Vacarme 24 / chroniques

notes de pose. extraits

par

Pose-récit. Décembre 2001.

Le récit de la pose. J’ai posé dans deux types d’atelier. L’atelier de sculpture, l’atelier de dessin. Dans les ateliers de dessin il s’agit au départ de changer de pose toutes les 5 à 10 minutes. Récemment j’ai trouvé une sorte de grâce à ça : trouver un moment d’immobilité et le quitter pour en trouver immédiatement un autre. Mais on verra que ce n’est pas exactement cela : ce n’est pas trouver et quitter, pas dans ce sens là.

Je dis récemment parce qu’au début j’étais paniquée à l’idée de devoir trouver à chaque fois de nouvelles poses… avant même de quitter une pose je me disais : que faire… que faire de ce corps, où, dans quelle pose trouver l’expression « adéquate » (j’avais peur de ne pas trouver de pose et de me retrouver sans lieu, complètement exposée, maladroite). Ce que je voulais alors c’était juste trouver refuge dans l’immobilité : l’immobilité qui me cachait ( (…) Me figer dans l’immobilité, mais sans la vouloir, sans l’aimer, la cherchant pour ne pas l’attendre peut-être). Chaque pose était un refuge, je m’y accrochais pour ne rien vivre finalement, rester figée-cachée : je voulais être sans corps, mais j’étais du coup massivement et douloureusement immobile ! Je ne sais pas si c’est pour ça que les deux femmes sculpteurs n’arrivaient pas à me dessiner (ce serait trop facile, je n’en sais pas plus). Je comprends leur embarras en tout cas, dont elles me parlaient avec humour, presque pour s’excuser. J’ai aimé qu’on me dise de revenir. Alors, à nouveau : pose — pose — pose… six clichés en une heure, puis quatre, puis trois.

Cette seconde fois j’ai compris quelque chose, le mouvement de ça. Ils étaient plus nombreux et je pense que ce n’était pas indifférent pour moi qu’il y ait la femme qui habite cet atelier et qui fait de la gravure (c’est grâce à elle que ces séances de dessin existent). Comme c’était la seconde fois, comme il y avait ce désir que je revienne, je ne voulais plus être là avec la même peur : plutôt avec une autre.

J’ai recommencé donc : pose pose : entre deux poses, quel mouvement, quel temps ? Avant, cette interruption m’exposait à une effrayante nudité dont je ne voulais pas et que je n’aimais pas. C’était une interruption, ce n’était pas un mouvement, une transformation. Au début j’ai commencé par comprendre cela (par le travail que j’avais déjà amorcé pendant cette seconde séance, mais trois heures de pose me laisse le temps, à la fois de me confronter à mon travail, et après coup, de discerner des étapes). Entre deux poses plus d’interruption, du mouvement, un glissement, une sorte de danse, mais peut-être pas de la danse justement (puisque c’est de la pose). Mais danse au sens où la sensation de ces mouvements m’a donné la joie de la pose. Il n’y avait plus l’interruption de l’immobilité mais un glissement, et en même temps, il n’y avait plus vraiment l’immobilité au sens de fixation — le figé de l’immobilité - mais une respiration, simple. Je n’essayais plus de me cacher, je me posais là où je pouvais, et je pouvais toujours. Je pouvais me poser n’importe comment aussi (le mouvement de se poser et la pose qui en résulte : très simple, pas recherchée, la seule exigence est qu’on arrive à tenir). C’était glisser : se taire (la pose est ce tacere) : laisser ouvert cela (l’inertie est cette ouverture). C’est pour ça que j’ai dit liberté dans l’inertie. Inerte au sens de posée, déposée, heureuse de cela. (…) C’est de l’inertie mais ça respire. (…) Mais il y a quand même ces moments où je n’y arrive plus, où je suis saturée, où je respire avec impatience. Est-ce que cette impatience est une tension différente mais qui demeure extension (parce qu’il n’y aurait rien d’autre que de l’extension) ? Pour moi les poses évoquent beaucoup de choses : les pages de Lévinas dans De l’existence à l’existant sur le lieu, les pages de Blanchot sur la nuit et sur le cadavre, les pages de Merleau Ponty dans L’œil et l’esprit. Dans les poses il y a cette recherche du lieu où se poser et se déposer et se délivrer, respirer (les animaux quand ils sont immobiles respirent très profondément, on dirait qu’ils sont « concentrés »). (…)

J’avais dit la musique : je pensais à ce glisser sans corps.

