Vacarme 24 / Vacarme 24

apprendre à compter éditorial

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11 juin 2003

Nous ne sommes plus en décembre 1995, quand Bourdieu déclarait devant des cheminots en grève : « Vous êtes en train de réinventer l’avenir, un autre avenir que celui promis par l’économisme de la pensée unique ». Le mouvement social de mai-juin 2003 respire autre chose, de toute évidence, de toute sensation, même si les mêmes réflexes et les mêmes acteurs de chaque camp se retrouvent, même si un mélange semblable de détermination commune et d’absence d’alternative univoque semble vouloir rejouer l’histoire à ceux qui ne l’avaient pas comprise. D’abord, parce que le gouvernement et la doctrine dont il se réclame ne sont pas tout à fait les mêmes : sans doute aussi « droit dans ses bottes », mais avec un socle bien plus ferme sur lequel les poser. Ensuite, parce que le débat, et du même coup le mouvement, sont peut-être aujourd’hui davantage économiques que sociaux. Enfin, parce qu’impuissant à contrer les discours de la Realökonomie, un tel mouvement est peut-être, paradoxalement, plus porteur d’une demande de reprise et de relais politiques que celui de 1995.

Commençons par le plus difficile. À la différence de 1995, aujourd’hui le gouvernement l’emporte. Quand, en 1995, chaque nouvelle manifestation rassemblait plusieurs milliers de manifestants supplémentaires, aujourd’hui les mobilisations n’ont cessé de stagner depuis la grande manifestation du 13 mai. Le réel a rejoint la stratégie cousue de fil blanc du gouvernement, qui communique dès le départ sur l’essoufflement du mouvement. Mais ce n’est pas le simple effet d’une communication payante. Le gouvernement actuel est autrement plus fort. Il a d’abord une assise plus solide : libéré de la promesse de réduire la « fracture sociale », élu sur la base du 21 avril 2002, il a les coudées plus franches pour prendre des décisions non consensuelles. Les tenants de l’abstentionnisme ou de la politique du pire au nom de la virulence du « troisième tour social » devraient le méditer un peu. Ensuite, il est plus habile : d’une part, il a bien mieux théâtralisé le ralliement attendu de la CFDT, qui lui a donné à bon compte la caution d’un accord négocié. Combien de temps ? 4 heures ? 6 heures ? Quand donc la CFDT comprendra-t-elle que pour défendre sa perspective de cogestion, il faut un autre qui veuille aussi cogérer et non simplement manipuler ? Par ailleurs, il a bien mieux su diviser et atomiser pour régner : se gagnant de-ci les corporatistes caricaturaux de FO-Transports, taisant soigneusement de-là les autres patates chaudes (coupes claires sur la santé et la recherche, envolée du chômage, vote nocturne d’un abaissement de l’ISF, etc.). Jamais sans doute l’usage de la notion d’intérêt général n’avait été aussi idéologique et efficace. À cette aune, les ratés sur le dossier de l’Éducation nationale faisaient l’effet de simples bonbons pour se faire peur, pas bien peur — une grève des profs en mai, c’est à terme toujours bon, sauf quand c’est son électorat naturel. Les socialistes devraient y songer, sauf mue radicale, ils ne sont pas près de revenir au pouvoir : la droite devient intelligente. Aucun doute : nous la détestons plus que jamais. Enfin et surtout, cette même droite sait autrement jouer des contradictions de sa propre idéologie : d’un côté soutenir les plus riches, de l’autre condamner tous les « privilèges » ; d’un côté rattraper le lyrisme des révolutions thatcherienne et reaganienne, de l’autre faire des réformes d’inspiration socialiste au nom du seul « réalisme » ; d’un côté prôner la concertation à tout va, de l’autre refuser toute négociation. On est bien en terrain ennemi et mensonger, mais c’est aujourd’hui cet ennemi qui gagne : nous, nous ne savons plus jouer de nos contradictions, nous les dénions, et avec elles le réel — non pas les visages des premières victimes de ces réformes, mais les structures économiques qui les rendent possibles.

la revanche des économistes

Dès lors qu’on s’accorde à reconnaître que le but est de garantir une retraite par répartition suffisamment importante pour être la principale source de revenus des inactifs âgés, la réforme du système des retraites porte, en apparence, essentiellement sur ses modalités de financement. Aussi a-t-on vu le mouvement social, bien davantage que celui de 1995, recourir aux calculs et convoquer des analyses économiques, inscrites, pour la majorité d’entre elles, dans le cadre de l’économie de marché — recours presque « magique » qui cache mal le peu d’appétence dudit mouvement (et de nous-mêmes, dans ce journal), pour se confronter à la dimension économique du réel. Entrer dans la logique du raisonnement économique, c’est en effet toujours risquer de se situer sur le terrain même de l’adversaire : un calcul en termes de coûts et d’avantages au bout duquel toutes les solutions risquent d’apparaître équivalentes. Assumons ce risque en pariant que, sous toute alternative, il est possible de mettre au jour le choix politique qui la soutient.

