Vacarme 43 / cahier

nos tubes / 5

Mélologie et musicology

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Encore une fois dans ce nouvel épisode dans l’exploration des tubes, il s’agit de chercher à mettre au jour ce qui se pense dans ces airs qu’on fredonne sans y penser. Et quand le sillon se creuse, le vertige s’agrandit un peu plus. Car maintenant, il faudra s’en souvenir : de concert, Claude François, Barry White et Prince chantent (presque) la même chose.

Kafka et sa Joséphine nous ont confié, à la façon d’un secret de polichinelle, que le tube ne parle de rien d’autre que de lui-même : c’est-à-dire de rien, précisément, de cet hymne à rien qu’il est (voir Vacarme41 & 42).

Mais, souvenons-nous, c’était déjà ce qu’énonçait à sa manière cet architube qu’est Parole, parole, parole, tel qu’il se donnait à entendre par la voix de Mina et d’Alberto Lupo (ou de Dalida et d’Alain Delon, dans la cover version française — voir Vacarme n°40). À l’écoute de ces mots (« des mots, rien que des mots ») qu’échangeaient le Parlé et le Chanté, le tube nous était en effet apparu comme l’ouverture d’un espace entre la chanson et elle-même, entre ses paroles et son chant. Comme si le tube, au fond, ne faisait rien d’autre, pour se produire, que produire un discours sur lui-même : ce qu’on pourrait appeler une musicologie du tube [1]. Comme si le tube, sujet, parlait donc en musicologue de lui-même, de cet objet qu’il est pour lui-même, tel qu’il se produit entre paroles et musique, entre le logos du discours et le melos du chant.

Une mélologie, en somme, un dialogue de soi à soi en forme de mélologue [2], que l’on pourrait retrouver — sous une forme sans doute moins pure que celle de Parole, parole, parole — dans tant de chansons à succès.

Ainsi, lorsque Claude François, en 1977, chante Magnolias for ever, ce tube semble bien sûr raconter une malheureuse histoire d’amour, une scène de rupture. « Je ne peux plus rien y faire », clame-t-il, tandis que le chœur, en anglais, commente : your girl is crying in the night. Et les auditeurs que nous sommes ne peuvent s’empêcher de penser : oui, certes, il « ne sait plus comment faire » pour la calmer, cette pauvre fille qu’il a quittée, qui sanglote dans la nuit. Mais très vite, presque sans qu’on s’en aperçoive, la chanson, de façon à la fois évidente et discrète, se met à parler d’elle-même. Il chante : « Dites-lui que je suis comme elle, que j’aime toujours les chansons », « dites-lui que je pense à elle, quand on me parle de magnolias, quand j’entends ces musiques nouvelles… » Le titre, Magnolias, devient ainsi la métonymie des chansons que l’on aime, face auxquelles on « ne sait plus comment faire », auxquelles on ne sait pas comment résister. Et dès lors, le tu de la chanson (« Tu lui ressembles », « et dans ta voix, j’entends parfois un peu sa voix ») semble être la chanson elle-même, repliée sur son autocommentaire, pliant l’objet apparent de son discours (your girl, cette fille qui pleure dans la nuit) sur ce sujet qu’elle est lorsqu’elle se met en scène comme se produisant sous nos yeux.

Car le tube, comme obsédé de lui-même (lui qui nous obsède), chante essentiellement son propre devenir et son propre temps, ce temps qui nous inclut et nous comprend d’avance. Michel Fugain, dans Le temps de ma chanson (1971), le déclare sans ambages :

« Pendant le temps, dans le temps de ma chanson, / Elle coule, coule, l’eau, sous les ponts du monde, / Des hommes naissent et puis d’autres s’en vont / Dans le temps de ma chanson, dans le temps de ma chanson… »

Lorsque dans prend le relais de pendant, le temps s’espace pour devenir accueillant comme un monde. Et c’est de ce même temps, de ce peu de temps néanmoins immense qui voudrait inclure en soi tout ce qui arrive, que vivent tant d’autres tubes, sur la scène mondiale des succès ou des hits. Pour ne puiser que dans les exemples issus de mon top-50 personnel, lorsque Barry White chante Let the Music Play, tout en semblant faire de la musique une métaphore de la nuit qu’il s’apprête à passer avec « elle » (elle qui est at home, à la maison), ne parle-t-il pas en vérité de son tube lui-même ? Let the music play on, keep the music strong, let it play on, let it play on, let it play on, répète-t-il inlassablement, comme pour s’assurer, au moment même où il la chante, que la chanson sera forte, qu’elle se reproduira toujours, encore et encore, on and on…

De fait, on la rencontre partout dans les tubes, cette automusicologie à l’œuvre qui commente le tube en cours, qui dit sa production de soi, sa répétition toujours à venir, ouvrant et espaçant ainsi l’entre dans lequel un refrain s’engouffre. Cette mélologie, c’est là où le tube décolle, selon cette autre allégorie de soi que chante la chanson de Francesco De Gregori, La donna cannone (« La femme-canon », 1983), dont Ornella Vanoni a donné une si belle version [3] :

« Un applaudissement du public qui paye le soulignera / Et de la bouche du canon une chanson résonnera / Et avec les mains mon amour par les mains je te prendrai / Et sans dire un mot dans mon cœur je te porterai… »

Ici aussi, au seuil du refrain qui suit immédiatement ces paroles, le tube s’adresse à lui-même (« mon amour »), il s’emporte lui-même (« je te porterai »), avant de se donner son propre envoi, comme un coup de canon lançant la ritournelle, déclenchant l’envolée lyrique qui produit la chanson dans la chanson, sur la scène qu’elle se prépare pour soi.