Très hypothétiquement, je dirais : la pose = un glisser du corps parce qu’on glisse pour se poser-déposer. Ce qui rend cette immobilité dans laquelle on se trouve et se découvre libre, joyeuse, ouverte. Evidemment, je parle d’inertie, mais parce que c’est long la pose, c’est dur pour le corps, et pourtant elle n’existe que si le corps se dépose : comme s’il se reposait en elle en même temps qu’il se détachait d’elle (ce que je veux dire c’est qu’il faut tenir l’immobilité, et en même temps se libérer d’elle par elle — mais d’un se libérer qui n’est pas autre chose qu’une sorte d’immobilité dédoublée ; tenir immobile pour libérer l’immobile ; comme être patient pour se libérer de la patience du temps — jouir par la patience de la patience, de ce qui n’arrive pas ? — il ne s’agit pas d’effectivité évidemment, car j’éprouve toutes ces sensations comme impossibles, dès que je sens la joie je sens l’impatience. Est-ce que je suis claire ? Je m’y essaye).

Mais aussi, parfois, je perds cette joie-là, je la cherche, je me sens fatiguée, je cherche, cette fois-ci, non pas à fuir les regards dans l’immobilité mais à fuir l’immobilité où je me vois inerte. C’est une sensation qui m’a rappelé la musique. C’est de la musique dont j’ai le plus souvent besoin, je reste immobile pour écouter mais parfois aussi je ne peux plus écouter, je me sens prisonnière du chant (Foucault en parlait à propos de Blanchot), rattrapée par une sorte d’inertie et de besoin de bouger, pour m’en sortir. C’est très flou.

Là je viens d’écrire une histoire, je viens de faire comme s’il y avait différents moments. Mais je ne suis jamais traversée par une seule sensation à la fois, je suis déconcentrée, constamment. (…)

Poser me va si bien. Février 2003

Je deviens une modèle difficile, exigeante, car je pose plus qu’à plein temps et à présent je sais poser. Grande étape ! (je balance tout en vrac, ensuite j’explique).

Ce week-end je suis retournée à D. après un an pour poser au stage annuel de sculpture. J’étais heureuse de retourner à D. Prendre un train pour poser, et dans le train, écrire déjà quelque chose de la pose, et aussi terminer quelques pages de Derrida sur Heidegger. Tout s’imbriquait si facilement (et la neige, cette seconde fois encore le paysage n’était que du blanc de neige). Est-ce qu’il y a un rapport entre la pose et la danse ? Oui je le crois, d’ailleurs il y a plus de danseuses qui posent que de « philosophes » (aujourd’hui pendant les dernières 20 minutes de pose on m’a dit que si je voulais je pouvais lire ! J’ai alors commencé la lecture de La fiction du politique sur la difficulté de se dire « philosophe » aujourd’hui — la situation me plaisait d’autant plus que personne ne comprenait que le modèle lise un livre intitulé « la fiction du politique »…). Les modèles philosophes sont rares, mais pour moi poser est devenu nécessaire. Après mon DEA j’ai fait beaucoup de danse alors que j’avais arrêté les études. Je ne pouvais pas écrire et danser : car ce sont précisément deux activités qui ont un langage. Même si la danse n’a pas besoin de parler, elle n’est pas muette, elle dit quelque chose. J’avais du mal à danser parce que je n’arrivais pas à m’arrêter de penser à la philosophie. Mais la pose est muette, et c’est aussi pour ça qu’elle est une sorte de récréation pour moi — et par ailleurs, elle m’a aussi bien aidée à danser qu’à étudier.