La réforme Raffarin/Fillon, comme toutes les alternatives qui lui sont opposées, porte sur le choix des variables sur lesquelles jouer pour augmenter notablement les ressources financières consacrées à la retraite par répartition. Ces variables sont : la durée de cotisation (comprenant entre autres l’âge de départ à la retraite), le taux de remplacement (c’est-à-dire le pourcentage des derniers salaires que représente la pension), les cotisations sociales (les pourcentages du salaire brut respectivement prélevé aux salariés et versé par les employeurs).

Le plan gouvernemental impose d’allonger la durée de cotisation (pour le privé comme pour le public à l’horizon de 2012) et d’élever de facto l’âge de départ à la retraite en réduisant dans le même temps le taux de pension moyen par le mécanisme de la décote. Cette réforme a un coût évident : elle réduit le taux de remplacement effectif, vu le nombre important de salariés qui subiront une décote. Au total, elle suppose que, comme par magie, ceux qui sont au chômage, et surtout les plus âgés, puissent garder un emploi qu’ils n’ont pas aujourd’hui. Dès lors, une telle réforme incite les salariés les plus aisés, observant la baisse des retraites des plus démunis, à épargner, c’est-à-dire à entrer dans une logique de capitalisation. Cette réforme suppose ainsi résolu le problème de l’inactivité massive des salariés de plus de 55 ans, en même temps qu’elle repose, pour être financièrement viable, sur l’hypothèse d’une baisse importante du chômage que rien ne garantit. À moyen terme, ce sont soit les cotisations qui devront augmenter, soit le taux de remplacement qui diminuera.

D’où la première alternative : il serait possible de financer l’arrivée des baby-boomers à l’âge de la retraite par une augmentation régulière des cotisations sociales. La progression observée depuis le début des années 1960 de ces mêmes cotisations sociales montre qu’il n’y a pas de limite a priori à celles-ci. Deux variantes peuvent être associées :

1/ Soit on augmente les cotisations salariales. Pour cela, il suffirait que les salaires des actifs augmentent un peu moins vite que la productivité du travail. En effet, si l’on produit plus de richesses avec autant de travail, on peut décider de partager ces gains entre actifs occupés et inactifs âgés. Cette alternative rassure sur la possibilité de financer autrement le maintien d’un système par répartition, mais elle passe par une ponction sur les actifs du moment qui verront leur salaire progresser moins vite que ce qui aurait été possible. Les jeunes qui subissent la précarisation, la flexibilité et le chômage de masse sont-ils d’accord pour contribuer plus fortement qu’avant aux retraites des inactifs âgés du moment ? Le coût d’une telle alternative implique d’être explicitement formulé comme un pacte inter-générationnel : cet appauvrissement relatif durant la vie active serait compensé par l’assurance d’un taux de remplacement élevé et d’une durée de cotisation suffisamment courte pour que tous ou presque en profitent.

2/ Soit on augmente les cotisations patronales. Dans ce cas, c’est la compétitivité-prix des entreprises françaises qui est en question. En effet, le coût total du travail comprend les salaires bruts + les cotisations patronales ; augmenter celles-ci produit mécaniquement une augmentation du coût du travail relativement aux pays partenaires. Du coup, les produits français, à quantité de travail nécessaire égale, coûteraient plus cher, de sorte que la capacité des entreprises françaises à résister à la concurrence s’étiolerait, mettant en danger les emplois les plus soumis à cette concurrence. Cette solution risquerait de se payer par un chômage aggravé. Argument qui doit être relativisé : la relation entre le coût du travail et le chômage est sans doute plus probante pour les emplois non qualifiés, et la hausse des cotisations patronales devrait être différenciée selon la situation des entreprises. À terme, cette solution implique une spécialisation de la France dans des productions à plus haute valeur ajoutée — ce qui veut dire aussi : faire porter le coût social sur les secteurs économiques employant massivement des salariés non qualifiés.

Deuxième alternative : trouver de nouvelles sources de financement du système de retraite en créant de nouveaux impôts : taxe sur les plus-values boursières (dommage, avec les 30% de baisse du CAC 40 sur l’année 2002, ce qui aurait pu être une proposition crédible et porteuse semble tout à coup plus fragile), taxation des stock-options, imposition plus poussée des entreprises qui substituent intensivement du capital au travail et licencient, taxe sur les opérations boursières, etc. La difficulté de cette alternative (cela vaut aussi pour la précédente) vient de l’engagement dans un cadre européen à réduire le taux de prélèvements obligatoires qui rapporte l’ensemble des taxes, impôts et cotisations sociales au PIB. Ce taux se situe à un peu moins de 45% en France aujourd’hui, c’est l’un des plus élevés des pays développés à économie de marché après les pays scandinaves. Le taux de prélèvements obligatoires désigne la part des richesses créées qui sont socialisées, c’est-à-dire prélevées par les administrations publiques pour financer l’État et la protection sociale. Accepter que sur 100 euros de richesses créées, la moitié soit prélevée, pose aussi la question du coût de l’intervention de l’État et de son efficacité. Pourquoi, avec le taux actuel, n’est-il pas possible de financer une protection sociale efficace ?

