Vacarme 24 / chroniques

porte-conteneurs

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Cyclone de poissons sur la surface de la mer dans le port de La Spezia. Gris, serpentins, bouches blanches ouvertes. Corps qui glissent les uns sur les autres, inséparables, mais chacun a son système nerveux, sent chaque frôlement des autres. Une bouchée pour un plus grand poisson. Pour l’instant ils sont là, le haut de leur corps visqueux sort de l’eau, un essaim mouvant, gris scintillant sur le vert de la mer froide, salée, piquante.

Soulevés, stockés, supportant le poids des uns et des autres, les conteneurs s’empilent. Je les entends. Activité réduite d’un samedi ensoleillé. Fourteen hundred and thirty, on digère. Les poissons ne s’arrêtent pas, bouches ouvertes à la recherche d’une satisfaction orgiaque. On dort sur ce bateau, je pense, en attendant de prendre le large à seventeen or eighteen hundred. La bouche des poissons, la lourdeur de tout le reste.

J’ai oublié comment c’est d’être en mouvement. Si on a plus de pensées ou non — avant d’oublier je pensais que oui. J’ai oublié comment c’est d’être à terre.

Encore ces poissons. À les voir on a l’impression qu’ils nagent juste en dessous de la peau, en sortant à moitié pour replonger, tous ensemble. La mer est une peau, une peau qui peut s’ouvrir. Naviguer, c’est couper dans la peau. Elle se referme derrière.

Vingt heures. Secousses du moteur. Marche arrière. Vite, je monte sur le pont F. Oui, j’avais oublié cette sensation. Ce glissement sensuel avec tous les conteneurs au premier plan, et la lourdeur, et les tremblements, et la côte qui défile, les odeurs qui montent, La Spezia devient une partie de la Méditerranée, le vent, les lumières de la ville la nuit, on regarde ça tout seul. Heureux ! Redescendue dans la cabine, c’est comme une noix, une petite partie d’une noix éclairée sur la mer la nuit. Partir fait du bien tout de même. Rester coincé dans un port retient chacun en arrière. On part et on s’approche des siens. On part tout court, c’est une sensation. Sensation de quelque chose qui se met en marche, qui laisse les autorités, les formalités derrière. Un nouvel espace est créé.

Le matin, force 9 dans la Méditerranée. Impossible de se laver sous les pieds dans la douche. Le jus de pomme tombe et se répand sur la table à manger des officiers. Je vois du sang sur le rebord du hublot et me rends compte que c’est le mien, j’ai dû me couper la main en m’agrippant à quelque chose. Le porte-conteneurs est pratiquement vide. Résister à l’envie de vomir. Du soleil, pourtant. Mes livres tombent. Odeur humaine nauséabonde. Je comprends pourquoi on nettoie tous les jours. Les mouvements sont irréguliers. Je crois que je vais m’allonger un peu.

Le La Tour n’a que 810 conteneurs, dont 80 reefers et 9 dangereux. C’est peu. Sur le Manet, le sistership du La Tour, il y en avait 2 800. Je pars me promener.

Master Abdullah, un petit pétrolier à tribord, sous un ciel qui fait penser à Dieu : rayons de soleil qui descendent éclairer la mer à travers les nuages. Le creux des vagues (jusqu’au ventre). Peu importe quelle mer. En mer — entouré de mer.

Il paraît que dans l’océan Indien, un des conteneurs fuyait, justement un de ceux qui transportaient des peaux de bêtes non traitées, et que le jus qui coulait puait et rendait cette partie du pont extrêmement glissante.

Je bois une bière avec le capitaine. Il dit qu’on croule sous les papiers. Les Anglais inventent des papiers dans des bureaux, cela fait des boulots, mais c’est contre-productif pour les marins qui passent leur temps à les remplir plutôt que de naviguer. Pour que l’administration soit contente, on peut avoir un bateau de merde et des papiers parfaits. On paie les marins le moins possible, sous contrat qu’on peut toujours ne pas renouveler, sans retraite, avec un mois d’indemnisation seulement si on est malade, et on se demande pourquoi il y en a de moins en moins. D’ailleurs, on voit la richesse d’un pays à travers l’existence de marins : si le pays est riche, il n’y en a pas. Selon lui, sa compagnie est honnête. Il ne s’agit pas d’une histoire d’amour, il s’agit de gagner de l’argent. Et il en gagne plutôt bien. Mais il n’aime pas être séparé de sa famille. On appelle son fils de 5 ans « Couvre-lit », car il ne le quitte pas d’un mètre quand il rentre. Pour rejoindre le La Tour à Panama, il a fait Rijeke-Trieste, Trieste-Munich, Munich-Chicago, Chicago-Miami, Miami-Panama City. A Chicago, il a raté son vol, car il était arrêté par le Ministry of Internal Affairs. Sur un banc sans dossier étaient assis d’autres marins, arrêtés sans raison et puis libérés sans explication. On s’en fout des marins. (Je lui ai demandé comment il savait que c’étaient des marins. Il disait qu’il le savait, mais j’ai oublié la raison.)

Kustwacht, Rotterdam, Seafriend, Valetta. Une calculette flotte dans cet estuaire. Un paquet de riz. W. D. Gateway, Papendrechi. Un jour mon neveu Thomas, il était très jeune, devait avoir deux ans et ne parlait pas parfaitement, est passé devant un grand tas d’ordures, et il s’est exclamé : « Ri, ri ! » en pointant du doigt. Ma sœur se demandait ce qu’il voulait bien dire, et au bout d’un certain temps elle a vu des grains de riz sur le tas.

Nous quittons l’embouchure de Rotterdam. A bâbord, les raffineries, et à tribord, une petite ville maritime, des phares, des gens se promenant. Un très beau voilier français, Iris. Décidément, j’aime les départs, mais j’aime, vraiment j’aime les arrivées.

La Manche, Avril 2003

Post-scriptum

Dernier épisode d’un voyage en porte-conteneurs sur une ligne qui tourne autour du monde. TdM — Le tour du monde en porte-conteneurs, journal de voyage en texte et en images, paraîtra aux éditions Gallimard en octobre 2003.