Difficile de dire le contraire : se poser, c’est vraiment une décision difficile, non ? En posant j’apprends ce que la philosophie m’interdit depuis longtemps, ou plutôt ce que je m’interdis à cause de la philosophie, c’est plus honnête dans ce sens. Mais c’est un peu pour ça que je dis qu’à présent je sais poser. À présent je sais que je n’ai plus à choisir mes poses, mais j’ai à décider d’être dans la pose. Aujourd’hui par exemple je sentais la fièvre qui montait et je me sentais fébrile, mais à partir du moment où j’arrêtais une pose je tenais — j’appartenais déjà à un autre espace, et mon corps suivait (alors que là par exemple c’est difficile d’écrire, j’ai plutôt envie de m’allonger) et c’est facile car ça ne signifie rien et la pose n’est pas tenue à cette exigence : signifier ou « faire sens » (…). C’est étonnant, je crois que je ne vais pas tenir, je sens que je vais trembler, que je vais rompre la pose, mais je sais que je vais tenir car j’y suis déjà, j’ai déjà arrêté la pose, et c’est suffisant. Dans le train pour D. j’écrivais à un ami : il n’y a rien de plus heureux pour moi en ce moment, j’ai deux activités, et aucune ne sont des professions, ni des fonctions. D’un côté j’essaye d’avancer ma thèse (…) et ça ne me rapporte rien, et par là, j’ai l’impression que c’est un travail encore plus nécessaire ; de l’autre, je pose, je m’arrête, et c’est comme ça que je vis (que je gagne ma vie ? non, je n’aime pas cette expression). Et justement ça n’est pas un travail reconnu : il n’y a pas de statut pour le modèle, je ne suis ni titulaire ni vacataire : je pose quand on m’appelle et si on m’appelle — et si je suis malade, tant pis pour moi. Et à la limite je n’existe pas — j’existe pour l’œuvre, mais une fois l’œuvre finie on m’oublie. Et je suis assez heureuse de ça. (…)

Donc :

Je dis que je sais poser : parce que la nudité est devenue un plaisir et un droit que je suis seule à avoir et qu’il ne s’agit plus de cacher ou de montrer en référence à ce qu’il y aurait à cacher ; parce qu’une fois que je pose j’appartiens à un espace illimité et que je n’ai plus besoin de règles ; parce que c’est moi qui décide de la pose, de ce qu’il y a à poser, c’est moi qui décrète l’instant immuable. (…)

La pose me va bien parce que j’aime bien être passive, être contemplative mais sans rien regarder, j’aime bien le silence qui prolonge des moments informels, insignifiants (mais pas, justement, incohérents). Et pourtant je suis là, comme modèle, pour qu’on forme, pour qu’on modèle, pour qu’on informe, pour qu’on signifie ailleurs, dans l’argile par exemple. Je l’avais dit déjà, à mesure qu’une sculpture progresse, à mesure qu’elle prend forme, je me sens libérée : de moins en moins nécessaire, de plus en plus oubliée. Et j’aime bien ça.

J’ai l’impression d’exister d’une façon extravagante quand je pose, et de ne pas exister du tout. À l’instant où je décide d’une pose, je sens encore une forme, je sens ce qui fait de moi un modèle, et je me sens exposée à ça, je me sais appartenir à un espace spectaculaire (surtout à l’académie J. qui est si réputée et où il y a une haute estrade) ; mais aussitôt — aussitôt la pose arrêtée — je bascule, je ne sais plus quelle est ma forme, je ne m’imagine plus, c’est la pose qui me tient en même temps qu’elle m’oblige à me retenir à elle. (…)

Mais je pose ça, ce que j’ai à poser. Car poser ce n’est pas montrer. C’est plutôt déjouer l’œuvre. Etre là pour savoir qu’au bout du compte il n’y a que l’œuvre qui existera et qui comptera.

Enfin je crois.