Troisième alternative : répartir autrement la richesse créée, c’est-à-dire la valeur ajoutée. La valeur ajoutée se partage en effet entre l’État (les impôts) et les organismes de sécurité sociale (les cotisations patronales et salariales), les salariés (les salaires) et les détenteurs du capital (l’excédent brut d’exploitation). Or, la part du travail dans la valeur ajoutée ne cesse de se réduire depuis 1982, date à laquelle elle apparaissait historiquement élevée. Il s’agirait donc de renverser la tendance qui a bénéficié aux détenteurs du capital. Mais il y a débat : d’une part, parce que prendre 1982 comme référence, c’est faire abstraction du caractère inédit d’un partage de la valeur ajoutée aussi favorable au travail. D’autre part, parce que le partage de la valeur ajoutée ne se décrète pas : il résulte des rapports de force entre employeurs et salariés et du contexte international.

Passée au crible du calcul coût/avantage, chacune de ces alternatives peut sembler incertaine. Pourtant, il n’y a à vrai dire rien de déprimant à cela : c’est juste qu’il n’y a pas de solution idyllique quand on raisonne en termes économiques. L’essentiel est ailleurs : depuis dix ans au moins, la gauche et le mouvement social ont cru faire l’économie de l’économie à trop peu de frais. Finalement, envisager les options économiques c’est repenser ce réel qui nous structure et c’est aussi retrouver la première leçon de Marx : le réel est d’abord économique.

du politique au social, et retour

Si l’économique, c’est le réel, et si le social, c’est le refus de ce que le réel a d’inhumain, la politique en revanche, c’est sans doute le mouvement du réel, c’est-à-dire la saisie de ce qui dans le réel tend vers son propre dépassement. Or, sur ce point, l’indigence de la gauche plurielle apparaît au grand jour : commander des rapports, créer un conseil des retraites, initier un fonds spécial pour les retraites était utile, mais ne saurait masquer la stratégie dilatoire de la gauche de gouvernement depuis dix ans sur le fond. Aujourd’hui, les Verts paraissent se cacher derrière les associations à défaut d’une position. Le PC est inaudible sur un terrain qui devrait par excellence être le sien. Quant au PS, qui arrive encore à croire qu’il aurait proposé un projet différent, sinon à la marge, de celui du gouvernement actuel ? Devant cette désertion, le mouvement social semble ne pas avoir d’autre alternative que de se durcir dans son corporatisme ou de se muer en mouvement politique tous azimuts, faute ou grâce à l’absence d’une opposition institutionnelle capable de le relayer d’une façon crédible (de faire peur électoralement au gouvernement).

Aucune de ces deux solutions n’est en soi illégitime : qu’y a-t-il d’illégitime à défendre ses intérêts collectifs dans une société de profit individuel ? Qu’y a-t-il d’illégitime à transgresser les limites d’un débat inscrit d’avance dans l’horizon de la seule rentabilité économique ? Reste qu’un mouvement ne peut vivre et produire au-delà de lui-même qu’en articulant l’une à l’autre ces deux postures. Sur ce point, l’extension du mouvement autour d’un double foyer (l’Éducation Nationale, les retraites) l’aura servi et entravé. Dans un premier temps, les enseignants ont donné à la lutte contre le projet Fillon des contours politiques, lui assurant dynamique et visibilité ; mais ces contours, parce qu’ils étaient partiellement empruntés, extérieurs aux enjeux d’abord singuliers et matériels du combat pour les retraites, ont fini par compliquer, tant la pleine assomption d’une position corporatiste, que la production d’un discours politique capable de dépasser l’invocation abstraite d’un « choix de société », d’en déployer les contenus, tels qu’ils se laissaient lire depuis l’opposition à la réforme Fillon. Par exemple : s’il s’agit de taxer davantage le capital, pourquoi le faire prioritairement pour les retraités ? Et pas pour le chômage des jeunes, pour un revenu minimum garanti pour tous, pour la recherche, pour la santé (la réforme arrive), etc. ? Il n’est plus question ici de mouvement social, mais de mouvement politique, lequel exige davantage qu’une résistance collective : savoir à nouveau se donner du temps pour se réapproprier les enjeux, pour les formuler en des termes qui soient les nôtres. De ce point de vue, le mouvement d’aujourd’hui (sa vitalité, sa fécondité) comptera par sa manière de résister à sa défaite annoncée pour mieux repartir dans toutes les directions.