, Thatcher était peut-être dans la tradition des libertariens. Par exemple, bien que la voix de Gerry Adams, leader de l’IRA et donc associé aux terroristes irlandais, ait dû être doublée par celle d’un acteur, il n’a jamais été interdit d’antenne. La qualité du journalisme a été maintenue, voire améliorée, durant cette période.

Ici la situation des médias n’est pas celle de la France où il y a une concentration des organes de presse entre les mains d’industriels amis du gouvernement. On se croirait sous Louis-Philippe ! En outre, les médias publics n’ont jamais réussi à gagner leur indépendance face à l’Etat : ils continuent de montrer un respect atroce du pouvoir. Nous préférons travailler avec Arte. La BBC, en revanche, cherche son rôle face à un secteur privé prééminent. Est-ce que la BBC rentre en compétition avec le privé ou est-ce qu’elle continue à défendre des valeurs de service public ? Peut-elle maintenir son exception face à des géants internationaux comme Bloomberg ou Reuters ? Les réponses ne sont pas aisées.

La sélection de films que vous co-produisez a un fort contenu historique et politique, des films comme Inside the coup ou Le cauchemar de Darwin. Avez-vous une perspective politique ?

J’essaie de l’éviter. Je pense que le film documentaire vient d’une tradition de gauche. Il est né, en partie, de l’agit-prop des années trente, mais il adopte fondamentalement de nouvelles formes depuis dix ans. Il n’y a pratiquement pas de documentaristes de droite. Difficile d’en justifier les raisons. Mais pourquoi pas ? Des gens s’intéressent à des formes narratives nouvelles et abordent leur sujet avec une grande liberté de ton. Je me sens très privilégié de pouvoir aider ces films et ce sont ceux qui me passionnent.

Le documentaire d’auteurs explose et pourtant les moyens de financement et de diffusion se raréfient, comment ces films seront-ils produits et diffusés ?

L’évolution future des modèles de financements et des ventes est critique et reste opaque. Outfoxed de Robert Greenwald (une analyse acerbe de la machine que Fox News met à disposition du parti républicain) a été acheté et téléchargé à 500 000 fois. Aux Etats-Unis, Netslick est un service d’abonnement de DVD avec plus de 1,5 million de membres. En Europe, le modèle est plus compliqué, en raison des différences de langue et du fait que les documentaires sont encore diffusés à la télévision, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis. La possibilité de télécharger les films aura un réel impact sur la production des réalisateurs même si je ne sais s’ils pourront financer leurs films de cette façon.

L’émission a connu un réel succès depuis 10 ans, soutenu par une augmentation du budget et une vraie augmentation du nombre de cases dans la grille, de 10 à 40.

La BBC ne mettra pas fin au programme, mais s’ils coupent le budget nous ne pourrons plus coproduire. J’ai dit à la BBC que ce serait absolument dramatique pour les réalisateurs. Même si nous ne pouvons pas offrir beaucoup, 20 000, 30 000 ou 80 000 £ peuvent, au bon moment, faire une énorme différence pour ces films. Il est fort probable que la pétition a un impact. La BBC aime Storyville et les choses arrivent souvent par hasard en Grande-Bretagne.

Post-scriptum

Depuis cet entretien, Storyville a tout juste sauvé 25 plages horaires sur 40, pour trois ans. Nick Fraser a réitéré son soutien aux auteurs britanniques, dont les appuis se raréfient, et continue à encourager les productions internationales. Il reconnaît pourtant que l’étau se resserre et qu’il lui faudra redoubler d’attention pour continuer, envers et contre tout, à miser sur des films « risqués ».

Notes

[1L’équipe documentaire était à l’intérieur du palais présidentiel au moment où il est pris d’assaut par l’armée. Le film saisit le chaos de l’événement, son émotion intense, en même temps qu’il analyse les forces à l’oeuvre, menant au retour au pouvoir de Chavez.

[2Why Democracy ? Mise en scène Weijun Chen, Rodrigo Vazquez, Alex Gibney, Lalit Vachani, Sabiha Sumar, Nino Kirtadze, Daniel Junge, Leila Menjou, Karsten Kjaer, Kazuhiro Soda. Produit par Don Edkins Mette Heide, 10 x 52 minutes, www.whydemocracy.com.