D’un trait de caractère. Mars 2003

J’ai pris du retard dans mes notes. Je n’arrive pas à écrire la pose quand c’est urgent d’écrire de la philosophie. En même temps je n’écris pas de la philosophie tout le temps : je fais semblant, quand ça s’impose — j’écrie ma colère sur les murs. C’est presque à ça que s’est réduite mon activité littéraire, au sens très large du terme : j’écris, où et pourquoi ? parce que j’ai l’impression de sentir de plus en plus, comme si j’allais l’étouffer, ce qui était en jeu dans la langue d’Artaud. J’ai juste envie de casser les murs en ce moment et j’écris juste pour être encore plus nue dans les fissures — dont on ne dira pas qu’elles sont imaginaires parce qu’elles sont écrites, mais dont on dira peut-être qu’elles sont imaginaires parce qu’on ne les écrit pas encore. Avec Artaud je découvre qu’ « affres » c’est un féminin pluriel, et j’attends que la philosophie soit fissurée par cette découverte-là. Vraiment quand je dis que l’écriture se réduit pour moi à la fissure, je ne mens pas, je n’extrapole pas : je ne vois vraiment pas d’autre champ à la philosophie que celui par lequel la langue s’engouffrera.

J’ai un peu perdu ma langue l’autre jour : j’ai dansé. Sur la danse je ne peux pas encore écrire, à part que pour un temps elle a vraiment coupé ma langue en deux — tellement elle a été lente. J’avais les yeux fermés et je devais improviser. J’étais l’aveugle. Comme je ne sais pas danser j’ai juste bougé progressivement et très lentement jusqu’à m’immobiliser complètement : jusqu’à poser. Mais ça c’est un regard extérieur qui me l’a dit (un ami qui avait les yeux ouverts), parce que cette progression, par le mouvement, jusqu’à la pose, avait interrompu toute conscience chez moi, ou tout langage — non pas toute aptitude à parler mais tout besoin de le faire. Quelque chose comme ça. J’étais pour un temps terrorisée, et ensuite libérée : quand le mouvement, tout seul, car je n’y pensais pas, s’est naturellement déchaîné pour la pose, pour une pose. Je crois que c’était beau. C’était émouvant en tout cas, de me retrouver naturellement modèle là où je devais plutôt faire de moi une danseuse, et devant d’autres, et les yeux fermés ! Ensuite c’est un ami danseur qui m’a dit que c’était beau, que j’étais innocente, qu’il m’a vue poser.

Il m’a vue poser : qui d’autre ne m’a jamais dit ça ? C’est ça que j’ai trouvé très beau, qu’il ait dit : je t’ai vue poser. Pour qu’il me voit poser il fallait qu’il y ait une danse, il fallait qu’il y ait un mouvement préalable qui soit l’indice du temps postérieur : du temps qui exclut tout de lui puisqu’il exclut le mouvement [1] ? Peut-être, en tout cas cette danse m’a coupé la langue ces derniers temps et m’a juste donné envie à nouveau de crier sur les murs — (…).

Je suis toujours un peu sombre — je ne dirais pas, je ne dirai jamais (j’espère, je crois), que c’est à cause de l’événement… Quelle horreur d’entendre la radio (par exemple) se complaire dans ça : il faut des événements pour nourrir l’actualité : ça me donne encore plus envie de crier. Mais tacitement (et quand je lis Artaud je lis ce point tacite de la langue, qui a marqué un corps, mais dont on fait aujourd’hui un bel objet culturel : quelle horreur, non ? quelle méchanceté en tout cas, de la part de ces maîtres de la culture — si aujourd’hui je relie et relis ces deux écrivains, Blanchot et Artaud, c’est contre la culture). Je suis plutôt sombre de cette interruption (laquelle justement, je ne peux pas le dire, je voulais dire au départ : de ces séries d’interruption, mais ça m’oblige à faire l’inventaire de ce qui m’est arrivé ces dernières semaines, avec la danse, avec le danseur, avec la-les séparations, avec « moi », avec « vous » aussi, ça m’obligerait à trop de détours et à prétendre réécrire les montagnes), disons, tout simplement, quand par la danse, l’écriture m’a lâchée, et quand, de la danse à la pose (seul mouvement qui pour moi a « fait » danse) j’ai senti d’où je partais pour poser, ou plutôt, j’ai senti que le point de départ est le moment où je m’arrête, que je ne sais danser que si un quelconque mouvement que je fais libère une pose. C’était heureux de sentir ça, mais tous les « aujourd’hui » qui ont suivi (qui suivent) sont sombres. Je n’arrive plus vraiment à écrire ; je n’arrive plus à cesser d’avoir envie de crier. Je me sens terriblement seule d’avoir trouvé une pose au point où la langue se relâchait.