Ainsi, avec la musicologie du tube, il semble bien que l’on touche au cœur du tube, en effet (« dans mon cœur je te porterai »). Au cœur : là où la chanson, à peine envoyée comme un coup de canon retentissant en son propre sein, prend en main ses paroles, main dans la main, pour les emmener au cœur d’elle-même, dans son refrain qui se lève.

Nous sommes au cœur du tube, oui, là où, œuvrant à lui-même, il feint de penser à un(e) autre, à un « toi », pour mieux revenir à soi et se produire. Comme dans ce succès de Lucio Battisti, E penso a te, où le « toi » auquel le « je » pense n’est sans doute rien d’autre, encore une fois, que la chanson elle-même :

« Je travaille - je pense à toi / Puis je rentre — je pense à toi / Je l’appelle et entre-temps je pense à toi… » (Io lavoro e penso a te / Torno a casa e penso a te / Le telefono e intanto penso a te…)

Bref, le « je » des tubes pense à soi. Il se pense, il se commente, il se fait le musicologue de soi, avant même que quiconque (moi ou un autre) ne songe à en analyser la production.

Au milieu de ce concert ou de ce festival automusicologique que les tubes présentent, il revient à Prince d’avoir introduit un pli ou un tour supplémentaire. Avec Musicology, la chanson-titre du récent album du même nom (2004), Prince redouble en effet cette théâtralité qui, comme dans Parole, parole, parole, creusait déjà une scène entre la chanson et elle-même.

Or, dans ce nouveau théâtre, le décor a changé. La scène — comme le montre aussi le vidéo-clip qui accompagne désormais les tubes — est un club de Harlem dans lequel se déroule une party. Et, sur cette scène, la chanson évoque d’abord le contexte — technologique, sociohistorique et musicologique — dans lequel elle se produit : « Tu amènes ta platine ou un orchestre ? », demande le quatrième couplet (take ur pick-turntable or a band ?), tandis que les paroles précédentes et suivantes esquissent une liste, une litanie des noms d’artistes de rap, de hip-hop, de funk et de soul qui ont fait l’histoire ancienne ou récente de la pop : Doug E., qui s’est plusieurs fois produit avec Prince, sera de la party, dit le début de la chanson, qui plus loin nomme le rappeur Chuck D. de Public Enemy, le groupe Earth, Wind and Fire avec ses succès de 1978 et 1980 (September et Let’s Groove), ou encore le célèbre Hot Pants, un album de « James » (Brown) en 1971, ou enfin le hit de « Sly » (and The Family Stone) en 1969, I Want to Take You Higher…

Il y a bien là des éléments d’une musicologie interne au tube, une sorte d’histoire de la musique dans la chanson, doublée d’allusions aux supports techniques qui la conditionnent (ils sont particulièrement visibles dans le clip, qui insiste à montrer des vieux disques d’occasion chez un disquaire).

Certes, d’autres l’avaient fait avant Prince : qu’il suffise d’évoquer ici Claude Nougaro qui, en 1973, dans Dansez sur moi, chantait de façon bouleversante la phonographie comme tombeau anthume [4] ; ou encore l’inoubliable Rock Collection de Laurent Voulzy, en 1977, qui se présentait comme un tube sur les tubes, comme une histoire du rock en chansons [5]. Mais ce qui change dans le décor que Prince orchestre comme espace de l’autoproduction du tube, c’est plutôt que la scène est devenue un théâtre des opérations, presque au sens militaire du terme. La guerre qui est ici poursuivie, en prenant comme nom de code les funk soldiers, les soldats du funk convoqués par la chanson, c’est une lutte de légitimation pour inscrire le tube, pour le graver dans une histoire ou une archive phonographique qui est avant tout un champ de bataille autour de la marchandise musicale.

Car, lorsqu’il parle dans Musicology, lorsqu’il dit « je », Prince prend la parole comme marchandise. Parlant en son nom, à la première personne, il parle en tant que marchandise. Et il le sait, et il le dit, explicitement, dans un entretien qu’il nous faudra lire de près…

Notes

[1Du tube, oui, en entendant ce génitif dans sa valeur à la fois objective et subjective. Un peu comme si l’on parlait d’une explication du texte, en entendant par là aussi bien l’explication qui porte sur le texte, comme objet, que celle qui vient de lui, produite par le texte lui-même comme sujet.

[2Pour emprunter ce mot par lequel Berlioz décrivait son œuvre intitulée Lélio, à la fois chantée et parlée, entre mélodrame et cantate.

[3Sur l’album Ornella e…, en 1986 : Un applauso del pubblico pagante lo sottolineerà / E dalla bocca del cannone una canzone suonerà / E con le mani amore per le mani ti prenderò / E senza dire parole nel mio cuore ti porterò…

[4Plutôt que posthume, en effet, car c’est avant sa mort que le « je » de la chanson se voit à la fois inhumé et ressuscité dans les sillons phonographiques : « Dansez sur moi / Le soir de mes funérailles. / Que la vie soit un feu d’artifice / Et la mort un feu de paille. / Un chant de cygne s’est éteint / Mais un autre a cassé l’œuf. / Sous un saphir en vrai saphir / Miroite mon sillon neuf… ».

[5« Un truc qui m’colle encore au cœur et au corps » : telle est la phrase qui, à la fin de chaque couplet, introduit une citation, par exemple celle de A Hard Day’s Night des Beatles (1964) : « Excuse me Sir mais j’entends plus Big Ben qui sonne, / Les scarabées bourdonnent, c’est la folie à London. / Et les Beatles chantaient (Et les Beatles chantaient) / Un truc qui m’colle encore au cœur et au corps… ».