Je dis langue comme je dis danse parce qu’elles articulent et composent du temps. J’ai dû dire le contraire une fois (quand je parlais de l’oiseau, quand je parlais du philosophe comme d’un oiseau) — peu importe : ce n’était pas vraiment le contraire, ce devait être une autre chose. Or la pose s’abstrait de ça, de ce temps, de cette articulation (de la langue donc ?), pour donner lieu à une composition justement — mais au dehors de la pose, autour de moi, aux alentours du modèle. Serais-je modèle s’il n’y avait pas cette exigence de faire œuvre tout autour de moi ? Je me suis demandé ça plusieurs fois (depuis ces notes), surtout au moment où je lisais Platon et Aristote. Maintenant je me le demande pour d’autres raisons : je me suis demandé, par exemple (mais enfin, c’est marrant et en même temps c’est inquiétant, car au fond ce n’est rien d’autre qu’une question d’argent) si je pouvais me recycler dans l’érotisme (dans ces métiers-là) — j’ai bien aimé, au moment où j’y pensais, le mot « recyclé », car au fond si j’y ai songé, c’est que je me demandais si la nudité que je tiens en retrait, que je réserve, pouvait devenir aussi matière : matière à faire jouir, ou à faire plaisir, ou à amuser (différences qu’il faudra bien que je fasse si je me lance — mais c’est plutôt improbable ! — dans ces métiers-là ). Là, le moment est peut-être venu que je termine mes notes précédentes « une réserve d’érotisme »… mais je ne vais encore pas pouvoir : car je vais poser ! Et j’y vais avec toutes ces questions en tête, que je traîne depuis un moment déjà… donc, la prochaine fois, j’aurais à éclairer deux titre à la fois : « une réserve d’érotisme », et « d’un trait de caractère »…

Plus tard.

Je sors d’une pose — la même que je tiens depuis cinq semaines. Mais je n’ai jamais réussi à la tenir celle-là (je gigote, mais enfin, c’est un atelier de pipelettes, ça ne m’aide pas) : elle est trop sensuelle, elle me ressemble trop. On me l’a imposée d’ailleurs. Je vois bien pourquoi, je vois bien pourquoi mon corps (et mon âme !!) peut se prêter à ce genre de pose, une série de cambrures tout entières dans la sensualité. Mais quand je pose j’aime bien déjouer la sensualité et j’aime bien déjouer les lignes qu’on reconnaît à mon corps. Par là je ne veux pas seulement dire qu’il n’y a pas de continuité entre le modèle et l’individu qui pose — en fait il y en a, puisque je dis que je pose toujours — ; je crois que je veux dire que le modèle n’est pas une matière : c’est un soupir, c’est un murmure, c’est un fragment de temps, c’est une réserve, c’est une exposition, c’est une respiration aussi. Sur le mot « exposition » je ne suis pas sûre, et pourtant ce devrait être le mot le plus évident. J’impose ma pose, mais je n’expose pas mon corps. Mon corps y est à la limite du retrait : je pourrais m’endormir, je pourrais mourir — j’y pense parfois quand je pose. Sauf que si je meurs ou si je m’endors, à la longue, je m’écroule. On dit bien faire du « modèle vivant » et non une « nature morte ». Néanmoins, quand je pose et que j’y pense, je me dis que le plus vivant de moi est ma pose, et que plus je la contiens, plus je la fige, plus je l’immobilise, plus c’est du modèle vivant.

Mais la pose c’est aussi la respiration de tout ça : de cette immobilisation.

Je ne crie plus. Il fallait que je reprenne le cours de ces notes pour que je cesse de crier. Mais enfin, aujourd’hui j’y vois un peu plus clair dans ce qui relie mes deux non-professions : la philosophie et la pose. C’est dans la fissure que ça se passe, que ça ne passe pas, que ça se joue : qu’elles se passent, qu’elles ne passent pas, qu’elle se jouent. C’est dans le déchaînement de ce dont le temps pâtit : bouger jusqu’à lâcher le temps. (…) Ce ne sont pas deux langages mais deux écritures où la nudité n’est pas exposée, mais suspendue.

Anecdotes, accidents.

(…)

Hier j’ai vu une amie d’enfance — enfance ? elle se termine ? Elle a été mon modèle pendant une bonne partie de ma scolarité. Elle n’aime pas quand je rappelle cette histoire, mais je n’arrive pas à me « positionner » autrement par rapport à elle. J’ai copié sur elle aussi longtemps que j’ai été en classe avec elle. Je pouvais être à l’autre bout de la classe — on trouvait un moyen. Elle n’était pas seulement mon modèle (elle est mon amie bien sûr), elle était absolument solidaire de mes lacunes, de mon impuissance à écrire correctement, à comprendre un problème (d’école — car il y en a quand même d’autres incomparablement plus importants), de ma paresse aussi. Mais au fond un bon copieur n’est pas un paresseux, c’est comme un voleur (j’ai été intimement liée avec un grand et beau voleur, il faut pas le dire à Interpol), ça requiert une multitude d’énergies : celles des stratégies à penser et à mettre en œuvre, celle du risque, et donc celle de la peur. Au fond un modèle n’a rien à craindre — par là il est effrayant ; tandis qu’un copieur a tout à craindre : depuis son propre regard jusqu’à celui des autres dont il est en permanence à l’affût. C’est bien pour moi d’être modèle, j’ai changé de rôle. Ça ne l’était pas d’être une copieuse : on n’a pas le loisir ni le temps d’interroger le modèle, et dans la hâte, on devient complètement prisonnier de sa vérité qui est aussi son erreur. Mais du coup être modèle, c’est vrai, c’est déjà être un peu mort : on est, en soi, sans erreur et sans vérité. On ne trompe pas, ce sont les autres qui se trompent. On ne ressemble à rien : ce sont les autres qui cherchent la ressemblance. (…)

J’en reviens à dire que je pose un trait de caractère, mais poser nue pour de la peinture, c’est vraiment poser ce qui coupe la tête du reste du corps. C’est tellement évident quand on regarde n’importe quel nu (…) : les seins ont leurs yeux, bouche, nez, comme le sexe, une épaule, un ventre : tout est visage mais d’une façon absolument concentrée — alors qu’un visage est une géographie, il a ses mers, ses plaines et ses montagnes, les marques d’une ville, ses ruelles, ses allées sombres, son plein soleil, sa mer rouge, il se laisse dessiner, il cherche à effacer parfois (comme aujourd’hui on efface toute trace de guerre, manifestation, souffrance, faim… c’est banal, mais ça reste cruel : il suffit d’avoir faim pour l’éprouver, ce n’est pas une petite chose). C’est comme le corps mais c’est plutôt comme si le visage était le modèle du corps : nu comme le visage, le corps est visage — mais qui est le modèle de l’autre ? C’est-à-dire : qui a le privilège de la nudité, qui est nu en premier ? En fait c’est retors : est-ce qu’être modèle c’est être nue ? Ce serait simpliste, voir naturaliste de poser la question en ces termes. Néanmoins elle est importante. Elle l’est parce qu’à chaque fois que je vois un tableau de nu (surtout d’une femme nue) : je vois une scène de décapitation, je vois une coupure, je lis la question du modèle, je sens qu’entre un visage et un corps il y a un abîme, je me demande pourquoi le visage n’est pas le corps tandis que le corps est visage. (…)

Notes

[1Il fallait que ce qu’une pose lâche violemment mais pour se contenir dans la douceur du retrait, soit mis en jeu, soit partagé : car c’est juste de cela que j’ai pu faire un spectacle — mais est-ce que c’est moi qui l’ai fait ?